Miséricorde
XXVI
Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait vers les Cambroneras, son panier au bras, pensant, non sans inquiétude, à l’exaltation du bon Almudena, qui le conduirait promptement à la folie, si par ses bonnes manières elle n’arrivait pas à le calmer.
Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la Burlada et un autre pauvre qui mendiait avec un enfant hydrocéphale. Sa camarade de la paroisse lui dit qu’elle avait transféré son domicile au pont, parce qu’elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid avec la cherté des loyers et l’exiguïté des aumônes. On lui donnait l’hospitalité dans une maison près de la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier sur le passage des allants et venants, matin et soir, de la rivière au pont et du pont à la rivière. Interrogée par Benina au sujet de l’aveugle et de sa manière de vivre, elle répondit qu’elle l’avait vu près de la petite fontaine après le pont, mendiant, mais qu’elle ne savait point où il demeurait.
«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N’allez-vous pas au pont? Moi, si, parce qu’on y trouve son compte, si on y gagne peu. On me donne tous les soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le banquier, qui est située en face et à son entrée par la rue de Las Huertas, et je vis comme un chanoine, me réjouissant de faire la nique à la Caporale quand la servante du banquier m’apporte ma grande platée de nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite chose que je reçois, nous vivons, madame Benina, et nous pouvons même nous compter parmi les riches. Adieu, portez-vous bien, j’espère que vous trouverez votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»
Elles s’en allèrent, chacune de son côté et, à l’entrée du pont, Benina, enfilant la chaussée qui descend à droite et conduit au faubourg de Cambroneras, sur la rive gauche du Manzanarès, tout en bas, elle se trouva sur une espèce de petite place limitée, du côté du couchant, par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d’appui du contrefort de la culée du pont, et, des deux autres côtés, par des talus ou terre-pleins sablonneux où vivent quelques épines silvestres, des chardons et quelques herbes rachitiques. L’endroit est pittoresque, plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, parce que de là on domine les rives verdoyantes du fleuve et les lavoirs avec leurs linges de mille couleurs. Au couchant, on distingue les chaînes de montagnes et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro et San-Justo qui présentent un aspect grandiose avec leurs monuments et le vert foncé de leurs cyprès.... La mélancolie inhérente à ces lieux de repos ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par l’homme à tous ceux de la nature.
En descendant lentement l’esplanade, la mendiante vit deux ânes; que dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus avec leur collier d’un rouge éclatant, et auprès d’eux un groupe de gitanos se chauffant au soleil, qui inondait déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus d’éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens étaient parés. Au milieu de conversations animées tout était rire, tapage, courses de droite et de gauche; les gamins couraient en se chamaillant; les tout petits, vêtus d’oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu de toute cette agitation, de ce mouvement et de ces cris en charabia; les vieilles gitanas, dont quelques-unes au teint couleur de tan ou même noir, tenaient leurs commérages à part, réunies auprès du mur du grand édifice, qui est une maison de location d’aspect régulier. Deux ou trois petites filles lavaient des chiffons dans la mare que formait, au milieu de l’esplanade, l’eau qui se perdait au sortir de la fontaine voisine. Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint foncé et presque noir que faisaient ressortir les boucles d’oreilles en filigrane suspendues à leurs oreilles; d’autres avaient le teint mat et terreux, toutes étaient agiles, gracieuses, à la taille fine et de langue déliée. La vieille trouva parmi ces gens des visages de connaissance et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître un gitano qu’elle avait rencontré un certain jour, à l’hôpital, tandis qu’elle allait voir une amie. Elle ne voulut point s’approcher du groupe dans lequel il se disputait avec d’autres au sujet d’un âne dont les blessures de l’échine étaient l’objet d’une très vive discussion, et attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda pas à venir, parce que deux d’entre eux en arrivèrent promptement à se donner force bourrades, l’un avec un pantalon fendu du haut en bas, montrant ses jambes noires, et, l’autre, ayant un turban sur la tête et, pour tout vêtement, un grand gilet d’homme. Le gitano essaya de les séparer; Benina l’y aida et, tout étant rentré dans l’ordre, elle l’interpella en ces termes:
«Dites-moi, bon ami, n’auriez-vous pas vu par ici un Maure aveugle, qu’on appelle Almudena?
—Si, madame, je l’ai vu et j’ai même parlé avec lui, répliqua le gitano, montrant deux rangées de dents d’une blancheur éblouissante, d’une égalité et d’une conservation parfaites, se détachant dans l’étui de deux grosses lèvres charnues, d’un violet foncé. Je l’ai vu près du pont.... Il m’a dit qu’il couchait la nuit dans les maisons de Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., qu’il était abandonné, bonne femme, qu’elle est une ingrate et qu’elle est cuisinière.»
Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout d’un coup devant elle les pieds de derrière d’un âne, que deux gamins rouaient de coups, sans doute pour lui apprendre les belles manières et faire son éducation gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui avait indiquée l’homme à la belle dentition.
A côté de l’esplanade s’ouvrait un chemin ou rue tortueuse dans la direction de la porte ségovienne. A gauche, lorsqu’on y entre, se trouve la maison de rapport, immense amas de logements pauvres à six piécettes le mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d’une ferme ou grange qu’on appelle Valdemora. Sur la droite, diverses maisons très anciennes, en désordre, avec des cours intérieures, avec des treillis moisis, les parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de vétusté et de misère que l’on puisse voir en architecture urbaine ou campestrale. Quelques portes laissent apercevoir de jolies faïences avec le portrait de san Isidro et la date de la construction, et, sur les toits en ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d’un travail exquis.
Voyant, en s’approchant, que quelqu’un se montrait au grillage d’une fenêtre, elle se prépara à demander un renseignement: c’était un âne blanc aux oreilles démesurées, qu’il passa au travers des barreaux, lorsqu’elle eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans la première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés des habitations avec des portes d’inégales grandeurs, des auvents ou petites huttes économiquement dressées, couvertes de feuilles de cuivre couleur vert-de-gris; sur l’unique paroi blanche ou, du moins, moins sale que les autres, s’étalait un grand bateau peint à l’ocre rouge, frégate à trois mâts, de style enfantin, avec une cheminée d’où s’échappait une grande ligne de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, lavait des haillons dans une auge en pierre: ce n’était pas une gitana, mais bien une paysanne. D’après les explications que celle-ci lui donna, les gitanos vivaient dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique communauté d’habitation; ils avaient pour lit, les uns comme les autres, le sol sacré, les mangeoires servant d’oreillers aux animaux doués de raison; à la droite, et dans des chambres ressemblant aussi bien à des écuries et non moins immenses que les autres, accouraient pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui parcourent les rues de Madrid, de jour, en mendiant. Pour dix centimes ils avaient droit à une portion de sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement d’Almudena, la femme affirma qu’effectivement il avait dormi là, mais qu’à l’instar de tous les autres pauvres il était parti de très bonne heure, car les dortoirs n’étaient point faits pour inviter à la paresse. Si madame désirait d’autres renseignements sur le Maure aveugle, elle s’empresserait de les lui fournir, dans le cas où il viendrait dormir une autre nuit.
Remerciant la femme maigre, Benina s’en alla par la rue, guettant çà et là des deux côtés de la rue. Elle espérait apercevoir sur ces monticules dénudés Almudena prenant le soleil, plongé dans ses idées mélancoliques. Passé la maison d’Ulpiana, on ne voyait plus à droite que des talus arides et pierreux, couverts d’immondices, de scories et de sable. A cent mètres environ se présenta une courbe ou route en zigzag qui conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît par la trace noire des charbons déposés sur le sol et qui s’aperçoivent d’en bas, les palissades qui ferment la voie et quelque chose qui fume et bout au-dessus de tout cela. Arrivé à la station, du côté de l’orient, un ruisseau d’eaux d’égout, noires comme de l’encre, coule au travers d’une tranchée ouverte dans le talus et, franchissant le chemin par un petit canal, s’en va féconder les prairies avant de se jeter dans la rivière. La mendiante s’arrêta un instant, examinant avec sa vue de lynx la tranchée par laquelle l’eau s’écoulait en flots troubles, et les plaines qui, sur la gauche, s’étendent jusqu’à la rivière, plantée de légumes. Elle continua plus loin, car elle savait que l’Africain aimait la solitude des champs et la rude intempérie. Le jour était paisible, la lumière très vive accentuait le vert des récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, jetant dans tout le paysage des notes gaies. La vieille femme marchait et s’arrêtait alternativement, regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui ressemblât à un aveugle marocain qui serait occupé à boire le soleil. Retournant à l’esplanade, elle descendit jusqu’à la rive du fleuve et parcourut les lavoirs et les petites maisons qui s’appuient au contre-fort du pont, sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, elle retourna vers le Madrid d’en haut, décidée à reprendre, le lendemain, ses investigations.
Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je me trompe, elle trouva une nouvelle qui peut bien être considérée comme un événement merveilleux, œuvre du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña Paca lui cria avec joie:
«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t’attendais avec impatience pour te le raconter....
—Quoi, madame?
—Que don Romualdo est venu ici.
—Don Romualdo?... Mais vous rêvez.
—Je ne sais pourquoi.... C’est une chose de l’autre monde que ce monsieur vienne chez moi?
—Non, mais....
—Pour sûr, cela m’a donné à penser. Qu’arrive-t-il?
—Il n’arrive rien.
—J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose dans la maison de don Romualdo, quelque question désagréable avec toi et qu’il venait m’en rendre compte.
—Il n’y a rien de tout cela.
—Ne l’as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t’a-t-il pas dit qu’il venait ici?
—Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant me dire où il va quand il sort?
—En tout cas, c’est bien extraordinaire....
—Mais enfin, puisqu’il est venu, il a dû vous dire....
—A moi? Que veux-tu qu’il m’ait dit, si je ne l’ai pas vu?... Laisse que je t’explique. A dix heures, une des petites filles de la cordonnière est descendue comme d’habitude pour me tenir compagnie: l’aînée, Célédonia, qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je dis à la petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, dis que je n’y suis pas». Depuis le scandale que m’a fait ce marchand, je me garde bien de recevoir quand tu n’es pas là.... Célédonia ouvre..., j’entends d’ici une voix grave, comme celle d’un personnage, mais je ne puis rien distinguer.... Alors la petite me raconte que c’est un prêtre qui est venu....
—Son signalement?
—Grand, beau, ni vieux, ni jeune.
—C’est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, mais n’a-t-il point laissé sa carte?
—Non, parce qu’il avait oublié son portefeuille.
—Et il a demandé après moi?
—Non. Il a dit seulement qu’il désirait me voir pour une affaire de grande importance.
—Dans ce cas, il reviendra.
—Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller à Guadalajara. Tu as dû entendre parler de ce voyage.
—Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d’aller à la station, de la petite malle et de je ne sais quoi.
—Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t’expliquera tout cela mieux que moi. Il dit qu’il était très contrarié de ne pas me rencontrer.... Qu’à son retour de Guadalajara il reviendrait.... Mais c’est tout de même bien curieux qu’il ne t’ait pas parlé de cette question d’intérêt qu’il a à traiter avec moi. Ou bien le sais-tu et veux-tu me réserver la surprise?
—Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la Célédonia est-elle sûre du nom?
—Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a répété: «Dis à ta maîtresse que don Romualdo est venu».
La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de dire doña Paca; elle était très fûtée et pas une syllabe de ce que M. le curé lui avait dit ne lui avait échappé; elle décrivait avec une mémoire des plus fidèles sa figure, son vêtement, son accent.... Benina, d’abord confondue de la rareté du cas, l’oublia promptement, son esprit étant préoccupé de choses plus importantes. Elles trouvèrent Frasquito tellement mieux qu’on lui accorda de se lever de son lit; mais, en faisant ses premiers pas dans l’appartement et les couloirs, le pauvre galant s’aperçut de cette nouveauté que sa jambe droite était devenue un peu faible à le porter.... Il espérait néanmoins qu’avec une bonne alimentation et un peu d’exercice ce membre finirait par retrouver sa fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son bulletin de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux femmes durerait autant que sa vie et principalement pour Benina.... Il reprenait haleine. Il renaissait à l’espérance, il avait le pressentiment d’obtenir bientôt une situation qui lui permettrait de vivre indépendant, d’avoir un logis propre, bien que tout simple, et... l’homme s’animait en parlant, et avec l’inépuisable pharmacie de son optimisme il se rétablissait promptement.
Comme Benina songeait à tout et qu’elle ne laissait de côté rien de ce qui pouvait toucher ceux dont elle s’occupait, elle pensa qu’il était convenable de prévenir les dames de la Costanilla de San-Andres qui auraient sûrement été inquiètes de l’absence de leur commis.
«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, dit le galant, plein d’admiration pour cette nouvelle preuve de prévoyance. Dites-leur ce que vous voudrez et je suis sûr d’avance que vous me mettrez en bonne posture auprès d’elles.»
C’est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain matin de bonne heure, elle reprit le chemin de Tolède.