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Miséricorde

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V

Ce n’est point employer un langage hyperbolique que de dire que la seña Benina, sortant de Santa-Casilda, possédant le douro incomplet qui calmait ses mortelles angoisses, allait par les places et les rues comme une flèche.

Avec soixante années sur les épaules, elle conservait son agilité et sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. Elle avait passé le meilleur de sa vie dans une situation fatigante qui exigeait autant d’activité que de promptitude de jugement, des efforts insensés de la tête et des muscles, et à une pareille école, elle s’était fortifié le corps et l’esprit; ainsi s’était formé ce tempérament extraordinaire de femme qu’apprendront à connaître ceux qui liront cette histoire véridique de sa vie.

Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez un apothicaire de la rue de Tolède; elle prit des médicaments qu’elle avait commandés le matin; ensuite elle entra chez le boucher et chez le marchand de comestibles, faisant faire différents paquets de ses achats, et enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale à proximité de l’angle où se trouvent les bureaux des poids et mesures. Elle se glissa sous le portail étroit, obstrué et rendu presque impraticable par les paquets d’un commerce de corde qui y était installé; elle enfila l’escalier rapidement jusqu’au premier, avec modération jusqu’au second, et arriva enfin haletante au troisième, qui était le dernier et surmonté d’un acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert avec des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements et différences de niveau de l’ancienne maison, et enfin elle arriva à une porte de logement mal recouverte de peinture; elle sonna...; c’était sa maison, la maison de sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les murs, arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur aphone et ouvrit, non sans avoir eu la précaution d’interroger l’arrivante par un petit guichet carré et grillé par une croix de fer.

«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. C’est du propre, une heure! Je croyais que tu avais été écrasée par une voiture ou qu’il t’était arrivé un coup d’apoplexie.»

Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu’à un petit cabinet voisin où elles s’assirent. La servante évita les explications de son retard par la crainte d’avoir à les donner et se tint sur la défensive, attendant pour voir d’où viendrait l’attaque de doña Paca, et quelle position elle prendrait avec son esprit irascible. Le ton des premières paroles avec lesquelles elle fut reçue la tranquillisa quelque peu; elle s’attendait à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes. Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses bons moments, sans doute, son âpre caractère était dompté par l’intensité de la souffrance. Benina se proposait, comme toujours, de s’accommoder au ton que prendrait l’autre, et de rester peu avec elle; les premières paroles échangées, elle se tranquillisa.

«Ah! madame, quel temps! Je n’y tenais plus à l’idée de rentrer dans cette chère maison bénie.

—Je ne me l’explique pas, dit la maîtresse, dont l’accent andalou persistait, quoique très atténué par quarante années de séjour à Madrid.—J’étais seule, émotionnée. En entendant sonner midi, une heure, deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite qu’elle tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....

—Justement.

—Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout mon almanach, que c’est aujourd’hui la Saint-Romuald, confesseur et évêque de Pharsale....

—Parfaitement.

—Et c’est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers comme auxiliaire.

—Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela m’a rassurée, affirma la servante, qui, avec sa facilité extraordinaire de forger et de conduire des mensonges, s’empressa de s’accrocher au solide câble que sa maîtresse lui tendait, et que la besogne n’a pas été facile!

—Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le figure! Ils ne doivent pas être à court d’estomac les curés de San-Sebastian, compagnons et amis de ton don Romuald!

—Tout ce que vous en direz est peu.

—Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec empressement la dame qui était fort curieuse de ce qui se mangeait chez les autres; oui, raconte. Tu leur as sûrement servi une mayonnaise?

—En premier un rôti que j’avais cuit à point. Ah! seigneur! qu’ils l’ont trouvé bon! Ils ont dit que j’étais la première cuisinière de toute l’Europe et que c’était par pur respect humain qu’ils ne s’en léchaient pas les doigts....

—Et après?

—Un abatis de volaille que j’ai cuisiné, digne des anges du ciel. Ensuite, des calamares dans leur jus... ensuite....

—Bien que je t’aie dit que je ne veux pas que tu m’apportes quoi que ce soit d’aucune maison, car je préfère certainement la misère à ronger les os qui proviennent d’autres tables, comme je te connais, je ne doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est ton panier?»

Prise à l’improviste, Benina se troubla un instant; mais ce n’était pas une femme à se démonter devant aucun danger, et sa maestria à vaincre les difficultés lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame, j’ai laissé le panier et tout ce qu’il contient chez Mme Obdulia, qui en a plus besoin que nous.

—Et tu as bien fait. J’approuve fort l’idée, petite. Conte-moi encore. Et tu ne leur as pas servi un bon petit dos de cochon?

—Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero Rico m’avait fourni ce qu’il avait de meilleur.

—Et le dessert, les vins?

—Jusqu’au champagne de la Veuve. Les curés sont des diables qui ne se privent de rien.... Mais rentrons, il est très tard et madame sera sans doute très faible.

—Je l’étais, mais... je ne sais pas; il me semble que j’ai mangé tout ce dont nous avons parlé...; pourtant donne-moi à dîner.

—Qu’avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que j’avais préparé hier soir?

—Ma fille, je n’ai pas pu l’avaler. Je me suis soutenue avec une demi-once de chocolat cru.

—Allons-y, allons-y. Le pis, c’est que j’ai à allumer le feu, mais je vais me dépêcher.... Ah! j’oubliais, j’ai apporté les médicaments. Voilà pour le premier.

—As-tu pris tout ce que je t’ai demandé? demanda la dame en se dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé mes deux jupons?

—Certainement. Avec les deux piécettes reçues et les autres que m’a données don Romualdo à cause de sa fête, j’ai pu parer à tout.

—Est-ce que tu as payé l’huile d’hier?

—Cela, non!

—Et le tilleul et la tisane?

—Tout, j’ai tout payé, et, après mes achats, il me reste encore quelque chose pour demain.

—Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, dit, avec une profonde tristesse, la dame en s’asseyant dans la cuisine pendant que la servante, avec une promptitude nerveuse, réunissait étincelles et charbons.

—Ah! madame, tenez-le pour certain.

—Pourquoi tant d’assurance, enfant?

—Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain sera un bon jour, je dirais presque un grand jour.

—Quand nous l’aurons vu, je te dirai si tu avais raison... Je me fie peu à tes grands élans de cœur. Tu es toujours à dire demain, demain.

—Dieu est bon.

—Avec moi on ne s’en douterait vraiment pas. Il ne se lasse pas de me porter des coups. Il me frappe sans me laisser respirer. Après un jour mauvais, il en vient un pire. Les années se passent à attendre le remède, et il n’y a pas d’illusion qui ne se convertisse en désenchantement. Je suis lasse d’espérer, lasse de souffrir. Mes espérances me trahissent, et, comme elles me trompent toujours, je n’aime pas espérer des choses bonnes et je les souhaite mauvaises pour qu’elles arrivent... à peu près ordinaires.

—Pourtant moi, à la place de madame,—dit Benina en soufflant le feu—j’aurais confiance en Dieu, et je serais contente.... Vous voyez que je suis confiante, moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue que le coup du sort arrivera quand nous y penserons le moins, et que nous serons très riches; il nous donne ces jours de grande épreuve et il nous en récompensera avec la grande vie qu’il nous donnera plus tard.

—Hélas! Nina, je n’aspire pas à la grande vie, mais seulement à un peu de repos et de relâche.

—Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon goût dans ce monde de plaisirs, et pour cela je le tiens quitte des petites misères que j’endure. Mais mourir, non pas.

—Tu t’accommodes de cette vie.

—Je m’y conforme, parce qu’il n’est pas en mon pouvoir de m’en donner une autre. Que tout arrive, sauf la mort; tant qu’il ne manque pas un morceau de pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui sont: la faim et l’espérance.

—Et tu supportes encore la misère, la honte, l’humiliation, devoir à tout le monde, ne payer personne, ne rencontrer personne qui soit capable de te prêter deux réaux, vivre de mille artifices, pièges tendus et mensonges, nous voir persécutées sans trêve par les boutiquiers et les vendeurs de toute chose?

—Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie se défend comme il peut. Il ferait beau voir que nous dussions mourir de faim pendant que les magasins sont remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne veut pas que l’on se rafraîchisse la bouche avec l’air du ciel en guise de nourriture, et, quand il ne nous donne pas d’argent, il nous donne la subtilité du jugement pour inventer les moyens de nous procurer ce qui nous manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et je payerai certainement quand nous aurons de quoi. Oui, on sait que nous sommes pauvres, qu’il y a de bonnes intentions chez nous, mais qu’il n’y a pas autre chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions à l’idée que les marchands ne sont pas payés des misères qu’ils nous vendent, sachant, comme nous le savons, qu’ils sont riches!

—Est-ce que tu n’as point d’honneur, Nina, je veux dire de décorum, je veux dire de dignité?

—Je ne sais pas si j’ai ce que vous dites; mais ce que je sais, c’est que j’ai une bouche et un estomac naturels et que Dieu qui me les a donnés m’a mise dans ce monde pour que je vive et non pas pour que j’y meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un point d’honneur? Vraiment... ce qu’ils tiennent, c’est un bec... et, regardant les choses comme elles doivent être regardées, je dis que, si Dieu a créé le ciel et la terre, les boutiques des épiciers, la Banque d’Espagne, les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son œuvre... Tout vient de Dieu.

—Et la monnaie, l’indécente monnaie, de qui est-elle? demanda la maîtresse avec un accent méprisant et douloureux, réponds-moi.

—C’est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l’or et l’argent, les billets, je ne sais..., mais pourtant c’est lui aussi.

—Ce que je dis, Nina, c’est que les choses sont à ceux auxquels elles appartiennent..., et tout le monde les détient, excepté nous.... Eh! mais, dépêche-toi, je me sens faible.

—Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur la commode. Je prendrai un cachet de salicylate avant de manger... Aïe! quelle souffrance me donnent ces jambes; au lieu de me porter, c’est moi qui dois les tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux d’aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait avec moi. Cela paraît une plaisanterie! Il m’a rendue infirme de la vue, des jambes, de la tête, des reins, de tout, moins de l’estomac. Il me prive des moyens de me nourrir et je digère comme un vautour.

—Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux pas, maîtresse! Béni soit le Seigneur qui nous donne le plus grand bien de nos corps: la très sainte faim.»

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