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Miséricorde

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XXX

Remis de sa blessure, le Maure s’en alla de nouveau mendier, sur les instances de son amie, car ce n’était vraiment pas le moment de se mettre au soleil pour jouer de la guitare. Les nécessités de toutes sortes augmentaient et la dure réalité s’imposait, et il fallait par force arracher les gros sous de la masse humaine, comme d’une mer riche en trésors de toute nature. Almudena ne put résister à l’énergique suggestion de la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses et du délire mystique et de pénitence qui l’avait tant déséquilibré les jours précédents. Ils convinrent, après une vive discussion, de transférer leur centre de mendicité de San-Sebastian à San-Andres, parce qu’Almudena connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui l’avait protégé en d’autres circonstances. Ils allèrent là, et bien qu’à San-Andres il y eût aussi des Caporales et des Élisées, avec des noms différents, car ces gens-là sont le produit naturel de la vie, dès que les gens sont classés et réunis par groupe ou par famille dans la société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires et aussi arrogants que ceux de l’autre paroisse. Le prêtre qui protégeait le Marocain était un jeune homme très intelligent, quelque peu arabisant et hébraïsant, qui avait coutume de parler assez souvent et longtemps avec lui, non pas tant par charité que comme exercice de langue. Un matin, Benina observa que le jeune curé sortait de la Rectorale accompagné d’un autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils parlèrent tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun doute, ils parlaient de lui, de son origine, de son parler et de sa religion endiablés. Ensuite, l’un et l’autre tournèrent leurs regards vers elle. Quelle honte! Que pensaient-ils d’elle? Ils la supposaient compagne du Maure, sa femme peut-être, sa....

Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par la Cava-Baja, l’autre, le savant, daigna venir causer un petit instant avec Almudena en langue arabe. Il se tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui parlant avec une certaine considération:

«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette vie de mendicité qui est si dure à votre âge. Il ne convient pas que vous alliez avec le Maure comme la corde avec le seau. Pourquoi n’entreriez-vous pas à la Miséricorde? J’en ai parlé à don Romualdo, et il m’a promis de s’intéresser....»

La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation et ne sut tout d’abord que répondre. Pour dire quelque chose, elle exprima sa reconnaissance à M. de Mayoral, c’est ainsi que se nommait le bienfaisant don Romualdo dans le prêtre qui venait de le quitter.

«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous étiez la servante d’une dame qui demeure dans la rue Impériale, et il a dit qu’il s’informerait de vous avant de vous recommander.»

Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans son esprit au plus haut degré de trouble et de vertige, car le prêtre grand et de belle prestance qu’elle venait de voir concordait en tout point comme ressemblance avec celui qu’elle avait créé de toutes pièces par ses mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument pareil à l’image sortie de son imagination.

Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si elle le rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don Romualdo, pardonnez-moi de vous avoir inventé. Je ne croyais pas mal faire. Je l’ai fait pour cacher ou justifier envers ma maîtresse les sorties que j’étais obligée de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si ce fait de vous voir aujourd’hui apparaître en chair et en os est un châtiment pour moi, que Dieu me le pardonne! Je ne recommencerai pas. Ou bien êtes-vous un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette incertitude qui me trouble, faites-moi la faveur de me dire si vous avez une nièce qui louche, une sœur qui s’appelle doña Josefa, si vous êtes proposé pour évêque comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou un autre sorti de je ne sais où, et dites-moi pourquoi vous avez besoin de parler avec ma maîtresse et si vous allez lui donner l’apaisement pour lequel je vous ai inventé.»

Voilà ce qu’elle lui aurait dit si elle l’avait rencontré; mais elle ne le rencontra pas et ces discours ne furent pas tenus.

Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner l’idée que le bienfaisant prêtre de l’Alcarria n’était pas une pure invention de son esprit fertile, et que tout ce que nous rêvons a une existence propre et qu’enfin tout mensonge contient une certaine portion de vérité. Les jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté qu’une épouvantable augmentation des difficultés économiques de la vie. Malgré toutes ses stations de mendicité, matin et soir, elle n’arrivait point à pourvoir à tout et il n’y avait plus personne qui consentît à lui faire crédit d’un réal; la Pitusa la menaçait de la poursuivre si elle ne lui rendait pas ses bijoux. L’énergie venait à lui manquer et sa grande âme vacillait; elle perdait sa foi dans la Providence, et elle se formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; toutes ses démarches pour se procurer de l’argent n’aboutirent qu’au prêt d’un douro que lui fit Juliana la femme d’Antonito. L’aumône n’arrivait pas suffisante, bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur sa propre nourriture pour dissimuler la détresse où la maison se trouvait; en vain elle s’en allait par les rues et cheminant avec ses souliers éculés et se meurtrissant les pieds. L’économie sordide même était inefficace. Il n’y avait plus d’autres ressources que de succomber en disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; pour le reste, que Dieu y pourvoie si toutefois cela lui convient!»

Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble par un triste incident tout à fait inattendu. Elle était allée mendier à San-Justo; Almudena en faisait autant dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec dix centimes, chance extraordinaire du sort, qu’elle considéra comme de bon augure. Mais combien était grande son erreur, en se fiant à ces gracieuses faveurs que le destin semble nous présenter alors qu’il ne nous les accorde que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper plus cruellement tout à son aise. Un court instant après que Benina eut étrenné comme nous l’avons raconté, se présenta un individu de la brigade secrète, qui l’interpella d’une façon brutale et grossière et lui dit:

«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, et plus vite que cela....

—Que dites-vous?

—Que vous vous taisiez et que vous filiez....

—Mais où m’emmenez-vous?

—Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à San-Bernardino.

—Mais quel mal ai-je fait, monsieur?

—Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que M. le gouverneur ne veut pas que l’on mendie dans cette rue?

—Alors que M. le gouverneur m’entretienne, car je ne dois pas mourir de faim, par le Christ.... Allez, laissez-moi.

—Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, vous dis-je.

—Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... J’ai une famille, des gens qui répondent de moi; allez, je ne puis être conduite où vous voulez me mener.»

Elle s’accrocha au mur, mais le brutal agent de police l’en arracha en la repoussant violemment. Les municipales s’approchèrent, celui de la brigade secrète les requit de lui prêter main-forte pour l’emmener à San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu’ils purent ramasser dans cette rue et dans les rues adjacentes. Néanmoins, Benina essaya encore de se gagner la bienveillance de ses gardiens en se montrant soumise dans la désolation où elle était. Elle supplia, pleurant abondamment, mais ses larmes et ses cris furent inutiles. En avant, en avant, toujours en avant; mais voyant à l’arrière-garde l’aveugle africain et se rendant compte qu’on l’arrêtait aussi, elle s’adressa aux agents de l’ordre, leur demandant de la laisser marcher à côté du pauvre infirme sans les séparer. La malheureuse femme eut besoin de faire appel à toute la fermeté de son esprit pour se résigner à une aussi atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité comme on conduit des criminels endurcis à la prison! Se voir dans l’impossibilité de rentrer à sa maison à l’heure accoutumée et de faire le nécessaire pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! Quand elle songeait que doña Paca et Frasquito n’auraient point à manger ce soir-là, sa douleur atteignait la frénésie; elle se serait ruée volontiers sur les agents pour se dégager d’eux, si ses forces avaient été suffisantes contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner de son esprit la consternation dans laquelle serait plongée son infortunée maîtresse en voyant passer les heures et les heures..., sans que sa Nina rentrât. Jésus, Vierge sainte! qu’allait-on penser dans cette maison? Si le monde ne s’écroule pas devant de pareils événements, sûrement qu’il ne s’écroulera jamais.... Arrivée plus loin que Las Caballerizas, elle chercha encore à attendrir le cœur de ses gardiens par ses raisonnements et ses lamentations. Mais eux accomplissaient un ordre de leur chef et, s’ils ne l’avaient point exécuté, ils auraient encouru une vive réprimande. Almudena se taisait, marchant silencieusement, accroché au bras de Benina, et il ne paraissait nullement contrit de son arrestation et de sa conduite au dépôt de mendicité.

Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, semblant associer sa tristesse à la sienne, car la brume qui tombait au moment de l’arrestation s’était changée en une pluie diluvienne et ils étaient trempés des pieds jusqu’à la tête. Les vêtements des deux malheureux ruisselaient; le chapeau rond d’Almudena ressemblait à la pièce supérieure de la fontaine des Tritons; un peu plus, il serait venu de la mousse. La chaussure légère de Benina, détruite par ses longues courses des jours précédents, s’en allait en morceaux dans les flaques d’eau et la boue du chemin. Lorsqu’ils arrivèrent à San-Bernardino, la pauvresse songeait qu’elle ferait mieux d’aller tout à fait nu-pieds.

«Amri, dit Almudena quand ils passèrent la triste porte de l’asile municipal, ne pleure pas, toi. Ici je serai bien avec toi..., ne pleure pas.... Je suis content..., on nous donnera de la soupe, on nous donnera du pain....»

Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de le contredire. Elle lui aurait volontiers donné un coup de bâton. Comment aurait-elle fait comprendre à ce malheureux vagabond les raisons cuisantes pour lesquelles elle se plaignait et se lamentait de son sort? Qui en dehors d’elle pourrait comprendre le désemparement de sa maîtresse, de son amie, de sa sœur, et la nuit d’anxiété qu’elle allait passer, ne sachant pas ce qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur de la relâcher le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa disparition subite? Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle de son imagination féconde? Rien, rien: le mieux serait certainement de renoncer à toute dissimulation, de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité occulte qui n’avait, certes, rien dont elle pût avoir à rougir. Mais il pouvait bien arriver que doña Francisca ne la croirait pas et que le lien d’amitié qui les unissait depuis tant d’années en vînt à se rompre, et, si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait d’auprès d’elle, Nina mourrait de peine, parce qu’elle ne pouvait pas vivre sans doña Paca, qu’elle aimait pour ses bonnes qualités et quasi aussi pour ses défauts. Enfin, lorsqu’elle eut remué toutes ces idées et qu’elle se vit jetée dans une grande salle à l’odeur fétide et suffocante, au milieu d’une cinquantaine de pauvres des deux sexes en haillons, elle conclut qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de se jeter dans les bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu’il en soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la maison, je dirai la vérité, et si madame se montre trop vive lorsque je m’expliquerai, et si elle ne veut pas me croire, qu’elle ne me croie pas; et si elle se fâche, eh bien, qu’elle se fâche, et si elle me renvoie, qu’elle me renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»

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