Miséricorde
PRÉFACE
Perez Galdós n’a pas besoin d’être introduit auprès du public français. La grande renommée qu’il s’est acquise depuis une trentaine d’années dans son pays et l’imposant cortège de ses œuvres lui font faire place partout où l’Espagne excite l’intérêt et éveille des sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de fervents admirateurs[1]; il est du nombre de ces Latins du Sud que nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons de lui n’est qu’un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions connaître; nos relations n’ont été qu’ébauchées, il nous faut, avec ce grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous le beau vocable de Miséricorde, tout imprégné d’humaine tendresse, d’abnégation et de vaillance, n’être que le premier d’une nouvelle série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les aspects du talent de Galdós!
Je n’entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent rester un simple tribut de l’amitié; mais il me semble II que je pourrai dire au moins ce qui place l’auteur au premier rang des romanciers contemporains de l’Espagne et pourquoi ses romans me paraissent devoir être particulièrement goûtés en France.
L’œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes, dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou, pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l’Espagne moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu’à la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au XIXe siècle l’histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur le titre bien approprié d’Épisodes nationaux. Pour l’assimiler à quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l’idée, on peut prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d’un Erckmann-Chatrian plus imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle que pour la première série de ces Épisodes, de procédé assez sommaire. Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui l’une et l’autre ont profité de l’enrichissement du talent de Galdós, il faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: tel de ces Épisodes rappellerait assez les Chouans par l’intensité de vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés de personnages historiques, par la profusion de détails pittoresques, par la création d’une quantité de types représentatifs. Ces Épisodes ont eu en Espagne un beau succès, sinon auprès de tous les raffinés, du moins auprès du grand public. Ils sont venus au bon moment, ils ont répondu à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, ces livres enseignent à beaucoup tout ce qu’ils sauront jamais de l’histoire nationale; il font revivre en les précisant, en leur donnant une âme et un corps, quelques noms restés, mais assez indistincts, dans la mémoire des Espagnols d’aujourd’hui. III Tels les romans de Dumas, tels nos drames historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une histoire de France à l’usage de nos classes populaires. Ne faisons point fi du genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l’ont discrédité: le don d’intéresser, d’émouvoir, s’y révèle tout aussi bien qu’ailleurs, sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de l’histoire moderne de l’Espagne, que la complication des événements politiques et le manque de très grandes figures ou de très grandes actions rendent à vrai dire fastidieuse, les Épisodes de Galdós nous serviront comme ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous apprendront sur les Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les Espartero ce que nous n’aurions sans doute jamais appris et le peu qu’il nous importe d’en connaître.
Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public l’Espagne entière est le Galdós des Nouvelles espagnoles contemporaines, surtout celles de la seconde époque, qui commencent par La Desheredada et se termine par El Abuelo. Dans ce domaine de la peinture des mœurs bourgeoises qu’il s’est adjugé par droit de conquête, il règne en maître. Tandis que d’autres ont cherché à décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s’est établi au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l’on jouit et où l’on souffre le plus, où le plus grand nombre d’humains, passant et repassant sous l’œil de l’observateur, s’offrent sans cesse à son étude. Il a réagi contre l’idée que la vie des capitales nivelle et uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de caractères et de tempéraments, et c’est dans les milieux que leur médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l’oubli, chez les petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute nature, qu’il aime à s’introduire et qu’il choisit de préférence ses héros. La banalité d’une existence bourgeoise, dans le IV cercle tracé par les exigences sociales, loin de le détourner, l’attire; sous la monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le contraste entre les figures originales, les individualités qu’il sait composer et le fond terne du milieu d’où elles émergent leur donne un relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du vice. Comme le poète, il s’est dit un jour:
Or, discendiam omai a maggior pietà.
Pénétré d’une immense commisération pour toutes les victimes de nos tristes institutions, pour tous les vaincus dans l’âpre lutte pour l’existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, il a fait pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques fleurs d’un parfum délicieux: telle la señá Benina, l’héroïne de Misericordia; telle une adorable figure d’enfant, le Luisito de Miau; tel l’exquis Nazarin, la plus puissante, la plus tolstoïenne des créations de Galdós, qu’il faudra nous hâter de traduire.
Tout en restant exclusivement espagnol dans la description des mœurs, la condition moyenne et urbaine du personnel de ses livres, aussi bien que le large courant d’humanité qui y circule, font qu’il nous intéresse et nous touche beaucoup plus directement que d’autres de ses compatriotes dont la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines étrangetés de pensée et de langage nous étonnent et nous désorientent assez. D’autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol: je veux parler de sa langue et de son style, faciles et colorés, mais surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à force de simplicité, finit par ne plus en être un et se contente de reproduire la vie. Les préoccupations de l’artiste cèdent V toujours chez lui à la nécessité impérieuse à ses yeux de faire vrai, de dire ce qu’il faut pour poser un personnage et nous le présenter tel que nous devons le voir. Galdós nous a lui-même raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à égale distance de la copie littérale du langage parlé et du style livresque, figé en Espagne plus qu’ailleurs dans les atours d’un autre âge. Certains délicats préfèrent l’«écriture» plus curieusement fouillée et rafraîchie de bonnes senteurs marines et alpestres de Pereda, ou bien la grâce andalouse et le mysticisme érotique de Valera; mais le plus grand nombre va à Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient par sa franchise, par l’absence de toute «littérature».
Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime pour l’homme et pour l’écrivain? L’œuvre est saine, absolument saine. Ennemi de l’esprit étroit et de petite chapelle qui fait consister le salut dans l’affiliation à certain parti politique ou dans les pratiques de telle religion; non moins ennemi d’une morale prêchée par l’auteur sous le couvert de ses personnages dont le caractère et les allures ne suivent plus dès lors leur développement normal, mais servent de porte-parole à une cause,—ce qui a lieu constamment chez Fernán Caballero et parfois chez Pereda—notre peintre vigoureux et sincère de la société espagnole contemporaine possède un idéal, idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression des coteries mesquines, des petites tyrannies, du caciquisme, comme on dit là-bas, et des mille injustices d’un système gouvernemental antipathique au tempérament espagnol et faussé dans son application; en religion, à une large diffusion de la vraie charité chrétienne, sans aucune hostilité d’ailleurs contre les formes du culte établi, mais aussi sans confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point de réticences, point de ménagements puérils ni de pruderie, quand il s’agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, VI nul étalage complaisant de malpropretés physiques ou morales. Et partout, même dans les compartiments les plus sombres de la grande vallée de larmes, toujours de la lumière, de la joie, de la bonne humeur, une petite étoile qui luit au-dessus de la pauvre humanité dolente, qui la guide, la réconforte et l’arrache de temps à autre à ses souffrances et à ses misères. Qu’on en juge par ce livre!
Alfred MOREL-FATIO.