Miséricorde
XVI
Avec l’épouvantable déficit qu’entraînèrent dans son mince budget les bottes neuves et autres articles de véritable superflu, tels que pommade, cartes de visite et dans lesquels Frasquito engloutit des sommes relativement considérables, le pauvre homme se trouva le ventre vide, sans savoir comment il arriverait à le remplir. Mais la Providence, qui n’abandonne jamais les braves gens, lui porta remède dans la maison d’Obdulia, qui lui tuait la faim quelques jours, en le priant de lui tenir compagnie à table, et il est certain qu’il ne fallait pas user peu de salive pour le faire acquiescer et vaincre sa délicatesse et sa courtoisie. Benina, qui lisait la faim sur son visage, mettait moins d’étiquette dans ses procédés et le servait avec brusquerie, riant à part elle des mignardises et des manières de faire la petite bouche, avec lesquelles il couvrait délicatement son acceptation empressée.
Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, et que l’apparition de Benina changea en l’un des plus heureux, Obdulia et Frasquito, lorsqu’ils eurent compris que le grave problème de la réfection organique était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de la réalité, pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante des biens imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était extrêmement limité; celles qu’il avait pu acquérir durant les vingt années de son apogée sociale s’étaient cristallisées, et si, d’un côté, elles ne subirent aucune modification, d’autre part, il n’en acquit aucune nouvelle. La misère le sépara de ses anciennes amitiés et relations, et, de même que son corps se momifiait, sa pensée passait, elle aussi, à l’état fossile. Dans sa compréhension des choses, il n’avait pas dépassé les lignes de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à un homme tombé des nues; il jugeait les événements et les personnes avec une innocente candeur. L’humiliation de son état affligeant et la retraite qui en fut la conséquence n’étaient point une des moindres raisons de son abaissement moral et de la pauvreté de ses idées. Dans la crainte qu’il ne lui fût fait mauvais visage, il passait des semaines entières sans sortir de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse ne l’appelait dans le centre, il ne passait jamais la place Mayor. Il était continuellement hanté par la monomanie centrifuge; il préférait pour ses promenades les rues obscures et détournées où l’on rencontrait rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels endroits, jouissant du calme, de l’oisiveté et de la solitude, son pouvoir imaginatif évoquait les temps heureux ou créait des êtres et des choses au goût et à la mesure d’un pauvre rêveur.
Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait indéfiniment sa vie sociale et élégante d’autrefois, avec des détails intéressants; comment il avait été admis aux soirées de madame une telle ou de la marquise de ci; quelles personnes distinguées il avait connues là, quels étaient leurs caractères, leurs habitudes et leur façon de s’habiller. Il énumérait les maisons somptueuses où il avait passé tant d’heures heureuses, dans le commerce des personnes des deux sexes les plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations charmantes et autres passe-temps délicieux. Quand la conversation tombait sur les choses de l’art, Ponte, qui était fou de musique, entonnait des passages de Norma ou de Marie de Rohan, qu’Obdulia écoutait dans l’extase. D’autres fois, se lançant dans la poésie, il récitait les vers de don Gregorio Romero Larrañaga et d’autres poètes de ces temps niais. L’ignorance radicale de la jeune femme offrait un terrain singulièrement propice pour ces essais d’éducation littéraire, car tout était nouveau pour elle, tout lui causait le ravissement que peut éprouver un enfant auquel on offre son premier jouet.
La jeune fille—nous pouvons bien l’appeler ainsi, bien qu’elle fût mariée et qu’elle eût fait une fausse couche—ne pouvait se rassasier de recueillir des informations et des renseignements sur la vie de société et, bien qu’elle en eût quelque lointaine connaissance, par souvenirs vagues de son enfance, ou par ce que sa mère lui en avait raconté, elle trouvait dans les descriptions et peintures de Ponte un enchantement et une poésie plus grands. Sans aucun doute, la société du temps de Ponte était plus belle que celle d’aujourd’hui, les hommes étaient plus fins, les femmes plus jolies et plus spirituelles.
Sur la demande d’Obdulia, l’élégant fossile décrivait les réceptions et les bals, avec toutes leurs magnificences; le buffet ou ambigu, avec ses mets, gâteaux et rafraîchissements variés; il contait les aventures amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait les règles de bonne éducation qui, pour lors, étaient en usage pour les plus petits détails de la vie élégante, et il faisait le panégyrique des beautés qui brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd’hui ou retirées dans les coins comme des vieilleries. Il ne laissait point au fond de l’encrier ses propres petites aventures ou ses fredaines amoureuses, ni les désagréments que pour ces choses il dut avoir avec des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était résulté qu’il avait eu aussi son petit duel correspondant, certainement, avec témoins, conditions, choix des armes, querelles pour un oui ou un non, et enfin choc des sabres, le tout se terminant en un fraternel déjeuner. Un jour après l’autre, il en était venu à conter toutes les péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait toutes les variétés d’un naïf libertinage, de l’élégance pauvre et de la nigauderie la plus honnête. Frasquito était aussi un grand amateur de l’art scénique et il avait joué sur différents théâtres de société des rôles principaux dans Fleur d’un jour et la Mèche de ses cheveux. Il se rappelait encore des passages et des morceaux de ces deux rôles, qu’il répétait avec une emphase déclamatoire et qu’Obdulia écoutait avec ravissement, les yeux gros de larmes, pour employer le style de l’époque. Il raconta aussi, et il lui fallut pour cela deux séances entières, le bal costumé donné pour la fête de naissance de Maricastaña, une marquise ou baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à laquelle il avait assisté vêtu en brigand calabrais. Et il se rappelait tout, absolument tous les costumes et il les décrivait, les spécifiait, sans omettre le moindre petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs de son déguisement, les pas qu’il dut faire pour se procurer les éléments caractéristiques de son costume lui prirent tant de temps, nuit et jour, qu’il dut manquer des semaines entières à son bureau et de là vint sa première absence et de cette première absence tout le commencement de ses traverses.
Frasquito pouvait encore, bien que sur une très petite échelle, satisfaire la curiosité d’Obdulia sur un autre point et lui donner l’illusion des voyages. Il n’avait pas fait le tour du monde, non, certes; pourtant il était allé à Paris, et pour un élégant cela suffisait peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? Obdulia dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci rapportait avec d’hyperboliques saillies les merveilles de la grande ville, rien moins qu’à la fulgurante époque du second empire. Ah! l’impératrice Eugénie, les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le Palais-Royal!... Et, pour que tout entre dans la description, Mabille, les lorettes!... Ponte n’était resté qu’un mois et demi, vivant avec une grande économie, mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien de ce qu’il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant ces quarante-cinq jours de liberté parisienne, il éprouva des jouissances indicibles, et il rapporta à Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter durant trois années de suite. Il avait tout vu, le grand et le petit, le beau et le rare; il avait fourré son nez partout, et il faut avouer qu’il s’était permis aussi un peu de libertinage, désirant connaître les enchantements secrets et les grâces séductrices qui rendent tous les peuples esclaves, les faisant tributaires de la voluptueuse Lutèce.
«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son amie. Ah! monsieur de Ponte, ce n’est point plaisir à l’usage des pauvres gens.
—Non, non, vous vous trompez. Quand on sait s’arranger, on peut vivre comme on veut. Je dépensais de quatre à cinq napoléons par jour, et j’ai tout vu. J’avais vite appris à connaître les correspondances des omnibus et j’allais aux endroits les plus éloignés pour quelques sous. Il y a des restaurants bon marché où l’on vous sert pour peu d’argent de très bons plats. Il est vrai pourtant de dire qu’en honoraires, qu’ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus que le compte; mais croyez-moi, on le donne volontiers en se voyant traité avec tant d’amabilité. Vous n’entendez à chaque minute que le mot: pardon, pardon.
—Mais parmi les mille choses que vous avez vues, Ponte, vous oubliez le meilleur. N’avez-vous pas vu les grands hommes?
—Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, les grands hommes étaient allés aux eaux. Victor Hugo, comme vous savez, était en exil.
—Et Lamartine, ne l’avez-vous point vu?
—Hélas! à cette époque, l’auteur de Graziella était mort. Un soir, les amis qui m’accompagnaient dans mes promenades me montrèrent la maison de Thiers, le grand historien, et ils me conduisirent au café où Paul de Kock avait coutume d’aller boire sa chope l’hiver.
—Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la grâce; mais ses indécences et ses cochonneries me sont fastidieuses.
—J’ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes d’Octave Feuillet. Pour sûr que je m’en suis commandé une paire qui, ma foi, m’a bien coûté six napoléons: mais quelle façon, quel genre! Elles m’ont duré jusqu’à la mort de Prim!
—Cet Octave, de quoi est-il auteur?
—De Sibylle et autres œuvres charmantes.
—Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène Sue qui a écrit, si je m’en souviens bien, les Péchés capitaux et Notre-Dame de Paris.
—Vous voulez dire les Mystères de Paris.
—Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, quand je lisais cette œuvre, de la grande impression qu’elle me produisit!
—Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages et vous viviez leur vie.
—Exactement. Même chose m’est arrivée avec Maria ou la fille de l’ouvrier....»
En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance était prête, et ils n’eurent que le temps de se jeter sur elle et de rendre les honneurs dus à la petite tourte au poisson et aux petites tranches de viande frite avec les pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous les actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte sut prendre empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser paraître la férocité de la faim qui le dévorait depuis longtemps.
Benina, avec une assurance engageante, lui disait:
«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce ne soit pas une nourriture recherchée comme celle qu’on vous offre dans d’autres maisons, elle ne vous fera point mal.... Les temps sont durs.... Il faut regarder à tout....
—Madame Nina, répliquait le proto-cursi[2], je vous assure, je vous donne ma parole d’honneur que vous êtes un ange; j’incline à croire qu’un être bienfaisant et mystérieux, qui est une véritable personnification de la Providence, est incarné en vous, de la Providence comme l’entendent les peuples anciens et modernes.
—Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les sottises gracieuses comme vous savez en dire!»