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Miséricorde

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XXVII

Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui avait coutume de mendier avec une petite fille dans les bras, à la chapelle de l’Olivar; il lui conta en pleurant ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des rochers.

Sa fille, la mère de cette créature et d’une autre qui, malade, avait été recueillie par une voisine, était morte deux jours avant de misères, madame, de fatigue, de tant souffrir, pendant qu’elle envoyait ses pauvres enfants à la recherche d’un morceau de pain. Qu’allait-il devenir maintenant avec ces deux enfants, n’ayant point de quoi les nourrir et ne suffisant pas à se tirer d’affaires lui-même? Le Seigneur avait retiré sa main de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide dans cette maudite situation. Il ne désirait qu’une chose, mourir, et qu’on l’enterre promptement, promptement, pour ne plus voir le monde. Son seul désir serait de voir ses deux pauvres petites placées dans un de ces refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux sexes. Et c’est là que l’on pouvait reconnaître sa malchance.... Il avait rencontré une âme charitable, un ecclésiastique, qui lui offrit de placer les petites dans un asile; mais, quand il croyait l’affaire arrangée, le diable est venu la défaire.

«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un brave homme, prêtre, qui s’appelle don Romualdo?

—Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant de nouveau un grand vertige et une épouvantable confusion dans son esprit.

—Grand, bien planté, portant des habits fins, ni jeune, ni vieux.....

—Et il dit qu’il s’appelle don Romualdo?

—Don Romualdo, oui, madame.

—Aurait-il par hasard une petite nièce qui se nomme doña Patros?

—Je ne sais pas comment elle s’appelle; mais pour une nièce, il en a certainement une... et jolie encore. Mais voilà bien ma chienne de chance. Et je vais vous en donner la raison. Je vais chez lui et l’on me dit qu’il est parti pour Guadalajara.

—Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que le réel et l’imaginaire se livraient à une sarabande dans son pauvre cerveau; mais il reviendra bientôt.

—Savoir s’il reviendra!»

Le pauvre vieux ajouta qu’il se mourait de faim; qu’il n’avait, en tout et pour tout, mangé depuis trois jours autre chose qu’un morceau de morue crue qu’on lui avait donné par charité dans un magasin, et quelques croûtes de pain qu’il avait été obligé de tremper dans la fontaine pour les attendrir, car il n’avait plus de dents dans la bouche. Depuis le jour de la Saint-Joseph, où la distribution de la soupe a été supprimée au Sacré-Cœur, il n’avait plus trouvé remède à sa faim; il ne trouvait d’assistance nulle part; le ciel ne l’aimait plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, pourquoi aurait-il désiré continuer à vivre? Si peu qu’il réussisse à caser ses deux petites filles, il se coucherait pour ne plus se relever qu’au jugement dernier très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, tant il était las et fatigué!

Transportée de peine en écoutant le récit d’une semblable infortune, dont elle ne pouvait mettre en doute la sincérité, elle dit au vieux de la mener auprès de sa petite-fille malade, et elle fut aussitôt conduite dans un logis sombre, au rez-de-chaussée de la maison de location où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois, une demi-douzaine de «mendiants pour l’amour de Dieu», avec leur progéniture. La majeure partie d’entre eux se rendaient alors à Madrid pour y recueillir la sainte obole. Benina ne rencontra qu’une vieille sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une femme pansue, mal couverte de haillons de différentes couleurs. Par terre, sur un méchant grabat, couvert de morceaux d’étoffes légères jaunes, et de lambeaux de mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle paraissait six ans, la face livide, les poings serrés contre la bouche.

«Ce qu’elle a, cette enfant, c’est qu’elle souffre de la faim, dit Benina qui, lui ayant touché le front et les mains, les avait trouvés froids comme le marbre.

—Il est possible que cela soit, car il n’est pas entré dans nos corps quoi que ce soit de chaud depuis hier.»

Il n’en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de la brave Benina, pitié qui emplissait et inondait son âme et, transportant dans la pratique les choses avec la prestesse qui était la caractéristique de sa nature, elle s’en alla à la minute à la boutique de comestibles voisine et acheta tout ce qu’il lui fallait pour mettre immédiatement un bon pot-au-feu, prenant en plus des œufs, du charbon, de la morue..., car elle ne faisait jamais les choses à demi. Sur l’heure elle portait remède à la triste situation de ces infortunés et de quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, alléchés par l’odeur de cuisine qui s’était si subitement et si rapidement répandue dans la partie basse de cette ruche humaine. Et le Seigneur récompensa de suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui donna enfin des nouvelles du pauvre Almudena dévoyé.

Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le reste du temps il le passait en prières et jouant sur une petite guitare à deux cordes qu’il avait rapportée de Madrid, le tout sans s’éloigner d’un tas de décombres provenant de la station de Las Pulgas, du côté qui regarde vers le pont ségovien. Benina se rendit là très lentement, parce que le mendiant qui la guidait était lui-même de marche lente, l’extrémité du corps enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen des mains armées elles-mêmes de petits socques de bois. Tout en cheminant, cette moitié d’homme émit sur le compte de l’aveugle quelques remarques critiques, disant que sa manière d’être était tant soit peu extravagante. Il croyait qu’Almudena devait être un prêtre dans son pays, un curé de Zancarron et que, dans ces jours, il devait faire la pénitence du carême mahométan.

«Ce qu’il chante avec sa guitare, ce doit être des chansons de funérailles de là-bas, parce qu’elles sont tristes et donnent envie de pleurer en les entendant. Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu sur son tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que s’il eût été changé en pierre.»

Benina distinguait en effet la figure immobile de l’aveugle au milieu d’un tas d’immondices, de scories, de plâtras et de balayures qui se trouve entre la voie et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d’une aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune verdure ne poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte continua à se traîner en avant, et Benina, son panier sous le bras, se mit à monter, non sans glisser sur les décombres et non sans peine, car le talus, à cause de sa composition hétéroclite, s’écroulait sous ses pieds. Avant d’arriver au sommet, qu’occupait Almudena, elle annonça par des cris son arrivée, lui disant:

«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu as choisi pour te mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, par hasard, te dessécher pour faire une peau de tambourin? Eh!... Almudena, c’est moi, c’est moi qui monte ces escaliers d’enfer. Petit... Mais quoi? est-ce que tu es fou ou endormi?»

Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers le sol, comme un morceau de viande qu’on aurait mis à rôtir. La vieille lui lança deux ou trois petites pierres avant de parvenir à attirer son attention. Almudena se mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses pieds, il s’écria:

«Toi, Benina, c’est toi, Benina?

—Oui, mon enfant. C’est cette pauvre vieille elle-même qui vient te trouver au désert où tu demeures. Tu as eu une drôle d’idée de venir ici, et ce n’est pas sans peine que je suis parvenue à te découvrir!

—Benina! répéta l’aveugle avec une émotion enfantine, qui se révélait par une crise de larmes et un tremblement qui le secouait des pieds à la tête. Tu viens du ciel.

—Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui frappant les épaules en signe d’amitié. Je ne viens pas du ciel. Je monte de la terre, au contraire, par ces maudites rocailles. Eh bien! c’est une jolie idée qui t’a pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays ressemble à cela?»

Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent tous deux. L’aveugle la palpait avec les mains, comme s’il cherchait à la voir par le toucher.

«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je craignais que tu ne mourusses de faim.

—Moi pas manger....

—Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur endroit.

—Il est le meilleur.... Montagne parfaite.

—Va, là avec ta montagne! Et comment l’appelles-tu?

—Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....

—Où tu es à bayer aux corneilles.

—Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec le feu.

—Non, mon enfant, je n’apporte pas de feu et, du reste, il ne manque pas ici, tu es assez rissolé comme cela. Tu es plus sec qu’une morue.

—Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler comme une souche.

—Tu deviendrais sec comme la paille, si je t’abandonnais. Mais je ne t’abandonne pas et maintenant tu vas manger et boire ce que je t’apporte dans mon panier.

—Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»

Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main et se mit fébrilement à chercher par terre. Il cherchait sa guitare que Benina vit et ramassa, en faisant résonner les deux cordes distendues.

«Donne, donne vite», dit l’aveugle impatient, saisi par l’inspiration.

Et, attirant à lui l’instrument, il pinça les cordes et il en tira quelques sons tristes, accords sans concordance harmonique entre eux, et ensuite il se mit à chanter en langue arabe une étrange mélopée, accompagnée de sons secs et cadencés qu’il tirait de ces deux cordes. Benina écouta la cantilène avec un certain recueillement, bien qu’elle ne comprît rien aux paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne ressemblait en rien à ce qu’elle connaissait, mais elle sentait que cette musique procédait d’une intense mélancolie. L’aveugle balançait la tête sans s’arrêter, comme s’il eût voulu adresser les paroles aux différentes parties du ciel, et il prononçait certaines d’entre elles avec une véhémence et une ardeur qui dénotaient l’enthousiasme dont il était possédé.

«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut terminé son chant. Ta musique m’a beaucoup touchée. Mais l’estomac me dit qu’à lui les couplets ne lui suffisent pas et qu’il préfère de bonnes tranches de jambon.

—Mange, toi..., moi je chanterai.... C’est manger pour moi que d’être avec toi.

—Tu t’alimentes en m’ayant près de toi? Jolie nourriture, vraiment!

—Moi, t’aimer!...

—Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce que je suis ta mère et que je dois prendre soin de toi.

—Tu es bonne, tu es jolie.

—Ah! je t’en souhaite, que je suis jolie..., avec plus d’années que san Isidro, avec cette misère et cette figure!»

Non moins inspiré en parlant qu’en chantant, Almudena lui dit:

«Tu es comme l’oasis, l’ombre bienfaisante.... Ta taille est élancée comme les palmiers du désert.... Ta bouche, comme les roses.... Tes yeux brillent comme les étoiles du soir.

—Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée que j’avais toutes ces beautés.

—Toutes les femmes t’envient.... La main de Dieu t’a créée avec amour; les anges te louent avec leurs cithares....

—Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout cela, il faut que tu me fasses une faveur: mange ce que je te rapporte. Lorsque tu auras la barrique pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»

Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, viande froide et une bouteille de vin. Elle énumérait ses provisions, espérant exciter son appétit, et comme argument final, elle lui dit:

«Si tu t’obstines à ne pas manger, je me sauve et tu ne me verras jamais plus. Laisse là ma bouche de roses, mes petits yeux pareils aux étoiles... et ensuite fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à Madrid et retourne vivre dans ton petit logis comme avant.

—Si tu m’épouses, oui; sinon, non.

—Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne suis pas venue ici pour perdre mon temps à te faire des sermons, déclara Benina, mettant toute son énergie dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m’en vais à l’instant même.

—Mange, toi.

—Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour manger avec toi.

—Reste avec moi!

—Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais être obligée de te donner des taloches.... Allons, voyons, mon cher Maure, mange, nourris-toi; nous causerons ensuite de notre mariage. Crois-tu que je veuille prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme un parchemin?»

Avec ces raisons et d’autres, elle parvint à le convaincre et le dédaigneux finit par faire honneur aux victuailles apportées. Commencé avec répulsion, le repas fut terminé avec voracité. Mais il n’abandonnait pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée, il répétait:

«Tu m’épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je t’épouserai dans ta religion, si tu le désires, tu te marieras dans ma religion, si tu le préfères.... Moi, je suis d’Israël.... Les dames de la conférence m’ont fait baptiser.... Elles m’ont donné comme nom José-Marie Almudena....

—José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi me parles-tu de ces autres sottes religions?

—Il n’y a qu’un Dieu, qu’un seul Dieu, lui seul existe, s’écria l’aveugle saisi d’une exaltation mystique. Il soulage ceux qui ont le cœur meurtri. Il sait le nombre des étoiles et comment elles se nomment. Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....

—Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, le déjeuner ne passera pas.

—La voix d’Adonaï plane au-dessus des eaux, des grandes masses d’eaux. La voix d’Adonaï, forte et belle. La voix d’Adonaï couvre les montagnes du Liban et de Sion.... La voix d’Adonaï lance des flammes, fait trembler le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... La voix d’Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son palais, tout est joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... Adonaï a béni son peuple avec la paix.»

Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques en castillan du quinzième siècle, qu’il conservait dans sa mémoire depuis sa plus tendre enfance, et Benina l’écoutait avec respect, attendant qu’il eût terminé pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la vie terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance de retourner à l’hôtellerie de Santa-Casilda, mais il ne paraissait pas disposé à lui complaire sur un point aussi important, si elle ne se décidait point à accepter sa main noire. Il essaya d’expliquer l’attraction que, dans l’état d’esprit où il se trouvait actuellement, avaient pour lui ces monticules arides et pleins de décombres. Réellement, il ne savait comment l’expliquer, ni Benina comment le comprendre; toutefois, un observateur attentif pouvait entrevoir dans cette singulière passion pour ces lieux un cas d’atavisme et un retour instinctif vers les temps anciens, cherchant une ressemblance géographique avec les solitudes désertes où la race avait commencé.... Était-ce folie? Peut-être non.

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