Miséricorde
XXXIV
De Ponte avait une forte envie de demander à ce type des explications sur cette façon impertinente de le regarder. La cause ne pouvait être autre que la nouveauté que Frasquito offrait au public de se montrer sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais qu’est-ce que cela peut bien faire aux gens que je me maquille ou ne me maquille pas? Je fais de ma physionomie ce qui me plaît et rien ne m’oblige à contenter ces messieurs en leur présentant toujours le même visage. Que j’aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je dois me faire respecter et conserver mon décorum.» Il se proposait déjà de répondre par une œillade méprisante, quand l’homme aux escargots, ayant vidé, mangé et sucé le dernier et remis la coque vide sur l’assiette, se leva et paya sa consommation; il remit sur ses épaules sa cape qui avait glissé et l’espèce de singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre homme mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:
«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de vous adresser une question?»
Au ton cordial de l’individu, Frasquito comprit qu’il avait affaire à un de ces infortunés qui expriment par leur façon de regarder, tout le contraire de ce qu’ils veulent dire.
«Parlez.
—Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais savoir, si vous ne le trouvez pas mauvais, s’il est vrai qu’Antonio Zapata et sa sœur ont fait un héritage d’une quantité considérable de millions.
—Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je vous dirai: ma part dans l’héritage, comme celle qui revient à doña Francisca Juarez, consiste en une pension, dont nous ne savons pas encore le montant. Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. Mais dites-moi à votre tour, ne seriez-vous pas, par hasard, un journaliste?
—Non, monsieur, je suis peintre héraldique.
—Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à l’affût des nouvelles pour les porter aux journaux?
—Ce que je porte aux journaux, c’est des annonces. Parce que comme l’art héraldique ne rapporte pas beaucoup, je me dédie aux annonces, aux réclames et avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et nous faisons une chasse étonnante. C’est pour cela qu’ayant appris qu’Antonio devenait riche, je viens vous demander d’user de votre influence sur lui pour qu’il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j’ai six enfants à nourrir.»
Il disait cela sur le ton d’un parfait honnête homme, et ce disant, il lançait à de Ponte une œillade pareille à celle de l’assassin au moment où il va frapper sa victime. Avant que Ponte eût le temps de lui répondre, il continuait disant:
«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... Et, à propos, doña Obdulia ou madame sa mère pourraient désirer avoir un titre, maintenant qu’elles sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un tout de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse d’Espagne. Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, voici ma carte. Je leur composerai leurs armes et leur arbre généalogique et leur investiture en lettres anciennes avec des majuscules rouges, mieux que ne saurait le faire aucun peintre des plus huppés et à meilleur prix. Vous pourriez juger de mes talents par les modèles que j’ai à la maison.
—Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d’un air important, avec un cure-dents à la bouche, ni si elles voudront prendre un titre, ni si elles ne le voudront pas. La noblesse leur vient des quatre côtés de la parenté, car les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les Ponte sont les plus grands lignages de l’Andalousie.
—Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur gueule écartelé d’azur et or....
—En vérité, pour mon compte, je n’ai nulle envie de prendre un titre: mon héritage n’est point tellement conséquent pour le nécessiter.... Ces dames, je ne sais pas.... Obdulia serait digne d’être duchesse et elle l’est vraiment par le visage et par les manières, bien qu’elle ne daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure d’une impératrice, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu. Enfin, je ne me mêle de rien.... Et, laissant l’art héraldique, passons à un autre sujet.»
Ce disant, l’homme aux escargots s’était assis à côté de Frasquito et son regard sinistre jetait la terreur parmi les clients qu’il semblait prêt à dévorer.
«Étant donné que vous faites votre métier du courtage des annonces, ne pourriez-vous pas m’indiquer une bonne pension de famille?
—Précisément j’en ai deux.... Je les ai dans mon portefeuille pour les porter à l’Imparcial et au Liberal. Regardez-les..., c’est tout ce qu’il y a de bon: habitation charmante, nourriture à la française, cinq plats... trente réaux.
—Je désire meilleur marché... de quatorze à seize réaux.
—Parfaitement, je l’ai aussi.... Demain matin, je pourrai vous donner la liste d’au moins six maisons toutes de confiance.»
L’apparition subite d’Antonio Zapata leur coupa la parole. Il entra rouge de colère, menant grand bruit et plaisantant bruyamment avec l’hôte et quelques-uns des clients. Il pénétra dans la petite chambre intérieure et posant sur sa table le volumineux portefeuille qu’il portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté de Frasquito et de l’homme aux escargots.
«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s’écria-t-il d’un air fatigué.
Et, au garçon qui servait, il dit:
«Je ne prends rien, j’ai déjà mangé. Madame ma mère nous a collé, à ma femme et à moi, un poulet dans le corps, avec force rasades de Champagne, et, par-dessus, quantité de petits fours à la crème.
—Petit, que t’importe maintenant? dit l’homme aux escargots, la parole douce, le regard terrible. Il faut que tu te décides à me donner une prompte réponse; me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?
—Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme quand je lui ai proposé de ne plus travailler! J’ai cru qu’elle allait me mordre et m’arracher les yeux. Rien du tout. Nous continuerons de même, elle avec sa machine et moi avec mes annonces, car nous ne savons pas ce que diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous ce que rapporte ce bien de la Almarina? Combien il nous donnera de rente?
—Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je sais que c’est une terre magnifique, avec terrasses, haras, terres de cultures, terres à maïs, le meilleur endroit de toute l’Andalousie pour le passage des cailles quand elles traversent le détroit.
—Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, pour l’instant, il n’y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut pas que je lâche ces annonces du diable. Patiente pour l’instant, Polidor, car, tu le sais, on ne plaisante pas avec ma femme: j’en ai plus peur que d’une lionne affamée.... Et conte-moi un peu, qu’as-tu fait aujourd’hui?.... Ah! j’allais oublier, ma mère voudrait acheter une araignée....
—Une araignée?
—Oui, homme, une lampe suspension pour la salle à manger. Elle m’a dit de demander si l’on peut en trouver une bonne, riche, d’occasion.
—Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison de vente de la rue de Campomanes.
—Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se procurer de la moquette et du velours en bonnes conditions.
—Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères de la place de Célenque. Voici l’annonce: «Tout le mobilier complet d’une maison. De deux à trois. On n’admet pas les marchands.»
—Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet ce matin, voudrait un landau à cinq lumières....
—Allumées?
—J’ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec gravité, de ne pas prendre de voitures, mais plutôt de s’entendre avec un loueur.
—Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l’effet d’un cortège du diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné par les ânesses de lait du sieur Jacinto.»
Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces plaisanteries n’étaient pas du goût de l’homme d’Algeciras et qu’il cherchait à détourner la conversation. Cet effronté d’Antonio Zapata se permit de dire à Ponte:
«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.
—Comment?
—Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de vieux et respectable chevalier. Convenez qu’avec la teinture vous ne réussissiez pas à paraître jeune: ce à quoi vous ressemblez c’est à... un cercueil.
—Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent effort pour dissimuler sa colère et faire semblant de suivre la plaisanterie, il nous plaît, à nous autres vieux, de faire peur aux gamins pour qu’ils nous fichent la paix. Les enfants d’aujourd’hui, qui veulent avoir l’air de tout savoir, ne savent rien.»
Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point d’autre réponse et sa bêtise excita Zapata qui continua à le mortifier en disant:
«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première chose à faire c’est de mettre à la retraite notre sarcophage.
—Comment?
—Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez pour les jours de fête, et qui date de la mode qu’on portait à l’époque où on a exécuté Riego.
—Vous n’entendez goutte aux questions de mode! Elles se renouvellent maintenant constamment et la mode d’avant-hier revient demain.
—C’est possible pour les vêtements, mais pour les personnes, ce qui est passé est bien passé. Il ne vous reste que les créneaux. Il ne vous reste que des boursouflures, il n’y a plus rien derrière. Ce qu’il y avait dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez plus qu’avec vos cors.»
Peu s’en fallut que la colère de Frasquito n’éclatât et qu’il ne jetât à la tête d’Antonio les plats, les verres et même la table, et ce serait arrivé, si Polidor n’avait point cherché à atténuer l’effet de ces mauvaises plaisanteries en disant d’un air conciliant:
«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n’est point encore entré à Ville-Vieille et il porte mieux ses années que nous.
—Il n’est pas vieux, non..., il date seulement de l’époque où Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, si cela l’offense, je me tairai.... Monsieur de Ponte, vous savez combien je vous aime et que si j’ai plaisanté, c’est uniquement pour passer le temps. Ne tenez aucun cas de ce que j’ai dit, cher maître, et parlons d’autre chose.
—Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit Frasquito avec dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., mais vous êtes un gamin et....
—C’est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais vous demander une chose respectable, monsieur de Ponte, à quoi comptez-vous employer les premiers sous de votre pension?
—A une œuvre de justice et de charité. J’achèterai une paire de bottines à Benina quand elle reparaîtra, si elle reparaît, ainsi qu’une robe neuve.
—Pour moi, je lui achèterai un vêtement d’odalisque, c’est le seul qui lui convient depuis qu’elle s’est dédiée à la vie mauresque.
—Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par hasard où est cet ange?
—Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l’on reçoit les petits anges qui s’en vont mendier dans les rues sans permission.
—Mauvaise plaisanterie!
—Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! Je savais que la Nina se rendait souvent à la porte de San-Sebastian pour mendier quelques sous.... La nécessité est une terrible conseillère. La pauvre Nina faisait cela!... Mais je n’ai su qu’aujourd’hui qu’elle vivait avec un Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.
—Êtes-vous sûr de ce que vous dites?
—Je l’ai vue. Je n’en ai rien voulu dire à maman, pour ne pas lui faire de peine; mais je le savais. Alors, dans une rafle que les gens de la police ont faite, on a arrêté Nina et l’autre et on les a enfermés à San-Bernardino. Et de là on les a emballés pour le Pardo, d’où Nina m’a adressé un billet me priant de tenter l’impossible pour qu’on la relâche.... Je tâcherai d’y réussir demain. Voyez ce que j’ai fait pour cela ce matin, j’ai loué une bicyclette et je suis allé au Pardo.... Et, pour que je ne l’oublie pas, si ma femme savait que je me suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la maison. Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; tu sais comme est Juliana.... Mais je continue: j’arrivai là et je la vis; la pauvre femme était sans souliers et les vêtements en loques. Elle fait peine à voir. Le Maure est tellement jaloux que quand il m’entendit parler avec elle il se mit en fureur et il voulut se jeter sur moi: «Beau galant! Moi assommer le beau galant.» La crainte de produire un scandale m’empêcha seule de lui tomber dessus.
—Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit Frasquito timidement.
—Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne les amours de vieux.
—Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de son regard sur Antonio, en voilà assez. Il faut faire une démarche auprès du gouvernement civil.
—Oui, oui, agissons, Pepe d’Alcania est-il toujours gouverneur?
—Homme, pour l’amour de Dieu! Le duc de Sesto? Mais vous êtes tombé en enfance!
—Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes resté à la guerre d’Afrique ou pas loin, affirma l’homme aux escargots. Je me rappelle... Quand l’union libérale..., il y avait comme ministre de l’intérieur D. José Posada Herrera. J’étais au journal la Iberia, avec Calvo Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais il est passé de l’eau sous le pont depuis lors.
—Qu’il en soit ce qu’il voudra, messieurs, ajouta de Ponte revenant à la pratique, il faut venir en aide à Nina.
—Il faut la tirer de là.
—Et son petit Maure avec. Demain même, j’irai voir un ami que j’ai à la Délégation.... Mais n’oublie pas, Polidor, reste tranquille et ne vends pas la mèche.... Si Juliana savait que j’ai loué une bicyclette et que j’ai une machine au mois!
—Vous allez retourner au Pardo?
—C’est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez aussi?
—Je n’ai jamais essayé. En tout cas, j’irai à cheval.
—Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous à l’anglaise ou à l’espagnole?
—Je ne sais pas, mais ce que je sais, c’est que je monte très bien. Voulez-vous le voir?
—Certainement, mon homme, et faisons un pari: si vous ne vous cassez pas la tête, je paye la location du cheval.
—Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre machine ce sera moi qui la payerai.
—Convenu. Et toi, Polidor?
—Moi, je vais prendre l’omnibus de San-Francisco. Rendez-vous là-bas à trois heures. Vous nous payerez des escargots.
—Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito en se levant, et si nous arrivons sains et saufs jusqu’à Nina et à l’homme du Riff, banquet général.
—Vous divaguez....»