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Miséricorde

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VIII

L’infortunée dame ne s’était point encore consolée du coup de tête de sa fille et elle passait des heures à se lamenter de son sort, lorsqu’Antoine fut pris par la conscription. La pauvre femme ne savait véritablement s’il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. C’était une triste chose de le voir soldat avec le fusil sur l’épaule, mais enfin il était jeune et la vie des camps pouvait lui convenir. Elle pensait aussi que la discipline militaire viendrait à point pour corriger ses mauvaises habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba dans la réserve.

Quelque temps après et à la suite d’une fugue de quatre jours, il se présenta à sa mère et lui dit qu’il allait se marier, et que, si elle ne lui donnait pas son consentement, il s’en passerait.

«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en larmes. Va avec Dieu, Benina et moi solitaires, nous vivrons peut-être avec un peu de tranquillité. Puisque tu as rencontré une âme qui correspond à la tienne et que tu as trouvé qui t’aime et qui tu aimes, prends-la, je ne puis t’en dire plus.»

A la demande de renseignements sur le nom, la famille et la situation de la fiancée, le persifleur répliqua qu’il la supposait très riche et si bonne qu’on ne saurait demander mieux. On apprit promptement qu’il s’agissait de la fille d’une couturière, qui cousait habilement, mais n’avait point d’autre fortune que son dé.

«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. Voilà mes enfants joliment casés. Au moins Obdulia, vivant au milieu des cercueils, elle aura de quoi se caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu vivre? Du dé et des coups d’aiguille de ce prodige? Il est vrai que, travailleur et économe comme tu l’es, tu augmenteras ses gains par ton bon ordre. Mon Dieu, quelle malédiction m’a frappée, moi et les miens! Que je meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs qui arriveront!»

La vérité veut que nous constations que, depuis ses fiançailles avec la fille de la couturière, Antoine semblait corrigé de sa manie de larcins et qu’il semblait y avoir complètement renoncé.

Son caractère subit un changement radical; se montrant affectueux avec sa mère et avec Benina, il semblait résigné à n’avoir pas plus d’argent que le peu qu’elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on reconnaissait l’influence de personnes plus honorables et plus décentes que précédemment. Cela fit que doña Paca donna son consentement sans connaître la fiancée et sans même manifester le désir de faire sa connaissance. Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse aventura l’idée que peut-être, par le chemin détourné de ce mariage, la chance rentrerait à la maison, car la chance, on le sait, ne vient jamais par où logiquement on l’attend, mais bien par des chemins souvent incroyablement détournés.

Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, se sentant minée par une mélancolie corrosive, elle ne voyait dans sa triste existence aucun horizon qui ne fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les deux femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants dans de meilleures conditions de vie et de paix, ne s’accommodaient pas de leur solitude et regrettaient la famille disparue; chose à la vérité fort compréhensible, parce que c’est une loi naturelle que les parents conservent leur affection aux enfants, même lorsque ceux-ci les martyrisent, les maltraitent et les déshonorent.

Peu après la célébration des deux noces, doña Paca s’était transportée de la rue de l’Amandier à l’Impériale, poursuivant toujours des changements sans parvenir à résoudre le problème de vivre sans ressources. Celles-ci s’étaient réduites à zéro, car le reste disponible de la pension servait à peine à fermer la bouche aux petits créanciers. Presque tous les jours du mois se passaient en angoissantes études pour réunir quelque monnaie, chose extrêmement difficile, car il n’y avait plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit dans les boutiques ou les baraques de la petite place était séché. Des enfants, il n’y avait rien à attendre, les pauvres malheureux ayant déjà bien de la peine à assurer leur propre subsistance. La situation était donc désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant à l’aventure, sans qu’on ne rencontrât plus ni planche, ni madrier pour s’arrimer. En ces jours, Benina fit de prodigieuses combinaisons pour vaincre les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se procurant d’infinitésimales quantités de numéraire. Comme elle avait des connaissances sur les petites places, pour avoir été dans des temps meilleurs une excellente cliente, il ne lui était pas difficile d’acquérir des comestibles à des prix infimes et gratuitement des os pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des restes de poulets avariés ou autres menus déchets de cochonaille. Dans les commerces pour pauvres qui occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de bonnes amitiés et relations, et avec peu d’argent et quelquefois sans même une obole, en prenant à crédit, elle achetait des petits œufs, cassés ou très vieux, des poignées de pois chiches ou de lentilles, de la cassonade, de vieux fonds de magasin et différents autres restes, qu’elle présentait à sa maîtresse, comme articles d’ordre moyen.

Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de diverses infirmités, avait conservé un excellent appétit et le goût des mangers fins, goût et appétit qui en arrivaient à être une véritable infirmité des plus rebelles, car dans ces pharmacies qu’on appelle boutiques de comestibles on ne sert point sans argent. Grâce à des efforts surhumains, employant l’activité corporelle, une attention intense, une intelligence pénétrante, Benina arrivait à la faire manger le mieux possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. Un profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa vive affection pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser à sa manière les grands malheurs et les terribles amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se contentait de ronger un os ou de ramasser quelques miettes, pourvu que sa maîtresse pût être bien nourrie. Mais aucun sentiment de charité ou d’amour ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de l’argent, laborieusement réuni, et le gardait pour former un nouveau fonds, un capital nouveau.

L’année même du mariage, les enfants, qui étaient entrés dans la vie matrimoniale avec un bien-être relatif, commencèrent à ressentir les coups du sort, comme s’ils avaient hérité de la malédiction qui pesait sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s’habituer à vivre au milieu des cercueils, fut prise par l’hypocondrie; elle fit une fausse couche; ses nerfs se déchaînèrent; la pauvreté et les négligences de son mari, qui ne s’occupait plus d’elle, aggravèrent ses maux constitutifs. Mesquinement secourue par ses beaux-parents, elle vivait sous les toits dans la maison de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus mal nourrie, indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.

Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux depuis qu’il était marié et cela grâce à la vertu du bon jugement et à l’application au travail de sa femme, qui était un vrai trésor. Pourtant tous ces mérites qui avaient produit le miracle de la rédemption morale d’Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de la pauvreté. Le ménage vivait dans un petit logement de la rue San-Carlos, qui avait l’air d’une bonbonnière et où à peine entré on reconnaissait la présence d’une main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur, celui qui, à une autre époque, faisait partie de la classe des mauvais sujets, avait pris l’habitude et le goût du travail productif, et, ne trouvant rien de mieux à faire, il s’était mis courtier d’annonces. Toute la sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique, de journal en journal, et, bien qu’il eût à payer sur ses gains une grande usure de chaussures, il lui restait toujours quelque chose pour aider la marmite et soulager Juliana de son énorme tâche de machine Singer. Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa fécondité n’était point inférieure à ses aptitudes domestiques, car, de sa première couche, elle eut deux jumeaux. Il fallut par force prendre une petite bonne, et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler les mouvements de la Singer et les courses d’Antonito par les rues de Madrid.

Avant l’arrivée des jumeaux, l’ancien mauvais garnement avait l’habitude de surprendre sa mère par les splendeurs et les rayons de son amour filial, qui furent les seules joies savourées pendant de longs temps par la pauvre femme; il lui apportait une piécette, deux piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en était plus heureuse que si elle avait reçu de ses parents de Ronda une métairie. Mais, lorsque les poupons avides de vie et de lait se rendirent maîtres de la maison et eurent besoin de bons aliments pour croître et se développer, l’heureux père se trouva dans l’impossibilité de faire de petits cadeaux à la grand’mère avec l’excédent de ses gains, parce qu’il n’y en eut plus assez pour en faire profiter l’aïeule.

Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l’argent que possible d’en donner.

Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, Luquitas et Obdulia, allait fort mal, parce que le mari se laissait distraire de ses obligations domestiques et de son travail; il fréquentait sans cesse le café et même d’autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi on dut lui retirer le recouvrement des factures de la maison des funérailles. Obdulia ne tenait aucun ordre dans la conduite de la maison; elle se trouva promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque mardi, elle envoyait la concierge à sa mère avec de petits billets pour lui réclamer le secours de quelques sous que sa mère ne pouvait lui donner.

Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et préoccupations pour Benina qui, dans son amour sans fin pour sa maîtresse, ne pouvait la voir affamée ou dans le besoin, sans chercher immédiatement à la secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à pourvoir à l’entretien de la maison, mais il fallait encore qu’elle fît en sorte que le nécessaire ne vînt point à manquer chez Obdulia. Quelle vie, quelles horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les profondeurs sombres de la misère qui fait honte et doit se cacher pour conserver une ombre de crédit et conserver un certain décorum! La situation arriva à un point d’anxiété tel que l’héroïque vieille, fatiguée de passer son temps à considérer le ciel et la terre afin de voir s’il ne tomberait pas inopinément un secours de quelque part, ayant tout crédit fermé chez les marchands, toutes les voies étant bouchées, ne vit plus d’autre moyen pour continuer la lutte que de boire sa honte et de se mettre à demander l’aumône dans les rues. Elle commença un matin, espérant que ce serait la seule fois, mais elle dut recommencer tous les jours, la triste nécessité lui imposant l’office de mendiante, se trouvant dans l’impossibilité de sauver autrement les siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître qu’elle serait obligée de continuer la voie douloureuse jusqu’à la mort, suivant la loi économique et sociale, puisque c’est ainsi que l’on dit. Elle n’eut plus qu’une idée, ce fut d’empêcher que sa maîtresse en sût rien; elle commença par lui conter qu’il lui était échu une place d’aide de cuisine dans la maison d’un curé de l’Alcarria, aussi bon que riche.

Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage de pure invention, en lui donnant, pour mieux tromper sa maîtresse, le nom de don Romualdo. Doña Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire, et elle récitait journellement quelques Pater Noster pour que Dieu augmentât la piété et les rentes du bon prêtre, afin que Benina eût quelque chose à rapporter à la maison. Elle désirait le connaître, et, la nuit, tandis qu’elles trompaient leur tristesse par des conversations et des histoires, elle lui demandait mille détails sur lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment était arrangée la maison et les dépenses qu’on y faisait; à cela, Benina répondait avec maints détails et circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils étaient vraisemblables.

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