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Miséricorde

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XXXIII

Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles de la cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette nouvelle manifestation de son mal et, lorsque la nuit fut venue, devisant avec la dame de Ronda, ils tombèrent tous deux d’accord que don Romualdo était bien un être réel et l’héritage une vérité incontestable. Nonobstant cette conviction, ils vécurent dans des craintes mortelles jusqu’au moment où, le lendemain, apparut pour la seconde fois la figure du prêtre bienfaisant accompagné d’un notaire, qui était une ancienne connaissance de doña Francisca Juarez de Zapata. L’affaire réglée après examen des papiers, ce qui ne présenta aucune difficulté, les héritiers de Rafaelito Antrines reçurent une quantité de billets de banque qui, à tous deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la longue et absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession de cet argent, événement inouï dans ces dernières années de sa vie, produisit chez doña Paca un effet psychologique très extraordinaire; son intelligence s’obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle ne trouvait plus les mots pour rendre sa pensée et ses idées tourbillonnaient dans son cerveau comme les mouches qui se précipitent aussi incessamment que vainement sur les vitres d’une fenêtre espérant sans succès passer au travers pour reprendre leur libre vol. Elle voulut parler de sa Nina et dit mille inconséquences. Comme il arrive souvent que l’on entend le bruit d’une dispute et la rumeur des paroles échangées par des gens qui se querellent sans rien distinguer, Frasquito et les deux autres messieurs parlant de l’affaire, elle crut comprendre qu’ils disaient que la fugitive était revenue, qu’on l’avait rencontrée et rien de plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire tout près de Cédron. Petit et avec le profil d’une perruche, on eût dit un oiseau se disposant à grimper sur les branches d’un arbre.

Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans renouveler leurs compliments et leurs offres gracieuses et, restés seuls, la dame de Ronda et l’homme d’Algeciras se mirent d’abord à parcourir la maison d’un bout à l’autre, allant sans but et sans motif aucun de la cuisine à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, échangeant nerveusement quelques brèves paroles lorsqu’ils se rencontraient dans ces marches agitées. Doña Paca, pour dire la vérité, sentait sa joie profondément diminuée par l’impossibilité d’en faire part à sa compagne, qui avait été son soutien pendant tant d’années malheureuses. Ah! si Nina était entrée dans ce moment, quel plaisir sa maîtresse aurait éprouvé à lui donner la grande nouvelle, à jouir de sa surprise, en feignant d’abord d’être affligée du manque d’argent, et lui montrant ensuite brusquement la poignée de billets de banque! Quelle tête elle ferait! Comme ses yeux s’élargiraient! Et que de choses on allait pouvoir se procurer avec cette montagne de papiers! Allons, il est dit que Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans le mal comme dans le bien, il y a toujours une petite tache qui est comme la marque du destin. Dans les plus grandes calamités, il laisse tout d’un coup respirer le patient un instant: dans les choses heureuses que sa miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail dont le manque risque de tout gâter.

Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la cuisine au salon et du salon à la cuisine, Ponte proposa à sa compatriote de célébrer ce beau jour en allant tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de son goût le proposition. C’est lui qui l’invitait, heureux de répondre ainsi à la généreuse hospitalité qu’elle lui avait accordée.

Doña Francisca répondit qu’elle ne se montrerait certainement pas dans un endroit public tant qu’elle ne serait point en état de paraître habillée comme il convient à son rang, et, comme il insistait ajoutant qu’en dînant dehors on éviterait l’ennui de faire la cuisine à la maison sans autre aide que celle des petites filles de la cordonnière, la dame répondit que, tant que Nina ne reviendrait pas, elle ne voulait point allumer de fourneau et qu’elle ferait tout venir de la maison Botin. Certainement qu’elle aussi sentait le besoin de manger de bonnes choses et bien accommodées, que son appétit s’ouvrait fort à cette idée.... Il n’était que temps, Seigneur Dieu! Tant d’années de jeûnes forcés méritaient bien que l’on chantât l’alleluia de la résurrection.

«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas chez Botin. Je vais t’écrire sur un morceau de papier ce que je veux, pour que tu ne te trompes pas.»

Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander moins, la chère dame, pour se refaire le palais en ce jour de fête que deux poulets rôtis, quatre merluches frites et un bon morceau d’aloyau, avec accompagnement de jambon au sucre, d’œufs dans la glace et d’une douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et voilà!

La dame n’arriva pas, avec cette commande suggestive, à arrêter l’imagination de Frasquito, qui, depuis qu’il se sentait de l’argent en poche, était dévoré d’une envie folle de descendre dans la rue, de courir, de s’envoler, car il croyait positivement qu’il lui était poussé des ailes.

«Quant à moi, madame, veuillez m’excuser, mais j’ai affaire ce soir.... Il est indispensable que je sorte.... J’ai d’abord besoin de prendre l’air.... Je sens que j’ai un peu de vertige. L’exercice m’est nécessaire, soyez sûre qu’il m’est nécessaire.... Et aussi bien il est nécessaire que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que pour me mettre au courant des modes nouvelles et voir à préparer quelques commandes.... Je suis extrêmement difficile et j’ai beaucoup de peine à me décider pour telle ou telle étoffe.

—Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez pas, il faut que vous voyiez, comme je le vois moi-même, dans cet événement heureux, une leçon de la Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue de l’efficacité de l’ordre et de la règle, et j’ai la ferme intention de tenir mes comptes et d’écrire tout ce que je dépenserai.

—Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant cela ne m’a servi à rien, croyez-le bien, amie de mon cœur, que cela ne m’a servi à rien.

—Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, c’est de proportionner la dépense aux entrées et de ne pas dépasser.... Pour Dieu, cher Ponte, ne soyons pas assez barbares, une autre fois, pour nous moquer de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que Trujillo a raison.

—J’ai fait, madame, plus de balances que je n’ai de cheveux sur la tête, mais, croyez-le bien, cela ne m’a jamais servi qu’à me le faire perdre, l’équilibre!

—Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, soyons ordonnés et j’oserai vous demander, si cela ne vous dérange pas trop, de vouloir bien, en faisant vos achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou tout autre livre analogue.»

Certainement, ce n’est point un livre, mais une demi-douzaine qu’il lui apporterait avec amour, et, promettant cela, Frasquito s’élança dans la rue, avide d’air, de lumière, de voir du monde, de se récréer des choses et des gens qu’il contemplerait. Du premier pas, marchant machinalement, il alla jusqu’au paseo de Atocha sans se rendre compte de rien. Et puis il retourna en arrière, parce qu’il préférait se voir entre les rangées de maisons qu’au milieu des arbres. Franchement, les arbres lui étaient souverainement antipathiques, probablement parce que, passant près d’eux dans ses heures de désolation, ils semblaient lui tendre leurs bras pour qu’il s’y accrochât avec une corde. S’enfonçant dans les rues sans but déterminé, il contemplait les étalages des tailleurs où étaient exposées de belles étoffes, les boutiques de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point pourtant de jeter un coup d’œil aux restaurants et, en général, à toutes les boutiques que, dans sa vie de mortifiante pénurie, il avait toujours regardées avec désolation.

Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses vagabondes et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait fort, robuste et plein de santé. Il regardait langoureusement et avec un certain air de protection toutes les femmes jolies ou dignes d’attirer son attention qui passaient près de lui. Un étalage de parfumerie lui suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux cheveux blancs tout en l’air, dans un désordre impossible, sans être lissés et corrigés par une belle teinture noire, et cette délicieuse boutique lui offrait l’occasion de réparer une si grande inconvenance, lui permettant d’inaugurer la campagne de restauration de son existence qui devait commencer justement par celle de son visage. Ce fut là qu’il changea le premier billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo Cédron; après s’être fait présenter différents articles, il fit une ample provision de ceux qu’il croyait le plus nécessaires et, payant sans marchander, il donna l’ordre de lui porter à la maison de doña Francisca le volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes et colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité de se procurer un logis convenable sans toutefois être trop cher, mais correspondant à la pension dont il jouissait, car, en aucun cas, il ne voulait sortir des limites de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais aux dortoirs de Bernarda, si ce n’est pour lui payer les sept nuits qu’il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant et comptant ainsi avec lui-même, l’heure arriva où son estomac lui fit comprendre que l’on ne vit pas exclusivement de rêves. Problème: où aller manger? L’idée d’aller dans un des grands restaurants fut promptement écartée. Sa tenue n’était pas assez convenable. Irait-il, suivant son habitude routinière de ses jours malheureux, à la boutique de Boto? Oh! non.... On l’avait toujours vu là avec sa teinture soignée. On s’étonnerait de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en l’air. Enfin, se souvenant qu’il devait à l’honorable Boto une petite note de nourriture, il pensa qu’il devait répondre par un payement ponctuel à la confiance qui lui avait été faite par le patron et qu’il expliquerait par la maladie et son retard et le désordre de sa figure, et qu’on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses pas vers la rue de l’Ave-Maria et il entra un peu intimidé dans la taverne, passant comme d’un air distrait dans la pièce extérieure, en se cachant la figure avec son manteau. Cet endroit très resserré est encombré par l’énorme clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente préparation. La taverne proprement dite est suivie d’un petit passage étroit où il y a pourtant quelques tables, avec le banc appuyé au mur, et ensuite se présente un réduit où l’on parvient par deux marches et qui contient deux tables longues de chaque côté, ne laissant juste entre elles que la place nécessaire pour les allées et venues du garçon qui fait le service. Ponte s’installait toujours en cet endroit s’y trouvant plus à l’abri de la curiosité et des regards scrutateurs des clients; il occupait le bout de la table qu’il trouvait libre, s’il y en avait un, car elles étaient le plus souvent complètes et les hôtes y étaient serrés comme harengs en caque.

Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser dans la petite chambre intérieure tout à son aise, car il n’y avait encore que trois personnes et l’une des tables était vide. Il s’assit dans le coin auprès de la porte, endroit très recueilli dans lequel le public, c’est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient difficilement, et alors se posa cet autre problème délicieux: Qu’allait-il demander? Ordinairement, l’état lamentable de sa bourse l’obligeait à se limiter à la consommation d’un réal pour un plat qui, avec le pain et le vin, représentait une dépense totale de quarante centimes, ou bien une portion de morue en sauce. L’une ou l’autre de ces consommations, avec le long morceau de pain qu’il mangeait jusqu’à la dernière miette, soit avec la sauce, soit avec son petit quart de vin, lui offraient une alimentation suffisante et savoureuse. Quelquefois il prenait au lieu de ragoût de la viande cuite à l’étuvée et, dans quelques très rares occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, des escargots, des viandes hachées ou autres cochonailles, jamais il ne s’en était fait servir.

Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de ce qu’il y avait et, se montrant indécis, comme une personne blasée qui cherche en vain un mets de nature à exciter son appétit, il arrêta son choix à la fricassée de poulet.

«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui dit le garçon, voyant qu’il n’ôtait point le foulard qui lui cachait le bas de la figure.

—Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me donne pas du gros pain, mais bien du pain à la française.»

En face de Frasquito étaient assises deux personnes qui mangeaient dans le même plat deux parts de ragoût pour deux réaux, et plus loin, dans l’angle opposé, un individu dépêchait posément et méthodiquement une portion d’escargots. C’était vraiment une machine à avaler les escargots, car, pour manger chacun d’eux, il employait les mêmes mouvements de la bouche, des mains et même des yeux. Il prenait la coquille, sortait l’animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche, raclait l’intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un regard furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus contenu dans la coquille; ensuite il déposait la coque vide pour en reprendre une pleine, et il répétait la même opération avec les mêmes gestes mesurés au compas, les mêmes mouvements pour sortir l’escargot et les mêmes regards ensuite: un, sympathique, à la bête, au moment de la prendre; un, de haine, à Frasquito, au moment de l’avaler.

Pendant très longtemps, cet homme, à la figure petite et simiesque, continua à accumuler les coquilles vides en un monceau qui croissait parallèlement à la diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était en face de lui, commençait à s’inquiéter des regards terribles que, comme une figurine mécanique de boîte à musique, à chaque opération, le consommateur lui lançait.

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