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Miséricorde

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XXV

«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña Paca. Tu oserais t’attaquer à moi? Que je n’ai pas su tenir le Doit et l’Avoir? Eh quoi? Qui t’a dit que les grandes dames sont des teneurs de livres? Ne tenir aucun compte, ne rien écrire, mais ce n’était que la forme naturelle de ma générosité sans limites. Je me laissais voler par tous; je voyais le voleur mettre la main dans ma bourse, et j’avais l’air de ne pas m’en apercevoir.... J’ai toujours agi ainsi. Si c’est un péché, Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne pas, Benina, c’est l’hypocrisie, ce sont les procédés artificieux, et le soin avec lequel certaines personnes composent leurs actes, pour se faire croire meilleures qu’elles ne sont. J’ai toujours eu le cœur sur la main et je me suis toujours présentée aux yeux de tous comme j’étais, comme je suis, avec mes défauts et mes qualités, telle que Dieu m’a faite.... Mais n’as-tu donc rien à me répondre? Ou bien n’as-tu rien à dire pour ta défense?

—Madame, je me tais, parce que je dors.

—Non, tu ne dors pas, c’est un mensonge de plus; ta conscience t’empêche de dormir. Reconnais que j’ai raison, et que tu es de celles qui se composent un visage pour dissimuler leurs méchancetés; non, on ne peut pas dire que ce soit des méchancetés, c’est trop. Je suis généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement faiblesses.... Mais quelles faiblesses! Nous sommes fragiles; vraiment tu peux dire: je ne m’appelle pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains rien, car tu sais bien que je n’irai pas te déprécier auprès de M. de Ponte et détruire la fleur de ses illusions.... Quelle dérision! Ne voyant en toi, comme, du reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante, ni une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une éducation de dame, ni rien de ce qui peut rendre les hommes amoureux, il aura vu.... Quoi! Pour Dieu, que je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu n’es pas et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?

—Oui, madame, j’écoute.

—Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte t’appelle ange parce que tu fais bien la soupe à l’ail toute maigre.... Et crois-tu que cela suffise pour qu’on appelle une femme ange en toutes lettres?

—Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire que M. de Ponte Delgado me donne tous les noms ou sobriquets qu’il lui plaît?

—Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu’il le dise ironiquement. Ces grands seigneurs, très habitués aux manières du grand monde, quand il semble qu’ils nous font un compliment, ils se payent notre tête, comme on dit.... Que si l’homme est sincère et s’il est amoureux de toi pour le bon motif.... Tout peut arriver, Benina.... Tu dois procéder avec loyauté et confesser tes taches, que Frasquito n’aille pas croire que la pureté des anges du ciel soit quelque chose de comparable à ta pureté à toi. Si tu n’agis pas ainsi, tu seras une mauvaise femme.... La vérité, Nina, dans ces cas, la vérité. Cet homme a cru que tu étais un prodige de conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe domestique, une virginité de soixante ans!... Tu peux lui donner cinquante-cinq ans, si cela te convient.... Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une supercherie très courante de notre sexe, ne le trompe pas sur ce qui rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. Vois, ma fille, je t’aime beaucoup, et, comme maîtresse et comme amie, je te conseille de parler clair et de lui conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur ne pourra dire que tu l’as trompé, s’il découvre avec le temps ce que tu lui auras caché. Non, Nina, non; ma fille, dis-lui tout, même si cela te force à rougir et si cela doit congestionner la verrue que tu portes sur le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, quand tu avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: M. don Frasquito, j’ai aimé un garde civil qui se nommait Romero, qui me garda avec lui pendant deux années et qui ensuite refusa de m’épouser....» Allons, femme, il n’y a pas de quoi devenir écarlate. Après tout, qu’est-ce que cela? Aimer un homme. C’est pour cela que les femmes sont venues au monde: pour aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur un homme qui s’est mal conduit avec toi. Question de chance, ma fille. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tu as été folle de lui.... Il m’en souvient bien. On ne pouvait pas te saisir; tu ne faisais plus rien de bien. Tu faisais danser l’anse du panier dans les grands prix et, tandis que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait jamais de bons cigares.... A moi qui ai vu tes souffrances et ton aveuglement, toujours tourmentée et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le supplice tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, tu n’as rien à me raconter. Je connais l’histoire, bien que je ne la connaisse pas toute, parce que tu m’as caché quelque chose..., et l’on m’a dit des choses que je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m’a dit que de tes amours tu as retiré....

—Cela n’est pas vrai.

—Et que tu l’aurais placé à l’Inclusa....

—Cela n’est pas vrai,» répéta Benina avec un accent sonore et d’une voix forte, se dressant sur son lit. A ce cri, doña Paca se tut subitement, comme la souris qui cesse de ronger la nuit lorsqu’elle entend le pas ou la voix de l’homme. Pendant un long moment, on n’entendit plus que les profonds soupirs de la dame qui commençait à se calmer tout en marmottant à voix basse. L’autre ne desserrait pas les dents. L’esprit de la pauvre dame avait eu une crise rapide et la girouette avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises paroles se changèrent en un instant en douceur et paroles flatteuses. Le symptôme caractéristique de l’apaisement ne tarda pas à se produire; c’était tout d’abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé de dire et la honte de se le rappeler; les grognements qu’elle laissait échapper n’avaient pas d’autre cause, ainsi que les plaintes de douleurs imaginaires qu’elle faisait entendre. Comme Benina ne répondait pas à ces démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à l’appeler:

«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! Quelle jolie petite nuit je passe. Il me semble que l’on m’applique un fer chaud sur le côté et qu’on m’arrache avec violence les os des jambes. J’ai la tête comme si on m’avait arraché le cerveau pour le remplacer par de la mie de pain et du persil hachés.... Pour ne pas te déranger, je n’ai pas osé te demander une petite tasse de tilleul, ni que tu me frictionnes les épaules et que tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure ou de quinine.... C’est horrible. Tu as dormi comme un plomb. Bien, femme, repose-toi, fais-toi un peu de graisse.... Pour rien au monde je ne voudrais te déranger.»

Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat et, passant un jupon, se mit à préparer une tasse de tilleul sur le fourneau économique, et la donna à la malade; enfin, elle la frictionna et ensuite elle se pencha vers elle pour la bercer comme un enfant pour l’endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire oublier ses divagations antérieures, pensait que le meilleur moyen était d’effacer par des paroles et des expressions affectueuses les mauvaises idées exprimées auparavant, et c’est en suivant cette idée que, tandis que sa compagne la bordait dans son lit, elle lui disait:

«Si je ne t’avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait de moi. Je me plains de Dieu lui-même et j’en arrive quelquefois à lui dire des injures comme à la première venue. C’est bien vrai qu’il me prive de beaucoup de choses; mais il m’a donné ta compagnie et ton amitié, qui valent plus à elles seules que l’or, l’argent et les brillants.... Et, pour que je ne l’oublie pas, dis-moi un peu ce que tu me conseilles de faire dans le cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell viendraient me trouver avec ce message relatif à cette succession.

—Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et que ces nobles ambassadeurs soient morts depuis plus de mille ans et en poussière sous terre?

—Tu dis bien, je l’ai rêvé.... Mais, si ce n’est eux, d’autres peuvent arriver, un jour fortuné, avec la même musique.

—Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? Car ce serait le signe d’un héritage certain.

—Et toi, qu’as-tu rêvé?

—Moi? Cette nuit, j’ai rêvé que nous nous rencontrions avec un taureau noir.

—Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons un trésor caché, sais-tu? Qui nous dit que dans cette vieille maison, qui fut habitée autrefois par des commerçants riches, il n’y ait pas dans ces murs ou dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles onces d’or?

—J’ai ouï conter qu’au siècle passé vivaient ici des marchands de drap très riches et que, quand ils moururent, on ne trouva aucun argent dans leurs caisses. Il pourrait bien se faire qu’ils l’eussent caché. Il y a beaucoup, beaucoup d’exemples de cela.

—Je suis certaine qu’il y a de l’argent caché dans cette propriété.... Mais va savoir où ces Indiens ont été le fourrer. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le découvrir?

—Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant dans sa tête rêveuse les conjurations orientales proposées par Almudena.

—Et si ce n’est pas dans les murs, qui dit que ce n’est pas sous les dalles de la cuisine ou de la salle à manger que ces messieurs ont caché leur argent, pensant qu’il serait plus à leur portée dans l’autre monde?

—C’est bien possible.... Mais il est plus probable que ce sera dans le mur, ou bien, par exemple, sous les toits entre les solives....

—Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien être caché en haut qu’en bas. Je t’assure que, lorsque je cogne fortement dans les couloirs et dans la salle à manger et que toute la maison tremble comme si elle voulait s’écrouler, il me semble que j’entends un petit bruit... qui ressemble au tintillement de l’or qui est remué.... Ne l’as-tu pas entendu?

—Si, madame.

—Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. Fais un pas hors de l’alcôve, cogne fort et écoutons....»

Benina le fit comme il était dit et avec non moins de conviction que sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent aussitôt un bruit métallique qui ne pouvait certainement provenir que de l’énorme quantité d’argent et d’or (certainement plus d’or que d’argent) cachée dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s’endormirent toutes deux sur cette illusion et, en songe, elles continuèrent à entendre le son argentin du métal....

La maison était comme un grand corps qui aurait sué et de chacun de ses pores s’écoulait une once, une pièce de vingt-cinq francs ou une petite monnaie de vingt et un quart de réal.

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