Miséricorde
XVIII
«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude avec lui, dans la rue de San-Pedro-Martir, vous n’avez pas confiance en moi et vous devriez l’avoir. Je suis pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait les amertumes que j’endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, la petite et moi-même.... Mais il y a qui me dépasse encore en pauvreté, et ce pauvre plus confirmé que personne, c’est vous-même..., ne dites pas le contraire.
—Seña Benina, je vous répète que vous êtes un ange.
—Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir moins désemparé. Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si timide et si honteux? La vergogne est une bonne chose, mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, il est tombé, et tombé si bas que, si le vent ne l’emporte pas c’est parce qu’il ne sait plus par où le prendre. Mais c’est bien, je suis saint Jean Bouche d’or; après avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd’hui, il me reste une piécette. Prenez-la.
—Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant et rougissant tour à tour.
—Ne faites point de façons, cette piécette viendra à point pour vous permettre de la donner à Bernarda, pour le lit de cette nuit.
—Quel ange, Dieu saint, quel ange!
—Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous ne voulez pas? Vous le regretterez. Vous verrez comme vous traitera la maîtresse du garni qui ne fait confiance et crédit que pour une nuit, rarement pour deux en épluchant son client. Et n’allez pas dire qu’elle me manquera. Comme je n’en ai pas d’autres, je me gouvernerai comme je pourrai pour tirer la «matérielle» de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous dis-je.
—Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité de misère et d’humiliation que j’accepterais votre piécette, oubliant qui je suis et mettant de côté ma dignité, et..., mais comment voulez-vous que je reçoive cette «avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez l’aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne peux pas, non..., ma conscience se soulève.
—Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de situation. Ou vous prendrez cette petite piécette, ou je me fâche tout de bon, aussi vrai que Dieu est le père. Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous êtes plus pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce que vous auriez besoin de plus d’argent, parce que vous devez davantage à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis pas vous le donner, parce que je ne l’ai pas.... Mais, soyez sans crainte, vous n’aurez nul besoin de faire la bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous donc que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif si vous ne lui donnez pas les quarante sous d’un coup? A un paroissien comme vous, de l’aristocratie, on ne refuse pas l’hospitalité parce qu’il doit, je suppose, trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente avec cent de ses pareils et il verra comme Bernarda ouvrira les oreilles.... Donnez-lui quatre réaux à compte et... allez dormir tranquille sur votre paillasse.»
Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu de l’agrément qu’il y aurait à posséder la piécette, il lui répugnait de tendre la main pour recevoir l’aumône. Benina renforça son argument en lui disant:
«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, qui a peur de se disputer avec sa patronne, même après lui avoir payé cette somme, je parlerai, moi, à Bernarda, je lui dirai qu’elle ne vous cherche pas noise et qu’elle ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»
Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles protestations et un refus, elle lui prit la main, y plaça la piécette, lui ferma le poing avec force et s’éloigna en courant.
Ponte n’avait plus le pouvoir ni d’accepter ni de refuser l’argent. Il resta court, sans pouvoir prononcer une parole: il contempla la Benina comme une vision qui s’évanouit dans un rayon de lumière et, conservant dans sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la main droite et s’essuya les yeux remplis de larmes. Il pleurait doucement, le cœur ému par l’admiration et la gratitude.
Benina s’attarda encore une heure avant de rentrer à la rue Impériale, parce qu’auparavant elle passa par la rue de la Ruda pour y faire ses emplettes. Elles durent être faites à crédit, car tout son argent était parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui n’était certainement pas extraordinaire; d’autres jours elle était certainement rentrée beaucoup plus tard, sans que sa maîtresse se fût fâchée. La bonne ou mauvaise réception de Benina dépendait toujours de l’état d’humeur de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, par malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait dans une de ses plus terribles crises de nerfs. Son esprit avait des explosions subites, quelquefois déterminées par quelque contrariété insignifiante, d’autres fois par des mystères de l’organisme, difficiles à apprécier. Le fait est que, avant que Benina eût dépassé la porte, elle fut saluée par cette réprimande sévère: «Te paraît-il que ce soit une heure pour arriver? Il faudra que je parle à don Romualdo, pour qu’il me dise l’heure à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me racontes pas ce mensonge que tu es allée voir la petite et que tu lui as préparé à manger. Crois-tu, vraiment, que je suis idiote et que je donne crédit à toutes tes inventions? Ne réponds pas..., ne me donne pas d’explication, il n’en est nul besoin, et je ne les croirai pas. Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce que tu me dis, menteuse et trompeuse!»
Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina savait que le pire système contre ses accès de fureur était de la contredire, de lui donner des explications, d’être sincère et de se défendre. Doña Paca n’admettait aucun raisonnement, si juste qu’il fût. Plus les explications qu’on lui fournissait étaient claires, logiques et justes, plus elle se mettait en fureur. Plus d’une fois Benina innocente dut reconnaître les torts imaginaires que lui imputait sa maîtresse, parce qu’en agissant ainsi elle se calmait plus vite.
«Vois combien j’ai raison, continua la dame qui, lorsqu’elle se mettait dans cet état, était tout ce qu’on peut imaginer de plus insupportable. Tu te tais.... Qui se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce que je dis est certain; j’ai toujours raison.... C’est bien ce que je pense: tu n’as pas été à la maison d’Obdulia et tu n’en as pas pris le chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. Mais ne crains rien, j’arriverai à le savoir.... Me laisser ici seule, morte de faim. Voilà une jolie matinée que tu m’as fait passer; j’ai dû subir les réclamations d’un tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont venus demander des sommes que nous n’avons pas payées, grâce à ton désordre. Parce que, pour dire la vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l’argent.... Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu donnes pour toute réponse aux gens le silence, il me paraîtra que je t’en dis peu.»
Benina répéta avec humilité ce qu’elle avait dit antérieurement: qu’elle était restée longtemps chez don Romualdo, que don Carlos Trujillo l’avait gardée très longtemps; qu’elle était allée ensuite à la rue de la Cabeza....
«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et en quels endroits tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, si tu ne sens point le vin.»
Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula en poussant des exclamations de dégoût et d’horreur:
«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l’eau-de-vie.
—Je n’en ai point bu, madame, vous pouvez me croire.»
Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait toujours ses soupçons en réalité et avec son entêtement, elle finissait toujours par se forger une conviction.
«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n’ai pris qu’un tout petit verre de vin que m’a offert M. de Ponte.
—Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, c’est un vieux encore vert, très rusé et très gueux. Mais, en tout état de cause, je constate que tu ne te défends qu’en te taisant.... Tu ne songes pas que tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu t’en vas en dissolution et tu perds la parole. Seigneur, que nous faut-il voir? et quels dérèglements entraîne après lui ce maudit vice?... Tu te tais: donc c’est certain. Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais pas, parce que quand je dis une chose, c’est parce que je la sais.... J’ai un œil!»
Sans donner le temps de s’expliquer à la délinquante, elle sauta sur un autre sujet:
«Et qu’as-tu à me raconter, femme? Quelle réception t’a faite mon parent Carlos? Comment est-il? Est-il bien? Il ne crève point d’envie? Tu n’as besoin de me rien dire, parce que, comme si j’avais été cachée derrière un rideau, je sais tout ce qu’il t’a dit.... On ne me trompe jamais! Il t’a dit que tout ce qui m’arrive vient de ma mauvaise habitude de ne point tenir de comptes. Personne n’est capable de le faire revenir de cette niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon parent est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, il a fait sa petite fortune en volant la douane et les paroissiens; c’est avec eux qu’il espère, à la fin de sa vie, sauver son âme, et aux pauvres il recommande sa médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera pas et qui à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce qu’il t’a dit?
—Oui, madame, il me semble l’entendre parler.
—Et après tout ce rabâchage sur le doit et l’avoir, il t’aura certainement donné une aumône pour moi.... Il ignore que ma dignité s’oppose à ce que je la reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme quelqu’un qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui contient les billets, en le cachant pour que tu ne le voies pas; je le vois soupeser le petit sac et le refermer soigneusement; je le vois retirant la clef..., puis le grand cochon fait sa cochonnerie. Je ne puis préciser la somme qu’il t’aura remise pour moi, parce qu’il est très difficile de suivre les calculs de l’avarice, mais je puis affirmer, sans crainte de me tromper, qu’elle ne dépasse pas quarante douros.»
La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait se décrire. La vieille dame, qui l’observait avec soin, devint blême et dit après une courte pause:
«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? Pourtant, quelque chiche et mesquin que soit cet homme, il ne sera pas descendu au-dessous de vingt-cinq douros: moins, je ne saurais l’admettre. Non, Nina, je ne l’admets pas.
—Madame, vous rêvez, répliqua l’autre en se plantant ferme dans la réalité. Don Carlos n’a rien donné, ce qu’on peut appeler rien. Pour le mois prochain il commencera à vous donner une paye de deux douros mensuels.
—Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes mensonges artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre malade...; tu me tiens pour de trop bon compte, et je ne suis pas pour me faire mal avec une colère d’enfant..., tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t’en entendras avec ta conscience. Je m’en lave les mains. Mais tu ne vois pas que je te confonds à l’instant et que je découvre tous tes méfaits, et je prie Dieu qu’il te donne ta récompense! Oui, tu fais maintenant la naïve, la petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois pas que je vais te confondre à l’instant et que je devine jusqu’au plus profond de toi-même? Allons, femme, avoue-le, ne joins point le mensonge à l’infamie.
—Comment, madame?
—Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, confesse-le-moi, et je te pardonne.... Tu ne veux point le déclarer? Tant pis pour toi et pour ta conscience, parce que je vais te faire monter le rouge au front. Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que don Carlos t’a remis pour moi, tu les as remis à ce Frasquito Ponte pour qu’il paye ses dettes et puisse aller manger à l’auberge, pour qu’il s’achète des cravates, de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, oui, tu vois, friponne, comme je devine tout et à combien peu servent tes cachotteries. Maintenant tu t’es mise à protéger ce ténor défraîchi, et tu l’aimes mieux que moi, tu as compassion de lui, et moi qui t’aime tant, la foudre peut me frapper.»
La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, qui sentait une démangeaison de répondre à de si grandes impertinences et de lui donner le fouet comme à un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit prise de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient toujours la fin de la crise de colère, l’apaisement de l’accès et que, pour mieux dire, quand cela arrivait, il valait mieux sourire et tourner la discussion en plaisanterie aimable.
«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle en l’embrassant. Croyez-vous que, m’étant choisi un fiancé aussi ravissant et si plaisant, je puisse le laisser dans l’embarras et ne pas le couvrir de pommade?
—Ne crois pas que tu vas m’enjôler avec tes plaisanteries, friponne, flatteuse, lui disait la dame déjà désarmée et vaincue. Je puis t’assurer que l’usage que tu as fait de l’argent de Trujillo m’est tout à fait indifférent, je n’aurais jamais voulu y toucher.... J’aimerais mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... Donne-le, donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi en paix; laisse-moi mourir seule, oubliée de toi et de tout le monde.
—Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de sitôt, parce que nous avons encore beaucoup de combats à faire, lui dit la servante en disposant avec empressement tout ce qu’il fallait pour manger.
—Nous allons voir quelles saletés tu m’as encore rapportées aujourd’hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, ma fille, tu n’as pas honte de porter à ta maîtresse ces affreux morceaux de viande où il n’y a que de la peau? Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m’empestes avec tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant trois jours au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous au monde si ce n’est pour souffrir? Donne-moi cette ratatouille.... Et des œufs, tu n’en as point apportés? Tu sais que je ne puis les souffrir que s’ils sont extrêmement frais.
—Vous mangerez ce qu’on vous donnera, sans grogner, car c’est offenser Dieu que d’apporter tant de si et de mais à la nourriture qu’il nous envoie dans sa bonté.
—Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons ce qu’il y a, et nous remercierons Dieu. Mais mange, toi aussi, car cela me fait peine de te voir si affairée, t’occupant de tous et n’oubliant que toi-même et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi ce que tu as fait aujourd’hui.»
Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant ensemble, assises à la table de la cuisine, doña Paca soupirant de toute son âme à chaque bouchée, exprimant ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.
«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles qu’il y a de par le monde, n’y aurait-il pas, par hasard, un moyen..., un procédé..., je ne sais comment dire, un sortilège par lequel nous autres nous pourrions, par exemple, passer de la misère à l’abondance, par lequel ce qu’il y a de trop dans tant de mains avaricieuses passerait dans nos mains à nous qui n’avons rien?
—Que dites-vous, madame? Qu’il pourrait arriver en un clin d’œil que nous passions de la pauvreté à la richesse et que, une supposition, notre maison se trouve pleine d’argent et de tout ce que Dieu a créé?
—C’est ce que je veux dire. Si les miracles sont des vérités, pourquoi n’en arrive-t-il pas un à nous qui le méritons si bien?
—Et qui peut dire qu’il n’en arrivera pas, que nous ne nous trouverons pas dans cette occurrence?» répondit Benina, dans l’esprit de laquelle surgit tout d’un coup, avec un relief extraordinaire, la conjuration qu’Almudena lui avait enseignée pour demander et obtenir tous les biens de la terre.