Miséricorde
XXXII
Frasquito revint aussitôt apportant le secours d’un verre d’eau, et don Romualdo, quand la dame y eut trempé ses lèvres et se fut remise de son émotion, dit au chevalier délabré:
«Si je ne me trompe, j’ai l’honneur de parler à don Frasquito Ponte Delgado qui habitait, il y a pas mal d’années, Algeciras. Vous êtes parent au troisième degré de Rafael Antrines, dont vous avez certainement appris le décès?
—Il est mort? Hélas! je n’en savais rien, répliqua Ponte très affligé. Pauvre cher Rafael! Lorsque j’étais à Ronda, en 1856, peu avant la chute d’Espartero, c’était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite, nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait coutume de venir passer quelques mois d’automne; il allait beaucoup au Jardin Royal, il était ami des Ustariz, il travaillait pour Rios Rosas dans les élections, et pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! Nous étions d’accord sur tous les points, excepté sur un toutefois: c’était un campagnard, très ami des choses rustiques, et moi, j’ai une sainte horreur de la campagne et des petits arbres. J’ai toujours été l’homme des villes, des grandes agglomérations de populations.
—Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant un fort coup indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts d’où sortit un flot de poussière.
Un moment après, le vieux galant, mis au courant de sa participation dans l’héritage de son parent Rafael, se trouva tellement émotionné que, pour éviter de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute l’eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.
Il n’est point superflu de signaler maintenant la parfaite concordance entre la personne du prêtre et son nom de Cédron, car, pour la stature, la robustesse et la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre opulent. Si l’on y regarde bien, en effet, il y a toujours entre les arbres et les hommes, en considérant leur caractère, une certaine concomitance et parenté. Le cèdre est de forte structure et pourtant beau, noble, d’un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt noir et, en même temps, excellente personne, d’une conduite inattaquable comme prêtre, chasseur, homme du monde dans la mesure où doit l’être un curé, d’un esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les faiblesses humaines, charitable, miséricordieux; en somme, il avait les procédés méthodiques et réguliers qui conviennent à quelqu’un dans une situation aisée. Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait beaucoup d’excellents cigares, il mangeait et buvait autant qu’il était nécessaire pour entretenir sa forte ossature et sa musculature si développée. Des pieds et des mains énormes, en proportion avec le reste. Sa figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de beauté par la proportion heureuse des lignes; beauté de pierre sculptée, si l’on veut, beauté à la Michel-Ange, pour décorer une imposte en soutenant dans sa bouche une guirlande de fleurs et de festons.
Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient d’apprendre, Cédron leur donna les renseignements les plus détaillés sur le testament, renseignements que tant doña Paca que Ponte écoutèrent, comme bien l’on pense, avec la plus religieuse attention. Les exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio Maturana et le marquis de Guadalerce. Les dispositions en faveur des deux personnes présentes étaient les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien d’Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs testamentaires leur verseraient le produit de cette ferme qui, partagée en deux, reviendrait, à leur mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et à Ponte il assignait une rente viagère, comme à beaucoup d’autres parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient une des principales richesses du testateur.
Entendant ces choses, Frasquito s’appliquait sur ses oreilles, sans se donner un instant de repos, les mèches trop noires de sa chevelure. Doña Francisca ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l’antichambre, criant à tue-tête:
«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; je te dis, nous ne sommes plus pauvres.»
Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante lui revint à l’esprit et, se tournant du côté de Cédron, elle dit en sanglotant:
«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j’ai perdu la compagne de ma vie....
—Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, comme un écho.
—Oui, elle reviendra.
—Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je crois vraiment que l’intensité de ma joie la ferait revivre.
—Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. Mais auparavant il convient de s’occuper de ce qui vous intéresse particulièrement. Les exécuteurs testamentaires, désireux que vous, comme monsieur, vous sortiez de votre situation très précaire, et cela pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’examiner, parce que c’est inutile, mais surtout parce que le testateur les y autorise, leur donnant tous pouvoirs à cet effet, ont décidé que, pendant que l’on mettra en règle tout ce qui concerne l’héritage, le payement des droits royaux, et cætera, et cætera, ils ont décidé, dis-je....»
Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration pour écouter, étaient sur le point de suffoquer.
«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous avons décidé..., comme cela peut durer encore deux mois..., de vous assigner la somme mensuelle de cinquante douros comme provision ou, si vous voulez, anticipation, jusqu’à ce que nous puissions déterminer le chiffre exact de la pension. Est-ce compris?
—Oui, monsieur, oui, monsieur, c’est compris, très bien compris, s’écrièrent-ils tous deux à l’unisson.
—Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message auprès de vous, dit le prêtre, j’ai dû me livrer à un travail énorme pour découvrir où vous demeuriez; je crois bien avoir interrogé à ce sujet la moitié de Madrid..., et enfin..., ce n’est pas sans peine que je suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les deux pièces que je poursuivais,—pardonnez-moi ce terme de chasseur,—et que je recherchais en me donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»
Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito la gauche, tous deux pleurant à chaudes larmes.
«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant nous allons nous mettre d’accord sur les formalités qui sont à remplir, afin que tous deux vous puissiez toucher régulièrement.»
Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se retenait et se cramponnait aux bras du fauteuil comme un aéronaute au bord de la nacelle.
«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à haute voix, et à part elle: C’est impossible, c’est un rêve.»
L’idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur qui lui était arrivé troublait la joie qui inondait son âme.
A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un mystérieux enchaînement d’idées:
«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! Mais nous ne pouvons pas supposer qu’il lui soit arrivé un accident grave. N’est-ce pas, monsieur don Romualdo? Il sera arrivé....
—Mon cœur me dit qu’elle reviendra aujourd’hui en bonne et parfaite santé, déclara doña Paca avec un ardent optimisme, voyant toutes choses enveloppées de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi, monsieur, il y a une telle confusion dans ma pauvre tête.... Je disais que..., en entendant annoncer M. de Romualdo, m’arrêtant simplement au nom, j’avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez lequel ma servante va faire des extras. Est-ce que je me trompe?
—Je crois que oui.
—C’est le propre des grandes âmes charitables de se cacher pour faire le bien, nier sa personnalité pour éloigner les remerciements et la publicité de ses vertus.... Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo, faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos grandes vertus. Il est certain que c’est à cause d’elles qu’on vous a proposé pour évêque.
—Moi?... Cette nouvelle ne m’est point parvenue.
—Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la province?
—Oui, madame.
—N’avez-vous point une nièce qui s’appelle doña Patros?
—Non, madame.
—Vous dites bien la messe à San-Sebastian?
—Non, madame, je la dis à San-Andres.
—Il est bien certain, toutefois, qu’il y a quelques jours on vous a fait cadeau d’un lapin de garenne?
—C’est possible..., oui..., oui... mais je ne me le rappelle pas.
—N’importe, monsieur don Romualdo, vous m’assurez que vous ne connaissez pas ma Benina?
—Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu’elle m’est tout à fait inconnue, ma chère dame. Je crois bien l’avoir vue.
—Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, quelle joie vous me donnez!
—Soyez calme. Voyons, cette Benina n’est-elle point une femme habillée de noir, d’environ soixante ans, avec une verrue sur le front?...
—Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; sérieuse, encore très verte pour son âge.
—Autre renseignement, voyons: elle demande l’aumône et s’en va par les rues avec un aveugle africain qui s’appelle Almudena?
—Jésus! s’écria avec stupéfaction et frayeur doña Paca. Cela, non, par exemple! Dieu me protège! Cela, non.... Je vois bien que vous ne la connaissez pas.»
Ponte regarda alternativement le curé et la dame, tourmenté tout à coup de certains doutes qui traversaient son esprit et sa conscience.
«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. Qu’elle mendie ou ne mendie pas, je n’en sais rien, mais c’est un ange, parole d’honneur.
—Vous n’y pensez point?... Mendier, Benina? et encore courir les rues avec un aveugle!...
—Un Maure comme complément de signalement, ajouta don Romualdo.
—Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable sincérité, qu’il n’y a pas longtemps, passant par la place del Progreso, je la vis assise en compagnie d’un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait originaire du Riff.»
Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña Paca étaient tels que sa joie se changea subitement en tristesse et elle en vint à croire que tout ce qui se passait était une illusion de ses sens; que les êtres avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était mensonge à commencer par l’héritage. Elle redoutait un réveil terrible. Fermant les yeux, elle disait:
«Seigneur, arrache-moi d’un doute aussi horrible, arrache-moi à cette idée. Est-ce un mensonge, est-ce une vérité? Moi, héritière du petit Rafael Antrines; moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant l’aumône et Nina vivant avec un homme du Riff?
—Bien! s’écria-t-elle subitement dans un bel entraînement du cœur. Pourvu que Nina soit vivante, que m’importe qu’elle vive avec un Maure, avec toute la mauricaille d’Alger, pourvu qu’elle rentre à la maison, même avec ce Maure dans son panier!»
Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et comment il avait connu Benina; il dit que, par un de ses amis, coadjuteur à San-Andres, prêtre de beaucoup de valeur et humaniste très distingué, qui travaillait les langues orientales, il avait connu Almudena. Avec lui il avait vu une femme qui l’accompagnait, qu’on lui a dit être au service d’une dame veuve, andalouse, habitant la rue Impériale.
«Je ne pus faire moins que d’établir une corrélation entre cette veuve et Mme doña Francisca Juarez, que je n’avais pas eu le plaisir de connaître et, aujourd’hui, vous entendant vous lamenter sur la disparition de votre servante, je pensais et je me disais à part moi: «Si la femme qui est perdue est celle que je crois, cherchons le seau et nous trouverons la corde, cherchons le Maure et nous trouverons l’odalisque»; je dis celle que vous nommez....
—Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c’est pourquoi on dit en plaisantant qu’elle est parente de santa Rita.»
M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses mérites, mais pour la confiance qu’il inspirait aux fondateurs de l’asile de vieillards et de vieilles femmes de la Miséricorde, il avait été nommé directeur et majordome de cet asile, et, comme c’est à lui que les demandes d’admission doivent être adressées, il ne faisait pas un pas dans la rue sans être poursuivi par les mendiants importuns; il était littéralement assiégé de recommandations et de cartes dans lesquelles on lui recommande des personnes pour les faire admettre. On pourrait croire que notre pays est une immense fourmilière de pauvres et que nous devons faire de la nation un asile sans limites, où nous les recevrions tous du premier au dernier. Du pas où nous allons, nous serons bientôt le plus grand hospice de l’Europe. J’ai rappelé cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune prêtre amateur des lettres orientales, me demanda d’accueillir dans notre asile la compagne d’Almudena.
«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, de ne pas croire un mot de tout cela, dit doña Francisca tout à fait bouleversée. Ne faites aucun cas de la Benina que vous venez de décrire et ne considérez que la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins travailler en extra chez vous, recevant de vous tant de bienfaits, dont, grâce à elle, j’ai eu ma part. Celle-là est la vraie; c’est celle que nous cherchons et que nous retrouverons par l’aide de M. de Cédron, de sa digne sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous niez que vous la connaissiez pour faire un secret de votre vertu et de votre charité; mais cela n’est pas bien, monsieur, ce n’est pas bien. Il est certain pour moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas laisser échapper les secrets de votre charité sublime, et comme je le crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, quand nous l’aurons retrouvée, nous crierons ensemble: «Saint, trois fois saint est le Seigneur!»
M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca Juarez avait tant soit peu l’esprit dérangé et, pensant justement que s’il voulait lui répondre et la contredire cela ne modifierait en rien les choses, il mit fin à ce sujet et prit congé disant qu’il reviendrait le lendemain pour l’examen des papiers et le payement, moyennant un reçu en règle, des termes échus de l’héritage.
Son départ s’effectua longuement, car doña Paca et Frasquito l’accompagnèrent jusqu’à la porte en l’accablant de remerciements quarante fois répétés de la porte à l’escalier et en lui baisant autant de fois les mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de l’escalier et qu’ils se virent seuls, la porte fermée, la veuve de Ronda et le galant d’Algeciras, elle dit:
«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien vrai?
—J’allais vous adresser la même question.... Est-ce que nous rêvons? Que croyez-vous?
—Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l’intelligence me manque, la mémoire me manque, le jugement me manque, Nina me manque.
—A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis plus parler.
—Nous allons certainement devenir idiots ou fous.
—Ce que je dis: don Romualdo n’a point nié que sa nièce s’appelle Patros, qu’il est proposé pour évêque et qu’il a reçu un lapin?
—Quant au lapin, il ne l’a pas nié. Rappelez-vous, il a dit qu’il ne se rappelait pas.
—C’est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo que nous avons eu le plaisir de voir était un être fictif, une création de la sorcellerie ou des arts infernaux? Allons! pourvu que tout cela ne s’évanouisse pas, ne laissant qu’une ombre, une fumée, une illusion, un songe?
—Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas cela.
—Et s’il ne revenait plus?
—S’il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu’il ne revienne plus, qu’il ne nous apportera pas la... les...?»
Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito exprimait une terreur folle. Il se passa la main sur les yeux et, poussant un cri, il retomba sur son fauteuil, frappé d’un coup d’apoplexie, comme dans cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.