Miséricorde
XXVIII
Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint pas à le convaincre de l’opportunité de regagner le haut Madrid.
«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout bois, je ne sais pas comment tu vas faire pour vivre sur cette montagne de la pénitence. Car tu ne mendies plus et personne ne sera là pour t’apporter l’ombre d’un pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd’hui j’ai quelques sous, promptement je serai sans un centime, et j’aurai la honte de devoir retourner à la mendicité. Espères-tu voir tomber la manne?
—Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction profonde Almudena.
—Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon petit enfant: crois-tu qu’il y ait par ici quelque trésor caché?
—Oui, oui, il y en a beaucoup.
—Eh bien, si tu en découvres un, tu n’auras pas perdu ton temps. Mais, bah! je ne crois pas aux bourdes que tu racontes ni à toutes ces momeries que tu as rapportées de ton pays d’infidèles.... Non, non, ici il n’y a point de salut pour le pauvre, et la découverte de trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui doivent apporter des charretées de pierres précieuses, me paraissent autant d’histoires à dormir debout.
—Si tu m’épouses, je trouverai beaucoup de trésors.
—Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte de l’endroit où se trouve la marmite pleine d’argent. Je viendrai la chercher et, si c’est vrai, nous nous marierons ensemble.»
Ce disant, elle remettait dans son panier les restes du repas pour s’en aller. Almudena s’opposait à son départ si rapide; mais elle insistait pour s’en aller, avec la fermeté qu’elle apportait dans ses décisions:
«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée au soleil et à l’air comme une peau de cuir dans un séchoir de tanneur! Et, dis-moi? Est-ce que tu vas m’entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira le bec?»
Cette indication de la maison de sa maîtresse remit en mémoire, à Mordejaï, le joli galant et, comme il commençait à s’exciter outre mesure, Benina s’empressa de le calmer en lui disant que, Dieu merci, le vieux galant était parti de la maison et qu’il était retourné dans ses palais aristocratiques et que, heureusement, ni sa maîtresse ni elle n’avaient plus rien à voir avec ce vieux fainéant, qui s’était mal conduit avec elle, étant parti à la française et sans payer sa pension. L’Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine et, faisant jurer à son amie qu’elle viendrait le voir tous les jours pendant ces temps de dure pénitence, il la laissa partir.
Benina s’en alla par en bas, préférant remonter ensuite par la station dont la route était plus commode et praticable.
Lorsqu’elle rentra à la maison, la première chose que sa maîtresse lui demanda, c’est si l’on connaissait l’époque à laquelle don Romualdo rentrerait de Guadalajara; ce à quoi elle répondit qu’on n’avait aucune donnée certaine sur son retour. Il n’arriva rien de notable ce jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, étant très joyeux de la visite d’Obdulia qui resta quatre heures à causer avec sa mère et avec lui de choses élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de quarante ans à l’époque présente. Il faut pourtant noter que l’argent s’en allait diminuant dans les mains de Benina, car la petite dîna à la maison et il fallut ajouter à l’ordinaire de la merluche, quelques dattes et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de ces jours et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, les douros qui restaient du prêt de la Pitusa, après le payement de quelques dettes criardes, se réduisaient à peine à un douro, le jour de sa troisième échappée au pont de Tolède.
C’est un point avéré que, dans cette troisième course, le vieux du jour précédent, qui dit s’appeler Silverio, vint à sa rencontre, et, après lui, venaient, formés en rang de bataille, les autres miséreux habitants de ces humbles logis, ayant pour interprète le cul-de-jatte, qui s’exprimait avec une certaine facilité, comme si, en lui donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner une compensation de l’horrible mutilation de son corps. Il fut déclaré, au sein de cette foule de pauvres réunis, que la dame devait répandre ses bienfaits également sur tous et sans distinction, parce que tous avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina leur répondit avec une franchise ingénue qu’elle n’avait ni argent ni quoi que ce soit à leur répartir, étant aussi pauvre qu’eux. Ces paroles furent accueillies avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié, ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours premier toute sa faconde oratoire, le vieux Silverio prit la parole et dit qu’ils n’étaient point récemment tombés d’un nid, qu’on ne leur en faisait point accroire et qu’il était bien clair que la dame n’était point ce qu’elle paraissait, mais bien une dame déguisée qui, sous l’aspect et l’habit d’une pauvresse attitrée, s’en allait à travers le monde pour rechercher la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement, il ne faisait aucun doute, parce qu’ils l’avaient déjà vue les années antérieures. Ah! lorsqu’elle était venue l’autre fois, la dame déguisée, elle les avait tous secourus également. Lui et d’autres se rappelaient bien sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer que c’était la même personne, la même précisément qu’ils avaient devant les yeux et qu’ils touchaient de leurs mains.
Il n’y eut qu’une voix pour confirmer le dire de l’octogénaire, qui ajouta que la dame avait été reconnue pour une sainte, mais qu’elle, tout en respectant son déguisement, serait tenue pour très sainte et que tous se mettaient à genoux devant elle pour l’adorer. Benina contesta avec enjouement qu’elle fût une sainte comme son aïeule, qu’elle était très étonnée de ce qu’ils disaient et qu’ils reviendraient de leur erreur. En effet, il avait bien existé autrefois une dame de grande naissance, appelée doña Guillermina Pacheco[3], cœur délicieux, esprit élevé, qui allait par le monde distribuant les dons de son immense charité, et elle s’habillait simplement sans manquer à la décence, révélant dans sa modestie souveraine le rang qu’elle occupait. Mais cette dame était morte depuis longtemps. Comme elle s’était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l’avait rappelée à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. «Et même si elle vivait encore, comment, mes amis, pourriez-vous la confondre avec l’infortunée Benina?» On reconnaissait à cent lieues en elle une femme du peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, pleins de pièces et de taches, ses souliers éculés ne leur faisaient pas comprendre suffisamment la différence qu’il y a entre une vieille cuisinière retraitée et une femme née dans la noblesse, car il est facile de se déguiser, il n’y avait pas moyen de se tromper sur d’autres choses, par exemple sur la façon de parler. Ceux qui ont entendu le langage de doña Guillermina, qui s’exprimait à l’égal des anges eux-mêmes, comment peuvent-ils confondre avec ce qu’elle disait ses paroles, à elle, vulgaires? Elle était née dans un village des environs de Guadalajara, ses parents étaient de pauvres laboureurs, elle était venue pour servir à Madrid vers sa vingtième année. Elle lisait avec difficulté et, pour l’écriture, elle était si peu adroite que c’est à peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. A cause de ce nom, les garçons de son pays se moquaient d’elle, disant qu’elle descendait de santa Rita. Au total, elle n’était point une sainte, mais bien une pécheresse, et elle n’avait rien à voir avec doña Guillermina d’autrefois, qui était actuellement à la droite de Dieu. Elle était une pauvresse comme eux, vivant d’aumônes, et elle s’arrangeait de son mieux pour faire vivre les siens. Dieu l’avait faite généreuse, cela, oui; si elle avait quelque chose et qu’elle rencontrât une personne plus besogneuse qu’elle, elle ne prenait que le temps de la secourir.... Et si contente de le faire!
Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables abandonnés de Dieu et tendant leurs mains amaigries, ils continuaient à supplier d’une voix plaintive Benina de Casia de leur venir en aide. De petits enfants malingres en guenilles s’unirent au chœur des mendiants et, se pendant à ses jupes, criaient: «Du pain! du pain!» Émue de tant de misère, la vieille se rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de grands pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à cette troupe d’affamés. L’opération ne fut pas sans présenter de difficultés, car tous se précipitaient sur elle avec furie, chacun voulant recevoir sa part avant le voisin, et certains s’efforçant d’attraper deux portions. On aurait dit que le nombre des mains augmentait à chaque instant et qu’il en sortait de dessous terre. Suffoquée, la brave femme dut encore retourner acheter quelques petits pains, car deux ou trois vieilles qui n’avaient rien reçu poussaient des cris de paon et ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.
Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, quand elle fut appelée par une femme à la voix rauque qui tenait dans ses bras un enfant hydrocéphale, monstrueux. Elle reconnut de suite la femme qu’elle avait vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, sur le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la faire monter au dernier étage de la maison, où elle lui ferait voir le tableau le plus pitoyable qu’elle pût imaginer.
Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours chez elle le pas à ses convenances, et, tandis qu’elles montaient l’escalier, l’autre lui expliquait la situation de sa pauvre famille. Elle n’était pas mariée, mais elle avait eu deux enfants d’un garde civil, qui étaient morts d’une esquinancie, l’un après l’autre, à six jours d’intervalle. Celui qu’elle portait avec elle ne lui appartenait pas; il était à une de ses compagnes, qui vivait avec un aveugle qui jouait du violon; c’était une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait l’occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait Basilisa; son père était perclus de douleurs pour avoir gagné sa vie en pêchant des anguilles dans la rivière avec de l’eau par-dessus les jarrets; sa sœur, malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, un gouffre, un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer dans l’établissement de Comadréja.
«Madame connaît peut-être cet établissement.
—De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par cette histoire.
—C’est une honte; non content de battre ma sœur, il a encore engagé nos manteaux et nos jupons. Vous devez le connaître, car il n’y a pas de pire canaille dans tout Madrid. On l’appelle Si Toseis Tomeis... et, par abréviation, nous disons Tomeis.
—Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles gens.»
Elles montèrent jusqu’à l’un des logis les plus étroits au dernier étage, où Benina put voir la terrible infortune de ces gens. Le vieux aux rhumatismes avait l’air d’un fou; dans l’exaspération où le mettaient ses douleurs, il vociférait, blasphémant tout à la fois, et Cesarea était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, et elle ne faisait pas autre chose que de donner des coups sur les fesses d’un malheureux petit morveux, pleurnichard, qui montrait le blanc de ses yeux à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de tout ce désordre, les deux femmes dirent à Benina qu’en dehors de la faim elles n’avaient pas d’autre désir que de payer leur propriétaire, qui ne les laissait pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute heure son dû. Benina répondit qu’elle n’était point, faute d’argent, en état de les tirer d’embarras. Tout ce qu’elle pouvait faire était de leur donner une piécette pour qu’elles pussent pourvoir à leurs besoins ce jour-là et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, s’éloigna de ces malheureux et, bien que les femmes montrassent une certaine reconnaissance, elle vit bien qu’elles conservaient grande rancune au fond d’elles-mêmes de n’avoir point obtenu tout le secours qu’elles avaient espéré.
Benina, en descendant, se rencontra dans l’escalier avec deux vieilles décrépites, dont l’une lui dit grossièrement:
«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! Les lourdauds, pire que des ânes! Oui, celle-là était un ange vêtu comme une mortelle, mais celle-ci une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de faire l’aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une dame... empestant l’ail cru... et avec ses mains bonnes à frotter les casseroles....»
La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper de toutes ces injures; mais, une fois dans la rue, elle se vit importunée par une foule innombrable d’aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui demandaient avec une insupportable insistance du pain ou de l’argent pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser de ces importuns quémandeurs; mais ils continuaient à la suivre, ne la quittant pas et ne voulant pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle chercha à se mettre à distance de ces pauvres insupportables et se dirigea vers le monticule où elle espérait rencontrer le bon Mordejaï. Au même endroit où elle l’avait laissé la veille, se trouvait notre homme, les yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle devait venir; aussitôt qu’elle l’eut rejoint, elle sortit les vivres de son panier et ils se mirent à manger ensemble. Mais Dieu n’entendait point que les choses allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et les chères intentions de Benina, car il y avait à peine dix minutes qu’ils étaient installés à manger, lorsque Benina s’aperçut que, sur le chemin d’en bas du monticule, se réunissaient de très méchants petits gitanos, quelques autres mendiants de très mauvaise mine et deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En voyant le groupe idyllique que la vieille et l’aveugle composaient, toute cette engeance se prit à vociférer. Que disaient-ils? De cette hauteur on n’aurait vraiment pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient seuls... que c’était une sainte d’autodafé: une mendiante qui faisait la sainte pour mieux voler.... Que c’était une lécheuse de cierges, une voleuse d’huile de lampe d’église.... Enfin, la chose semblait prendre une mauvaise tournure et une pierre lancée par une main vigoureuse, pim! ne tarda pas à le montrer, et la pauvre Benina la reçut sur l’épaule.... Un instant après, une autre et pim! pam! une nuée d’autres. Ils se levèrent immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le panier les victuailles, la dame prit son chevalier par le bras, lui disant:
«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»