Miséricorde
III
Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, que de curiosité fébrile, de travail d’esprit, pour rechercher, surprendre et découvrir les intentions du bon don Carlos!
Dans les premiers moments, la même intensité de surprise rendit tout le monde muet. Dans les plis du cerveau de chacune, passait une procession... de doutes, de craintes, d’envie, de préoccupation ardente. La seña Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux interrogatoire, prit congé affectueusement, comme toujours elle avait coutume, et s’en alla. Almudena la suivit à quelques minutes d’intervalle. Parmi les restants, les petites phrases premières de surprise et de confusion, commencèrent à pétiller comme des étincelles:
«Allons! nous le saurons demain.... C’est sans doute pour l’employer.... Il a plus de 40 000 pesetas de rente.
—Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit la Burlada à Crescencia, mais pas nous autres, qui sommes tombées au monde comme des sacs de toile vides.»
Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval jusqu’à lui donner des proportions monstrueuses, dit avec un accent de compassion lugubre:
«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu’une chèvre.»
Le lendemain, la communauté mendiante, profitant de la bonne fortune que ni la seña Benina ni l’aveugle Almudena n’étaient venus à la paroisse, les commentaires sur l’extraordinaire événement se multiplièrent. La Demetria exprima timidement l’opinion que don Carlos voulait prendre Benina à son service, parce qu’elle jouissait de la réputation de cordon bleu, ce à quoi Élisée ajouta qu’en effet elle avait été maîtresse de cuisine, mais que personne n’en voulait plus parce qu’elle était trop vieille.
«Et parce qu’elle était de première force à faire danser l’anse du panier, affirma la Casiana, appuyant avec fureur sur ce point. Vous saurez qu’elle a été terrible dans ce genre, et c’est pour ce vice que nous la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier pour un morceau de pain.
—De toutes les maisons où elle a été, on l’a chassée pour avoir eu les ongles trop crochus, et, si elle avait eu de la conduite, elle ne manquerait pas de bonnes maisons dans lesquelles elle aurait pu finir tranquillement....
—Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir scepticisme, je vous dis que, si elle en est arrivée à mendier, c’est parce qu’elle a été honnête; celles qui font le plus danser l’anse du panier mettent de l’argent de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont de quoi, oui, certainement, elles en ont. J’en ai connu avec voiture.
—Ici, on ne doit dire de mal de personne.
—Ce n’est pas parler mal. C’est à voir!... Celle qui a dit du mal, c’est Votre Excellence, madame la présidente du conseil des ministres.
—Moi?
—Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que la Benina avait fait danser l’anse du panier; ce qui n’est pas vrai, parce que si elle avait volé elle aurait de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait pas; attrape.
—Tu n’es, toi, qu’une méchante langue.
—On ne condamne personne pour bavardage, mais pour cause de richesse exagérée, surtout quand on vient enlever l’aumône aux pauvres de bonne foi, à ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.
—Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, mesdames, dit Élisée en frappant un coup avec sa béquille. Comportez-vous avec décence et respect les unes vis-à-vis des autres comme le commande la très sainte doctrine.»
Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité que la véhémence de propos de quelques-unes avaient gravement compromis, et les tristes heures continuèrent à couler, partie en mendiant et gémissant, partie en priant et bâillant.
Maintenant il convient de dire que l’absence de la seña Benina et de l’aveugle Almudena n’était pas tout à fait accidentelle ce jour, et pour l’expliquer il est nécessaire de faire mention d’un fait dont il est indispensable de donner l’explication dans cette véridique histoire.
Ils partirent tous deux à quelques minutes d’intervalle, comme nous l’avons dit; mais comme l’ancienne s’attarda un petit instant à la grille, pour parler à Pulido, l’aveugle marocain la rejoignit et ils prirent ensemble le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.
«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour t’attendre, ami Almudena. J’ai besoin de te parler.»
Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude câline, elle le fit passer d’un trottoir à l’autre. Ils gagnèrent rapidement la rue des Urosas et, s’arrêtant aux coins pour éviter les passants et les voitures, elle commença de lui parler ainsi:
«J’ai besoin de te causer, parce que toi seul peux me sortir d’un grand embarras; toi seul, parce que toutes les autres connaissances de la paroisse ne me servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes, des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce qu’il a quelque chose, et celui qui n’a rien, parce qu’il n’a rien. Au total, les autres laisseront quelqu’un mourir de honte s’il ne mendie point, et, si l’on arrive à tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre mendiante à bas.»
Almudena tourna son visage vers elle, et l’on pourrait dire qu’il la regarda, si regarder c’est diriger les yeux sur un objet, les poser sur lui, alors que non la vue, mais d’une certaine façon l’attention et l’intention, aussi soutenues qu’inefficaces à voir, se posent seuls sur quelqu’un.
Lui pressant la main, il lui dit:
«Amri, tu sais qu’Almudena te servira, lui, comme un chien; Amri, dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.
—Descendons, nous causerons en cheminant. Tu vas chez toi?
—Je vais où tu voudras.
—Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons trop vite: veux-tu que nous nous asseyions un moment sur la petite place du Progrès pour que nous puissions causer tranquillement?»
Sans doute, l’aveugle répondit affirmativement, car cinq minutes après on les voyait assis l’un à côté de l’autre sur le socle de la grille qui entourait la statue de Mendizabal. Le visage d’Almudena était d’une laideur expressive, brun citron, avec la barbe rare et noire comme l’aile du corbeau; sa caractéristique était surtout la grandeur démesurée de la bouche, qui, lorsqu’il souriait, affectait une courbe, dont les extrémités, repoussant les poils flottants des joues, semblaient se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées par des plaques sanglantes; la taille moyenne, les jambes torses; sa stature plutôt élevée était diminuée par la démarche ordinaire des aveugles et par l’habitude de rester de longues heures assis sur le sol avec les jambes repliées sous lui comme font les Mauresques.
Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence tout au moins, car ses habits, quoique vieux et pleins de taches, ne présentaient point de trous ou de déchirures qui n’aient été recousus ou recouverts par un rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs usés, mais parfaitement protégés par des coutures et des pièces très habilement posées. Le chapeau en forme de champignon dénotait les efforts de dilatation subis en passant sur différentes têtes avant d’arriver à celle qu’il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la dernière, mais les bosses du feutre n’étaient point telles qu’elles ne pussent protéger le crâne qu’elles avaient mission de défendre. Le bâton était dur et lisse; la main avec laquelle il l’empoignait était nerveuse, très colorée en noir à l’extérieur, tirant sur l’éthiopien, la paume blanchâtre avec une couleur et des délicatesses qui la faisaient ressembler à une peau de morue fraîche, les ongles bien coupés; le col de la chemise le moins sale que l’on pût imaginer dans la misérable condition et l’état de vagabondage où vivait le misérable fils du Sud.
«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, dit la seña Benina, en ôtant et remettant dans sa poche son mouchoir comme une personne troublée et nerveuse qui veut s’éventer la tête. Je suis dans un grand embarras, et toi, rien que toi, peux m’en tirer.
—Dis-moi ce que c’est....
—Que comptais-tu faire ce soir?
—Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi laver linge, moi coudre beaucoup, rapetasser beaucoup.
—Tu es l’homme le mieux nippé qui existe au monde. Je ne connais pas ton pareil. Aveugle et pauvre, tu arranges toi-même tes petites affaires; tu enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds dans la perfection; tu es ton tailleur, ton cordonnier, ta blanchisseuse.... Et après avoir mendié le matin à la paroisse, l’après-midi dans la rue, tu trouves encore le temps d’aller un petit instant au café..., content de ce que tu n’as pas, et s’il y avait au monde une justice, et si les choses étaient disposées selon la raison, on devrait te donner un prix..., brave garçon; pourtant, voilà ce que c’est, je ne te laisse pas travailler ce soir, parce qu’il faut que tu me rendes un service.... On garde ses amis pour les grandes occasions.
—Que t’arrive-t-il?
—Une affaire épouvantable. Je n’en vis plus. Je suis si malheureuse que, si tu ne me secours pas, je n’ai plus qu’à me jeter du haut du viaduc... C’est comme je te le dis.
—Amri..., pas te jeter.
—C’est que j’ai un malheur si grand, si grand, qu’il paraît impossible que j’en puisse sortir. Je vais te le dire d’un trait pour que tu puisses en sentir de suite le poids: j’ai besoin d’un douro....
—Un douro! s’écria Almudena, exprimant par la subite gravité de sa figure et l’énergie de l’accent l’épouvante que lui causait l’importance de la somme.
—Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer à la maison si je ne l’ai pas préalablement avec moi. Il est indispensable que j’aie ce douro; parle, il faut le sortir de dessous les pierres, le trouver n’importe comment.
—C’est beaucoup, beaucoup, murmurait l’aveugle, le visage baissé vers la terre.
—Ce n’est pas tant, observa l’autre, cherchant à tromper sa peine par des idées optimistes. Qui n’a pas un douro? Un douro, ami Almudena, le premier venu l’a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»
L’aveugle murmura dans son langage étrange quelque chose que Benina traduisit par le mot «impossible», et lançant un profond soupir, auquel Almudena répondit par un autre non moins profond et non moins pitoyable, elle se plongea un instant dans une douloureuse méditation, regardant alternativement la terre et le ciel, et la statue de Mendizabal, ce seigneur de bronze foncé qu’elle ne connaissait point, ne sachant point d’ailleurs pour quel motif on l’avait mis là. De ce regard vague et distrait, qui est le propre des moments de grande préoccupation, et comme un tour anxieux de l’âme sur elle-même, elle voyait passer d’un côté ou de l’autre du jardin des gens pressés ou nonchalants. Les uns devaient avoir un douro, les autres allaient le chercher. Elle voyait passer des garçons de recette de la Banque avec leur sacoche à l’épaule; des charrettes avec des bouteilles de bière ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques entraient des gens pour acheter et ils ressortaient avec des paquets. Des mendiants déguenillés importunaient les passants, des chars funèbres portaient au cimetière des gens à qui rien n’importait plus des douros. Avec une rapide vision, Benina passait en revue les coffres-forts de toutes ces grandes boutiques, des beaux appartements de toutes les maisons, des bourses de tous les passants bien vêtus, et elle avait la certitude qu’à aucun de ces heureux de la vie il ne manquait un douro.
Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de se présenter dans la maison voisine des Cespedes en les priant de lui faire la faveur de lui donner un douro, même si elle le demandait à titre de prêt. Sûrement ils se moqueraient d’une si absurde prétention et la mettraient promptement à la porte.
Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que quelque part où un douro ne représentait qu’une valeur insignifiante on le lui donnât à elle, pour qui cette somme représentait une valeur immense. Et si cette monnaie si anxieusement désirée passait des mains qui en possèdent beaucoup d’autres dans les siennes, on ne noterait pas une altération sensible dans la répartition des richesses et tout suivrait son cours, les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours misérables tous les autres de sa condition. Puisqu’il en était ainsi, pourquoi ce douro ne venait-il pas dans ses mains? Quelle raison y avait-il pour que vingt personnes passant ne se privassent d’un réal et que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un chemin naturel dans sa poche? Voyez comme les choses de ce monde sont mal arrangées! La pauvre Benina se contenterait d’une goutte d’eau, et devant le grand réservoir du Retiro elle ne pouvait l’obtenir. Comptons bien, ciel et terre; l’aqueduc du Lozoya perdrait-il quelque chose si on lui prenait une goutte d’eau?