Miséricorde
XXXVI
Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur et elle déclara, avec non moins d’autorité, qu’il était impossible de suffire à tout avec une bonne à tout faire et que, si son intruse belle-sœur avait trouvé indispensable la cuisinière, elle trouvait, quant à elle, qu’il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles discutèrent un instant, mais la petite donna de telles raisons à l’appui de la création de cette nouvelle fonctionnaire que doña Paca ne put faire moins que de reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. Comment ferait-on pour se passer de femme de chambre? Obdulia avait choisi pour remplir cette charge une jeune fille très fine, élevée dans les grandes maisons et sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille du doreur ornemaniste de l’entreprise funéraire. Elle s’appelait Daniela, avec une jolie physionomie et une activité dévorante. Enfin doña Paca, sur cette description, mourait d’envie d’avoir cette femme de chambre pour jouir du plaisir d’être servie.
Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de Juliana, ressemblant plutôt à un ordre. La cousine était chargée de dire que madame devait renoncer à faire des tas d’achats inutiles, que lorsqu’elle aurait envie d’acheter quelque chose elle l’en avisât, car personne ne s’entendait mieux qu’elle à acheter et à se faire livrer les choses convenablement. Item: que madame devait réserver la moitié au moins de sa pension pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d’objets qui y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence aux reconnaissances dont l’échéance était la plus voisine et ainsi, en très peu de temps, elle pourrait rentrer en possession d’objets de la plus grande utilité.
Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la prévision en personne, et promit de suivre ponctuellement ses instructions, ou mieux d’y obéir. Comme elle avait la tête un peu vacillante, par suite des événements extraordinaires de ces derniers jours, de l’absence de Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l’odeur des fleurs qui embaumait la maison, il ne lui était pas venu à l’esprit l’idée de passer en revue les reconnaissances qui représentaient des rames de papiers qu’elle conservait dans différents tiroirs comme papiers en barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana voulait bien se charger de la commission si fastidieuse de dégager les objets, cela serait d’autant mieux et elle lui en serait très reconnaissante. La cuisinière insinua qu’elle se chargerait aussi bien de la commission que sa cousine, et elle s’occupa avec un soin particulier du souper, qui fut entièrement du goût de doña Paca et d’Obdulia.
Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée dans la famille; la mère et fille étaient tellement convaincues que des services étaient indispensables qu’elles ne pouvaient comprendre comment elles avaient pu s’en passer pendant tant d’années. Le succès de Daniela fut aussi grand le premier jour que l’avait été, la veille, celui d’Hilaria. Elle faisait tout bien, avec art et adresse, devinant les goûts et les désirs de ses maîtresses pour les satisfaire à l’instant. Et quelles bonnes manières, quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire! On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours travailler sans reprendre haleine et avec toute leur habileté, pour chercher à conquérir l’esprit de leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine exultation; une seule chose l’affligeait, c’était l’étroitesse de leur logis où les quatre femmes avaient peine à se mouvoir.
Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir l’entrée de la femme de chambre et maudissait le besoin qu’on avait cru d’en avoir; mais, par prudence, elle se tut, se réservant de tâcher de la faire mettre à la porte quand elle aurait assis plus solidement l’autorité qu’elle avait commencé à exercer. Sur d’autres matières, elle conseilla et mit à exécution tant de choses bien combinées, qu’Obdulia elle-même dut reconnaître que c’était une maîtresse femme pour le gouvernement de la maison. Elle s’occupait, en attendant, de la recherche d’un appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions de commodité, de ventilation et de bon marché qu’il n’était point facile de se décider avant d’avoir couru tout Madrid. Il est vrai que Frasquito avait mis à la voile par un temps léger, pour aller s’établir dans une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, 37), et si heureux, le pauvre homme, de son indépendance reconquise. Doña Paca n’avait point de place pour le loger, et l’installer dans le couloir, avec l’agglomération de plantes, eût été bien difficile, et, d’autre part, il n’eût vraiment pas été admissible ni convenable, qu’un cavalier réputé pour son élégance et ses bonnes fortunes, vécût en compagnie de quatre femmes, dont trois au moins étaient jeunes et belles. Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, il lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et un certain samedi il annonça qu’il ferait, le lendemain dimanche, la fameuse promenade à cheval au Pardo, dans laquelle il se promettait de faire revivre son habileté à monter à cheval.
Avec quel plaisir les quatre femmes s’installèrent, sur le balcon prêté par le voisin, pour voir passer le brillant cavalier! Il passa, ma foi, fort gaillardement, monté sur un très grand cheval; il salua ces dames à plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son cheval, pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait son mouchoir et doña Paca, dans l’effusion de sa tendre amitié, ne put s’empêcher de lui crier d’en haut:
«Pour l’amour de Dieu, Frasquito, prenez garde que cette bête ne vous jette par terre, pour notre plus grand chagrin!»
L’habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter par la rue de Tolède, pour prendre la rue de Ségovie et celle de Ronda pour rejoindre ses compagnons au rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio Zapata la bande des cyclistes dans cette joyeuse excursion, et, quand ils virent apparaître Ponte sur son immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans la direction de la porte de Hierro, Frasquito et Zapata parlèrent de l’objet de leur excursion, ce dernier disant que, non sans difficulté, il avait obtenu l’ordre de mise en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent joyeux et, au milieu de la grande route, commença le match entre le cavalier monté sur son cheval en chair et en os et ceux montés sur les chevaux de fer, en s’animant réciproquement au jeu et se provoquant d’une voix joyeuse par d’agréables plaisanteries. Un des cyclistes, qui était coureur émérite et qui avait gagné des prix, allait et venait de l’un à l’autre et ensuite les dépassait; ils couraient tous beaucoup plus vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de faire des folies, se maintenant à un trot et à un pas modérés.
Il ne leur arriva rien de particulier à l’aller. Réunis là-bas avec Polidor et d’autres amis qui étaient venus à pied par la fraîcheur, ils déjeunèrent joyeusement, Frasquito et Antonio payant chacun par moitié le repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement la maison de refuge des pauvres, firent mettre en liberté les captifs et, l’après-midi, ils reprirent la route de Madrid devancés par Benina et Almudena. Dieu ne voulut pas que le retour s’effectuât aussi heureusement que l’aller, parce qu’un des cyclistes, appelé et mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant un peu plus bu que de raison au déjeuner, en faisant le gracieux avec sa machine, prit des attitudes variées et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter contre un arbre, s’estropiant le pied et la main et se trouvant dans l’impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne fut pas tout: les malheurs ne devaient point s’arrêter là; car, un peu plus loin que la porte de Hierro, aux environs des Viveros, le coursier de Frasquito qui, sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses des bicyclettes qui lui passaient constamment sous le nez et s’apercevant combien il était mal dirigé, résolut de se débarrasser d’un cavalier ridicule et fastidieux. Une charrette traînée par des bœufs et chargée de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le carcan en profita pour se planter ou faire semblant d’avoir peur et lancer force ruades, jusqu’à ce qu’il eût envoyé son élégant cavalier vers les nues. Le pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il resta après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu’à ce que ses amis eussent pu venir à son secours pour le relever. Il n’avait point de blessure apparente et, par bonheur, il n’avait point de commotion grave à la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu’il fut remis sur pieds, il commença à crier, rouge comme un paon, apostrophant le charretier qui, selon lui, était seul coupable de ce sinistre accident.... Profitant de la confusion, le cheval, heureux de sa liberté reconquise, partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à la tête et, en peu de minutes, Zapata et ses amis le perdirent de vue.
C’est à peine si dans leur marche lente Almudena et Benina avaient dépassé la ligne des Viveros, lorsque la vieille vit passer comme le vent le grand diable de cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit avec effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement un malheur, parce que Frasquito n’était certes plus d’âge à supporter de pareilles expéditions qu’il avait prétentieusement et présomptueusement entreprises. Elle n’eut pas le loisir de s’arrêter pour chercher à savoir la vérité, parce qu’elle désirait arriver promptement à Madrid pour reposer Almudena qui souffrait de la fièvre et marchait exténué. Ils continuèrent à avancer pas à pas, jusqu’à la porte de San-Vicente, où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s’assirent pour se reposer, espérant voir repasser les expéditionnistes avec leur malheureux compagnon dans une civière. Mais, n’ayant rien vu durant une demi-heure qu’ils restèrent là, ils reprirent leur chemin par la Virgen del Puerto, avec l’intention d’arriver à la rue Impériale par celle de Ségovie. Les malheureux étaient tous les deux dans l’état le plus lamentable: Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant plus qu’un amas de haillons et de guenilles sordides; le Maure extrêmement vieilli, la figure verte et décomposée; l’un et l’autre montrant sur leurs visages amaigris la faim qu’ils avaient soufferte, l’oppression et la tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était plus un cachot qu’un hospice pour des chrétiens.
La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l’image de doña Paca et elle ne cessait de chercher à se représenter l’accueil qui allait lui être fait. A certains moments, elle espérait qu’elle allait être reçue avec joie, et à d’autres elle croyait voir doña Francisca furieuse d’apprendre qu’elle était allée mendier, et surtout avec un Maure. Mais rien ne mettait une plus grande confusion dans son esprit ni un plus grand trouble que de comprendre ce que c’était que les nouveautés introduites dans la famille, dont Antonio lui avait à peine dit un mot en l’air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, lui et Obdulia étaient riches! Comment? Cela était arrivé subitement, du jour au lendemain, par don Romualdo.... Que don Romualdo soit béni! Elle l’avait inventé, elle, et du fond obscur de son invention ressortait tout à coup une personne véritable, faisant des miracles, apportant des richesses et convertissant en réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons donc! Cela n’était pas possible. Nina ne croyait plus rien, songeant que c’était une plaisanterie d’Antonio et qu’au lieu de trouver doña Francisca, nageant dans l’abondance, elle allait la retrouver nageant comme toujours dans une mer d’expédients et de misères.