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Miséricorde

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XV

Nous n’avons pas parlé du grand art de conserver les vêtements. Personne comme lui ne savait découvrir dans les loges de portiers de maisons excentriques d’habiles tailleurs qui, pour une somme modique, savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; personne ne savait, comme lui, traiter avec délicatesse les vêtements, pour les défendre contre l’usure constante, de façon que leur durée défie celle des années, en se conservant dans la forme la plus pure; personne ne savait, comme lui, employer la benzine pour faire disparaître les taches, redresser les plis avec la main, étirer les habits, corriger la déformation des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau, cela ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de compulser toutes les chronologies de la mode, car, à force d’être ancienne, la forme de son chapeau en arrivait à paraître moderne; le lissage de la soie et les soins maternels contribuaient à entretenir cette illusion. Les autres parties du vêtement, si elles égalaient en longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui pour dissimuler leur âge, car avec les transformations et les retournements, les reprises et les pièces, elles n’étaient plus que l’apparence d’elles-mêmes. D. Frasquito portait en toute saison un petit paletot d’été clair; c’était son vêtement le moins âgé, et il lui servait à cacher, boutonné jusqu’au cou, tout ce qu’il portait ou ne portait pas sur lui, sauf la partie basse de son pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que recouvrait le petit paletot.

Je ne crois pas qu’il ait jamais existé de personne plus inoffensive, mais je ne crois pas non plus qu’on put en rencontrer d’aussi inutile. Ponte n’avait jamais servi à rien; sa misère seule suffisait à l’indiquer, et elle était impossible à dissimuler en ce triste accident de sa vie. Il avait hérité d’une petite fortune, il avait occupé quelque bon emploi, et n’avait jamais eu de charges de famille, parce qu’il s’était pétrifié dans le célibat, d’abord par adoration de lui-même, ensuite parce qu’il avait perdu son temps à chercher, avec un scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de convenance qu’il ne rencontra pas et ne pouvait pas rencontrer, avec les chances déraisonnables et impossibles qu’il désirait trouver. Ponte y Delgado avait consacré sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée, fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu’autrefois on n’usait pas beaucoup de cette appellation, mais quelques maisons agréables et distinguées. Les vastes salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien qu’il se vantât d’en avoir fréquenté en son temps, n’en avait guère aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions qu’il fréquentait et dans les bals auxquels il assistait, comme dans les casinos et autres centres de réunions masculines, nous ne dirons point qu’il détonnait, mais il se distinguait fort peu par son génie naturel et il lui manquait ce mélange de correction, de bon ton et d’air dédaigneux qui constituent la véritable élégance. Très affecté dans ses manières, cela, oui; très occupé de ses gants, très préoccupé de sa cravate, de son pied petit, il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune, tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l’estimaient même.

Seulement, dans notre société hétérogène, libre de scrupules et de préjugés, il arrive quelquefois qu’un petit nobliau, possesseur de quatre sous vaillants, ou employé à demi-solde, puisse coudoyer les marquis et les comtes de sang bleu et les gens riches dans les centres de fausse élégance; là où l’on voit encore se réunir et se fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse pour leurs affaires, leurs vanités ou leurs audacieuses amours, et aussi ceux qui vont danser ou dîner avec les dames sans autre but que de se procurer des recommandations pour un congé ou la faveur d’un chef pour manquer impunément aux heures de bureau. Je ne dis pas cela pour Frasquito de Ponte, qui était plus qu’un pauvre diable au temps de son apogée sociale. Sa décadence ne commença à se manifester d’une façon notoire que depuis 1859. Il se défendit héroïquement jusqu’en 1868, et à l’arrivée de cette année, marquée dans son destin par des points très noirs, le pauvre infortuné se trouva plongé jusqu’au cou dans les abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour n’en plus sortir. Il avait mangé durant les années antérieures les derniers restes de sa fortune. L’emploi qu’il avait obtenu à grand’peine de Gonzalez Bravo lui fut malheureusement enlevé par la révolution: il n’en avait pas joui longtemps et il n’avait pas su économiser.

Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour et la nuit pour toute rente; toutefois, il lui restait encore la compassion discrète de quelques amis qui le reçurent à leur table. Mais les bons amis moururent ou se lassèrent et les parents ne se montrèrent pas compatissants. Il souffrit la faim, le complet dénuement, les privations de tout ce qui avait été son plus grand plaisir, et pourtant, dans une aussi critique occurrence, sa délicatesse innée et son amour-propre furent comme une pierre attachée à son cou, qui aurait facilité son immersion et sa noyade; il n’était pas homme à importuner ses amis par des sollicitations d’argent, à les «taper» indiscrètement, et c’est seulement dans de si rares occasions qu’on peut les compter, dans de vraies situations critiques, en vrai péril de mort, qu’il s’aventura à tendre une main pour demander des secours décisifs dans la lutte épuisante contre l’extrême misère, mais cette main était pour cette circonstance et afin de sauver l’apparence recouverte d’un gant qui, quoique décousu et déchiré, était pourtant encore un gant. Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien faire sans une certaine dignité. Il était entré une fois en se cachant dans le cabaret Boto, pour y manger deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans une bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, on l’avait blessé dans son amour-propre par d’innocences plaisanteries, en lui jetant à la face sans ménagement son parasitisme sans façon.

Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine d’anxiété, tous les moyens de gagner sa vie, si peu lucratifs qu’ils fussent; mais ses talents très limités rendaient encore plus ardue une réussite déjà naturellement si difficile pour ceux qui sont capables. Il se remuait tellement qu’il parvint enfin à trouver quelques petites occupations, indignes certainement de sa situation antérieure, mais qui lui permirent encore de vivre quelque temps sans trop s’abaisser. Sa misère extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de dignité. Recevoir une courte aide pécuniaire comme répétiteur dans un collège ou comme employé auxiliaire chez un boutiquier de la rue de Ségovie, pour toucher ou déposer des factures, c’était certes une aumône reçue, mais si bien dissimulée que vraiment il n’y avait aucun déshonneur à la recevoir. Il mena une vie misérable durant quelques années, habitant solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du côté de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer quelques-unes de ses connaissances d’autrefois qui auraient pu le voir mal chaussé et encore plus mal vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu’il avait trouvées, il en chercha d’autres, allant jusqu’à accepter, non sans scrupules et crispations de nerfs, la charge de commissionnaire ou commis voyageur pour une fabrique de savons, pour laquelle il courait de boutique en boutique et de maison en maison pour chercher à en placer de son mieux les produits. Mais le pauvre diable avait si peu de malice et de salive à sa disposition pour opérer ses placements, qu’il se retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, qui l’avait chargé de tenir les comptes d’un restant de commerce de cierges qu’elle liquidait, en cédant de petites parties aux paroisses et congrégations. Le travail était léger, on lui donnait pour le faire deux piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne disons pas le logement, car véritablement il n’était pas logé. En effet, depuis l’année 1880, qui fut terrible pour l’infortuné Frasquito, il s’était vu obligé de renoncer à avoir une chambre à lui, et après quelques jours d’une horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se comparer au colimaçon, parce qu’il portait comme lui toute sa maison sur son dos, il s’était entendu avec la seña Bernarda, la patronne des dortoirs de la rue du Mediodia-Grande, femme très disposée à le recueillir, sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle lui donnait un lit d’une piécette et, tenant compte des manières particulièrement distinguées du paroissien, pour un seul réal en plus, elle lui permit de placer sa malle dans un recoin intérieur où il fut encore autorisé à passer une heure tous les matins pour ajuster ses vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et à l’emploi de ses cosmétiques. Il entrait là comme un cadavre et il en ressortait méconnaissable, propre, sentant bon et reluisant de beauté.

Le restant de la piécette était employé par lui pour manger et se vêtir.... Problème immense, incalculable algèbre! Avec tous ces arrangements, il avait conquis un calme relatif, parce qu’il n’eut pas à souffrir l’humiliation de demander de secours. Mauvais ou bon, droit ou tordu, l’homme avait un moyen de vivre, et il vivait, et il respirait, et il lui restait encore quelques instants pour pratiquer une chevauchée dans les champs et les espaces imaginaires. Son très honnête commerce avec Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña Paca et des relations commerciales de la vieille marchande de cire avec l’homme des pompes funèbres, son beau-père, s’il apporta à de Ponte la consolation qui naît de la concordance des idées, des goûts et des affections, le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger les choses de la bouche pour s’acheter une paire de bottes neuves, car celles qui étaient seules à lui offrir leurs services étaient horriblement défigurées, et nous savons que notre pauvre nécessiteux supportait tout, excepté d’entrer dans les régions éthérées de l’idéal avec un pied mal chaussé.

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