Miséricorde
XXIII
Après s’être roulé par terre avec des contorsions épileptiques des bras et des jambes, se griffant la figure et s’arrachant les cheveux et la barbe, lançant des exclamations en langue arabique que Benina n’entendait point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés dans la figure. Il pleurait dans une amère désolation et ce flot de larmes calma sans doute sa folie furieuse. S’approchant un peu, Benina vit son visage inondé de pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée du torrent d’une peine infinie.
Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix plaintive d’un enfant qui vient d’être battu, se mit à appeler tendrement son amie.
«Niña..., Amri..., es-tu là?
—Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, comme saint Pierre quand il eut fait la canaillerie de renier le Christ. Au moins, te repens-tu de ce que tu as fait?
—Si, si..., Amri.... Je t’ai battue!... Cela te fait mal beaucoup?
—Je te crois que cela me brûle.
—Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de jours, parce que je t’ai frappée? Amri, me pardonneras-tu?...
—Si..., je te pardonne..., mais je me défie.
—Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. Viens ici, frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
—Non, je me méfie.
—Prends aussi ce petit couteau, ajouta l’Africain, sortant de sa poche intérieure un grand couteau à manche de corne. Je l’ai acheté pour te frapper..., pour nous tuer tous deux; j’ai assez de la vie. Mordejaï n’aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»
Sans avoir l’air de rien, Benina s’empara des deux armes, bâton et couteau et, s’approchant alors sans crainte du malheureux aveugle, elle lui mit la main sur l’épaule.
«Tu m’as cassé quelque os, car cela me fait très mal, lui dit-elle. Comment vais-je faire pour me soigner maintenant?... Non, heureusement, je n’ai aucun os cassé; tu m’as fait des bleus gros comme ma tête, et l’arnica dont je vais avoir besoin, c’est toi qui devras me le fournir.
—Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. J’étais fou.... Je t’aime.... Si tu ne m’aimes pas, Almudena se détruira lui-même.
—C’est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. Qu’est-ce que cela veut dire de sortir ce conte que tu es amoureux de moi? Ne sais-tu donc pas que je suis une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la renverse de la peur que je te ferais?
—Tu n’es pas vieille, moi t’aimant.
—Mais, tu aimes Pedra.
—Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es ma seule femme, il n’en existe pas d’autre pour moi.»
Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant ses paroles de profonds soupirs et de sanglots, la langue embarrassée, Almudena dit et répéta ce qu’il ressentait et, à la vérité, Benina put entendre un langage extraordinaire, non pas peut-être par la pureté de l’expression, mais bien à cause de la force de conviction que le Marocain mettait dans ses étranges modulations, suivies de hurlements, de cris désespérés et de murmures suffoqués.
Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait signalé la femme unique, pour qu’il la suivît et s’en rendit maître, il n’avait cessé de courir après elle et par toute la terre. Plus il cheminait, plus vite la femme s’enfuyait devant lui, sans qu’il pût jamais l’atteindre. Le temps s’écoulant, il crut un instant que c’était la Nicolasa et il vécut trois ans avec elle, d’une vie errante. Mais ce n’était point elle: il s’aperçut vite de son erreur. La femme fuyait toujours, toujours plus loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage.... Certainement, il voyait bien sa figure avec les yeux de l’âme..., mais en voilà assez; quand il connut Benina, un matin que pour la première fois elle se présenta à San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui battait si fort qu’il semblait sauter hors de sa poitrine, lui dit de suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n’y en a pas d’autre». Plus il parlait avec elle, plus il se convainquait que c’était elle; mais il désirait attendre quelque temps encore, pour mieux s’en assurer. Enfin, la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion de se déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu’on vint lui conter qu’elle avait un beau galant et qu’elle l’avait emporté chez elle rien moins qu’en voiture, il eut un tel désespoir suivi d’une telle furie qu’il ne savait pas s’il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir massacré la moitié de l’humanité en frappant indistinctement à droite et à gauche.
Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, que nous donnons nous-mêmes considérablement réduit afin de ne pas fatiguer le lecteur, et, comme c’était une bonne femme, elle ne commit point la légèreté de se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna même point en ridicule, comme cela eût été pourtant bien naturel de le faire, en considérant son âge à elle et les conditions physiques du pauvre aveugle. Se maintenant dans un juste milieu discret, elle ne se proposa pas d’autre but que de calmer son ami et de chasser de son esprit toute idée de mort et d’extermination. Elle lui expliqua ce qu’il en était du beau galant, cherchant à le convaincre que c’était par pure charité qu’elle l’avait amené dans la maison de sa maîtresse, sans que l’amour ni les rapports quelconques d’homme à femme y eussent pu jouer un rôle. Mordejaï ne se donnait pas comme convaincu, et il posa finalement la question sur un terrain que justifiaient la sincérité et la force de son affection, à savoir que, pour qu’il pût ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non qu’elle lui donnât des paroles qu’emporte le vent, mais qu’elle lui prouvât son dire par des faits matériels. Et comment lui prouver par des faits, de façon qu’il demeurât pleinement satisfait et convaincu? Cela était bien facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa maison, le beau galant, et venant vivre avec Almudena et restant unis pour la vie.
La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, pour ne pas l’exciter davantage, et elle se borna à lui représenter les inconvénients de l’abandon aussi brusque de sa vieille maîtresse, qui mourrait de chagrin d’être ainsi quittée tout d’un coup. Mais à toutes ces raisons le Marocain en opposait d’autres, basées sur ses droits et les lois de l’amour qui doivent tout dominer:
«Si tu m’aimes, tu dois m’épouser, Amri.»
A l’offre de sa blanche main, accompagnée de tendres sourires et de minauderies dites avec ses grosses lèvres qui se dilataient jusqu’aux oreilles, ou se resserraient pour former une horrible figure, Benina ne put résister à l’expression d’un rire moqueur. Mais, se contenant à l’instant, elle répondit par cet excellent argument:
«Mon fils, je t’appelle ainsi, car tu pourrais l’être... je suis très touchée des preuves d’amitié que tu me donnes; mais considère, je te prie, que j’ai accompli soixante ans.
—Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou mille ans, je t’aime.
—Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.
—Tu te trompes, Amri: je t’aime plus que la première bénie; tu es pour moi une jeune femme.
—Quelle extravagance!
—Nous nous épousons tous deux et je t’emmène dans mon pays, à la terre de Sus. Saül, mon père, est riche, lui; mes frères sont riches; ma mère, Rimna, riche et belle..., elle t’aimera, elle t’appellera sa fille.... Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d’arbres près du ruisseau, une grande maison..., une noria d’eau fraîche..., climat très bon; ni froid ni chaleur.»
Bien que la peinture d’une si grande félicité influât légèrement sur son âme, Benina ne se laissait pas séduire et, comme une personne pratique, elle vit de suite les inconvénients d’une brusque translation dans des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu de gens inconnus, parlant une langue de tous les diables, et qui sûrement différaient d’elle par les mœurs, la religion, le vêtement, car elles marchaient voilées.... Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose qu’on peut faire pour le bon Mordejaï, c’est de le calmer. Se montrant affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir l’inconvénient grave qu’il y aurait à mettre de la précipitation dans une chose aussi grave que de se marier comme cela, de but en blanc, et de se sauver d’un seul trait rien moins qu’en Afrique, qui est, comme on dit, l’endroit où naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait y penser tranquillement et prendre son temps pour ne pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus pratique, suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage et du voyage des jeunes époux pour plus tard et de s’occuper de suite, avec tous les soins voulus pour réussir, de la grande conjuration du roi Samdaï. Si la chose réussissait, comme l’assurait Almudena, et s’ils pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses que l’on convertirait si facilement en billets de banque, toutes les questions seraient facilement résolues, et la suite en découlerait promptement. L’argent est le grand arrangeur de toutes choses en ce monde. Conclusion: elle consentait à tout ce qu’il désirait, et elle engageait sa parole de l’épouser et de le suivre au bout du monde aussitôt que le roi Samdaï aurait donné tout ce qu’on allait lui demander avec toutes les règles et cérémonies prescrites.
L’Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, quand tout d’un coup il se mit à se frapper le front, comme un homme qui éprouverait une grande confusion et désolation:
«Pardonne-moi, j’ai oublié de te dire quelque chose.
—Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? Est-ce que l’opération ne réussira pas parce qu’il manquera quelque condition?
—J’ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce que tu es une femme.
—Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son désappointement. Pourquoi n’as-tu pas commencé par là, puisque la première condition était d’être homme?
—Pardonne-moi d’avoir oublié.
—Tu n’as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais c’est ma faute d’avoir été croire bêtement les sottises qu’on invente dans ta terre maudite et dans ta religion de démons couronnés. Non, non, je ne le croyais pas, c’est la pauvreté qui m’aveuglait.... Je ne le crois pas, non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée d’appeler le diable avec toutes ces agaceries, et que la très sainte Vierge, mère de Dieu, me le pardonne pareillement!
—Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., répliqua Almudena tout honteux, je sais moi une autre chose..., et, si tu veux la faire, tu auras tout l’argent que tu pourras désirer.
—Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde fois. Tu es un bon oison!... Je ne croirai plus rien de ce que tu diras.
—Par la lumière bénie, c’est une vérité.... Que la foudre me frappe si je te trompe.... Tu auras de l’argent, beaucoup d’argent.
—Quand?
—Quand tu voudras.
—C’est à voir.... Bien que je n’en croie pas un mot, dis-moi vite comment.
—Je te donnerai un petit papier....
—Un petit papier?
—Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....
—Sur la pointe de la langue?
—Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit papier sur la langue, et personne ne te verra. Tu pourras prendre tout l’argent que tu voudras, personne ne te verra.
—Mais c’est voler cela, Almudena.
—Personne ne te verra, personne ne te dira rien.
—Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. Voler, cela, non! S’ils ne me voient pas, Dieu me verrait, lui.»