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Miséricorde

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XXXIX

Toutes les infortunes venaient battre le cœur de Benina comme les vagues errantes qui viennent se briser sur un dur rocher. Elles se brisent avec fracas, se taisent, se changent en blanche écume, et puis, plus rien. Chassée et repoussée par la famille qu’elle avait soutenue seule dans les jours de triste misère et de douleurs sans nombre, elle ne tarda point à se remettre du coup que lui avait porté une si noire ingratitude. Sa conscience lui donna d’ineffables consolations; elle regarda la vie de la hauteur où l’avait transportée son mépris de l’humaine vanité; elle sourit des petits côtés ridicules des êtres qui la torturaient, et son âme s’éleva grande et forte. Elle remportait un glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après avoir perdu la bataille sur le terrain matériel. Mais les satisfactions intimes de la victoire ne la privèrent pas un seul instant de son don d’organisatrice et, attentive aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire pour la vie matérielle de tous deux. Il était indispensable de trouver un logis, ensuite de s’occuper des soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou maladie, quelle qu’elle fût, car l’abandonner dans l’état où il était, cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même au risque d’attraper la contagion. Elle se dirigea vers Santa-Casilda et, trouvant vide le logement autrefois occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit. Heureusement, la pocharde était partie pour vivre avec la Diega à la Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.

Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, la première chose que fit Benina, ce fut d’aller chercher de l’eau en quantité et de se laver et savonner à fond tout le corps; c’était une coutume à laquelle elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle s’habilla proprement. Le bien-être qu’elle éprouva, le soulagement de son corps se confondaient d’une certaine façon avec la paix de sa conscience, dans laquelle elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur et une limpidité absolues et réconfortantes.

Elle s’occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre logis et, avec le peu d’argent qui lui restait, elle sortit faire ses achats et rentra préparer un bon petit repas pour Mordejaï. Elle songeait à le mener le jour suivant à la consultation et elle le lui dit, l’aveugle acquiesçant sans discussion à tout ce qu’elle voulait.

Tout en le faisant manger, elle l’entretenait et le calmait par de douces paroles et de bonnes espérances, lui disant que certainement elle irait comme il le désirait à Jérusalem avec lui et même plus loin encore, aussitôt qu’il aurait recouvré la santé. Tant que ses démangeaisons ne l’auraient point quitté, il ne fallait pas songer à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la maison, elle allant mendier toute seule pour se procurer de quoi vivre. Dieu, certainement, ne voudrait pas les laisser mourir de faim. L’aveugle fut si content du plan combiné et proposé par son intelligente amie et de toutes ses affectueuses paroles qu’il se mit à chanter la mélopée arabe qu’il avait fait entendre à Benina lors de sa retraite; mais, comme, en fuyant avec elle lorsqu’ils avaient été poursuivis à coup de pierres, il avait perdu sa petite guitare, il ne pouvait plus s’accompagner des sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à sa compagne de brûler des parfums, ce à quoi elle consentit volontiers, parce que cela ferait une fumigation parfumée et aromatisée qui ne pourrait qu’assainir leur pauvre logis.

Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. Mais, comme on leur indiqua une heure éloignée pour l’examen, ils employèrent la première partie de la journée à mendier dans les différentes rues, en se gardant bien des agents de police, pour ne point tomber encore une fois dans les mains de ceux qui lancent le lasso aux mendiants comme aux chiens pour les conduire ensuite au dépôt où on les traite de même. Nous devons dire que les procédés si ingrats de doña Paca n’avaient produit chez Benina ni haine ni rancœur, et que cette ingratitude même n’avait pu éteindre chez elle le désir de voir encore la pauvre femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, comme la compagne des amertumes de tant d’années. Elle était anxieuse de la voir, quoiqu’elle fût loin de la maison, et, ayant fini de mendier, elle se dirigea vers la rue de la Lechuga pour s’assurer, en se tenant à une distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en train de déménager ou si elle était déjà partie. Elle arriva à temps! La voiture était devant la porte et les déménageurs la remplissaient avec cette barbare prestesse avec laquelle ils ont coutume de traiter cette opération.

De l’endroit où elle guettait, Benina reconnut les vieux meubles décrépits, cassés, et elle ne put réprimer son émotion en les contemplant. Ils étaient comme siens, ils avaient fait partie de son existence, et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l’image de ses joies et de ses tristesses et elle pensait que, s’ils l’avaient aperçue dans son coin, les pauvres débris lui auraient dit certainement quelque chose ou auraient pleuré avec elle. Mais ce qui l’impressionna bien davantage, ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia avec Polidor et Juliana, se rendant à la maison nouvelle, pendant que les élégantes servantes restaient dans l’ancienne et s’occupaient de l’enlèvement des petits objets de l’appartement.

Profondément troublée et émue, Benina se cacha sous une porte cochère d’où elle pouvait voir sans être vue. Comme doña Paca lui parut diminuée! Elle avait un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre femme avait l’air habillée par charité. Elle avait la tête couverte d’une mantille et Obdulia portait avec ostentation un affreux petit chapeau couvert de plumes et d’ornements de mauvais goût. Doña Paca marchait lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie, mélancolique, comme si elle eût été arrêtée et conduite par des gardes civils. La petite riait en causant avec Polidor. Derrière s’avançait Juliana, gourmandant chacun et les poussant pour qu’ils marchassent plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait absolument qu’une gaule pour qu’elle eût tout à fait l’air d’une de ces femmes qui mènent par les rues, la veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres mouvements! Doña Paca était la chose humble qui va sans résistance partout où on la mène, même à la boucherie; Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... Benina fit quelques pas pour voir encore le triste convoi, et, quand elle les eut perdus de vue, elle essuya les larmes qui inondaient son visage.

«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l’aveugle quand elle le rejoignit, je l’aime comme une sœur, parce que nous avons supporté ensemble beaucoup d’heures tristes. J’étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les siennes.... Quelle amère tristesse de voir comme elle s’est mal conduite avec la Nina! Elle a l’air de souffrir davantage de son rhumatisme et elle a la figure de quelqu’un qui n’aurait pas mangé depuis quatre jours. Je la soignais de mon mieux, je la trompais dans son intérêt, lui cachant notre misère, ne craignant pas de m’exposer à la honte pour lui donner à manger selon son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est passé, comme dit l’autre. Allons-nous-en, Almudena, allons-nous-en d’ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses promptement pour prendre ce petit chemin de Jérusalem qui m’effraye un peu parce que c’est loin. En marchant, marchant toujours, mon fils, on finit bien par aller d’un bout du monde à l’autre, et si, d’un côté, nous nous procurerons le plaisir de prendre l’air et de voir beaucoup de choses nouvelles, nous aurons, de l’autre, le plaisir de constater que tout est au fond la même chose et que les différentes parties ressemblent au tout, c’est-à-dire, comme façon de parler, partout où vivent les hommes, ou si l’on veut les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et qu’il y a aussi des gens qui conduisent les autres et leur imposent leur volonté. C’est pour cela que nous devons toujours chercher à faire ce que commande notre conscience et laisser les gens se battre pour un os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme les enfants, ou ceux-ci encore, pour se promener comme les vieux, ou pour rien, et ensuite prendre comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée.... Allons-nous-en, Almudena, jusqu’à l’hôpital et chasse toute tristesse.

—Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux quand je suis avec toi.... Tu sais tout comme Dieu lui-même. Et moi je t’aime comme un bon ange.... Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu seras ma mère et moi ton petit enfant.

—Bien, homme, tu m’as l’air très bien.

—Tu es comme le palmier du grand désert, très belle; tu es comme l’arbre qui donne de l’ombre..., un rêve.... Moi je t’ai nommé Amri: Mon âme!»

Tandis que la pauvre femme s’acheminait vers l’hôpital, doña Paca et sa suite, à l’opposé, arrivaient à la demeure nouvelle, rue de l’Orellana: un troisième très propre, avec les tentures et les peintures fraîches, bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable pour la circonstance. Il parut parfait à doña Francisca, lorsqu’elle arriva en haut suffoquée par l’ascension de l’interminable escalier et, s’il lui avait paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester, ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion personnelles. Le caractère flexible, plus que flexible, absolument flasque, de la veuve s’était complètement adapté à la manière de sentir et de penser de Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain se plaçait d’elle-même sous ses doigts, en faisait des boulettes. Doña Paca n’osait pas respirer sans la permission de son tyran, qui semblait se complaire à accabler de ses ordres, pour toute chose, l’infortunée veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d’enfant: elle se sentait elle-même une mie de pain dans la main de la piqueuse de bottines et, en vérité, cette crainte n’allait pas sans être accompagnée d’une forte dose de respect et d’admiration.

La dame se reposait de la grande fatigue de cette journée et tous les meubles, objets, pots de fleurs placés dans le nouvel appartement, sous le coup d’une tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela son tyran pour lui dire:

«Tu ne m’as pas bien expliqué en marchant ce que tu m’as dit. Que Nina compte-t-elle faire de son Maure? T’a-t-il paru bien?»

Juliana fournit à sa sujette les explications demandées sans dire aucun mal de Benina, ni la présenter sous un mauvais jour, ce en quoi elle fit preuve d’un tact très fin.

«Tu lui as dit en conclusion... qu’elle ne doit pas venir me voir, à cause de la contagion de cette sale peste? Tu as très bien fait. Sans toi, je me serais trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu’elle pourrait prendre les restes de nos repas? Mais cela ne suffit pas et j’aurais grand plaisir à lui assigner un petit fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu’en dirais-tu?

—Je dis que, si nous commençons avec de pareilles prodigalités, nous allons promptement reprendre le chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une piécette, c’est une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux. C’est mon opinion et, si vous faites plus, je m’en lave les mains.

—Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, c’est assez. Tu ne sais pas les miracles que fait Nina avec une demi-piécette.»

En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, disant que Frasquito sonnait à la porte, et Obdulia, qui l’avait vu à travers le judas, disait qu’il ne fallait pas ouvrir afin d’éviter un scandale pareil à celui de la rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la nouvelle adresse? C’était sûrement cet animal de Polidor, et Juliana fit le serment de lui arracher une oreille. Mais, par un fâcheux contretemps, tandis que Ponte sonnait à la porte, Hilaria montait, revenant de son marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut impossible d’empêcher Frasquito d’entrer, et il se présenta devant ces femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu’aux oreilles, brandissant sa canne, son vêtement en désarroi, tout maculé de terre et de boue. Il avait la bouche de travers et traînait péniblement sa jambe droite.

«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, ne nous faites pas peur. Vous êtes malade, vous devriez aller vous mettre au lit.»

Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d’une voix déclamatoire:

«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, de si bonne société, nous dire ces choses; remettez-vous, rentrez en vous-même.

—Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la plus grande difficulté son chapeau, je suis un chevalier et je me vante de savoir me conduire avec des femmes élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti d’ici, je viens demander des explications. Mon honneur l’exige....

—Et qu’avons-nous à voir, nous autres, avec l’honneur d’un personnage comme vous? s’écria Juliana. Allez, c’est d’une personne mal élevée que de manquer ainsi aux dames! L’autre jour, elles étaient pour vous impératrices et reines, et aujourd’hui....

—Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant soit peu devant l’accent énergique de Juliana comme roseau battu par le vent, et maintenant je ne manque point au respect dû aux dames. Obdulia est une dame, doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes dames qu’elles sont, elles m’ont calomnié; elles m’ont blessé dans les sentiments les plus purs de mon être, en soutenant que j’ai fait la cour à Benina... et que je l’ai poussée vers un amour déshonnête pour la faire manquer avec moi à la fidélité qu’elle doit à ce noble chevalier de l’Arabie.

—Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille sottise?

—Tout Madrid le répète.... C’est d’ici, de ce salon, qu’est sortie cette indigne calomnie. On m’accuse d’un crime abominable: d’avoir osé lever un œil déshonnête sur un ange aux ailes immaculées. Or, vous saurez que je respecte les anges: si Nina avait été une créature mortelle, je ne l’aurais pas respectée, parce que je suis un homme.... J’ai aimé des femmes à la chevelure rouge ou noire, mariées, veuves ou demoiselles, et nulle ne m’a résisté..., car j’ai toujours été la beauté même.... Mais je n’ai séduit aucun ange et je n’en veux séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., la Nina n’est pas de ce monde..., la Nina appartient au ciel.... Habillée en pauvresse, elle est allée mendier pour nous faire vivre, vous et moi.... Et la femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne peux pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma beauté est humaine, la sienne est divine: mon splendide visage est pétri de chair humaine et le sien d’essence divine, de céleste lumière.... Non, non, non, je ne l’ai pas séduite, elle ne m’a point appartenu, elle appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez de Ronda, à vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, tant votre corps est accablé par le poids de l’ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant, je me sens léger comme plume au vent et je vole..., vous le voyez.... Vous êtes, vous, de plomb, parce que vous êtes ingrate et vous ne pouvez quitter le sol..., vous le voyez bien.»

Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant secours aux voisins. Mais Juliana, plus courageuse et plus expéditive, ne pouvant entendre avec calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta sur lui furieuse et, le saisissant par le revers de son vêtement, elle le foudroya de ses regards et de sa parole:

«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette maison, espèce de macaque, je vous préviens que je vous flanque par la fenêtre.»

Et sûrement elle l’aurait fait, si Hilaria et Daniela ne s’étaient précipitées sur le pauvre fils d’Algeciras et ne l’avaient point, en deux ou trois mouvements, jeté hors de la porte.

Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, se présentèrent alors et, voyant ces renforts, les quatre femmes sortirent sur le palier, pour expliquer que cet homme avait perdu le jugement et, de la personne la mieux élevée et la plus distinguée, il s’était brusquement transformé en un être importun et dévergondé. Frasquito descendit clopin-clopant un étage et, se retournant et levant les yeux vers l’étage supérieur, il s’écria:

«Ingrate! ingrrr....»

Il lui fut impossible d’achever la parole commencée et une violente contorsion dénota cette impossibilité. Il ne sortit plus de sa bouche qu’un son âpre et désordonné, comme si une main invisible l’avait étranglé. Tous les assistants virent son visage se décomposer horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa bouche tordue et de travers rejoignait son oreille. Il battit l’air de ses bras, poussa un dernier cri plein d’angoisse et tomba comme une masse. A la chute de son corps tout l’escalier fut secoué de haut en bas.

On se mit à quatre personnes pour le remonter dans l’appartement et porter secours à ce pauvre malheureux. Mais Juliana l’ayant tâté s’écria sèchement:

«Il est plus mort que mon grand-père.»

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