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Miséricorde

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XXXVII

Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, ayant recommandé au Maure de rester sans bouger, appuyé contre la muraille en l’attendant, tandis qu’elle irait voir s’il y avait moyen ou non de le loger dans son ancienne maison, Almudena lui dit:

«Amri ne pas m’abandonner.

—Es-tu fou? Moi t’abandonner en ce moment où tu es malade et que tous deux nous sommes sans sou ni maille? Tu ne peux croire sérieusement à une telle folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l’entrée de la rue de la Lechuga.

—Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.

—Tout de suite, que je voie seulement ce qui se passe en haut et si ma maîtresse doña Paca est en bonne santé.»

Nina monta sans prendre le temps de respirer et sonna, une fois arrivée, avec une grande anxiété. Première surprise: une femme inconnue, jeune, de type élégant, avec un beau tablier, vint lui ouvrir. Benina croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé la maison en morceaux pour l’emporter et la remplacer par une autre qui semblait la même, mais qui était toute différente. La fugitive entra sans rien demander, non sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne l’avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait dire, qu’est-ce que c’était et d’où sortaient ces jardins qui formaient comme une promenade d’arbres précieux dans l’antichambre, depuis la porte jusqu’aux couloirs? Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une hallucination, résultat de ses stupides somnolences dans le milieu fétide et asphyxiant d’où elle sortait. Non, non, ce n’était pas sa maison, cela ne pouvait pas l’être et cela lui fut encore confirmé par l’apparition d’une autre figure inconnue, qui avait l’air d’une fine cuisinière, bien nippée, et d’aspect plutôt insolent.... Et, regardant du côté de la salle à manger qui s’ouvrait à l’extrémité du couloir, elle vit... Dieu saint, quelle merveille, qu’était-ce encore? Était-ce un rêve? Non, non, elle voyait bien avec les yeux de son corps. Au-dessus de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l’air une montagne de pierres précieuses, d’éclat, de lumière, d’espèces différentes, les unes incarnat, les autres vertes ou bleues. Jésus, quels trésors! Est-ce que, par hasard, doña Paca, plus habile qu’elle, serait arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui demandant et recevant de lui les charretées de diamants et de saphirs? Avant que Benina eût pu comprendre que tout ce scintillement provenait des pendeloques de la salle à manger, subitement éclairées par les rayons d’une lampe que doña Paca venait d’allumer pour examiner les couteaux que Juliana lui rapportait du Mont-de-Piété, cette dernière apparut à la porte de la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:

«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? Nous te croyions partie pour le Congo.... N’avance point, n’entre pas, tu tacherais nos planchers qui viennent d’être lavés cet après-midi.... Tu es dans un joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...

—Où est madame, dit Nina se retournant, pour mieux voir les diamants et les émeraudes, et doutant encore qu’ils fussent vrais.

—Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer parce que tu viens pleine de vermine....»

Au même moment arriva par un autre côté la jeune Obdulia qui s’écria:

«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d’entrer dans la maison, tu feras bien de te faire donner une fumigation et de passer à la lessive.... Ne m’approche pas. Après tant de journées passées au milieu de pauvres immondes! Regarde comme tout cela est joli.»

Juliana s’avança vers elle d’un air souriant; mais, à travers ce sourire, Nina se rendit compte de l’autorité qu’elle avait su conquérir et son regard semblait dire: «La voilà celle qui commande maintenant ici. Il faut reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes d’un vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle maîtresse l’accueillit, Nina se contenta de répondre qu’elle ne partirait point sans avoir vu sa maîtresse.

«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la salle à manger doña Francisca Juarez, d’une voix étranglée par des sanglots.»

Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit d’une voix ferme:

«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais les parquets, je n’entre pas, je ne veux pas entrer; je répète: je n’entre pas.... Il m’est arrivé des choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas vous affliger.... On m’a arrêtée, j’ai subi la faim, la honte, les mauvais traitements.... Et je n’ai vraiment souffert que d’une chose, c’est de ne pas savoir si vous-même vous ne souffriez pas de la faim et si vous n’étiez pas toute désemparée.

—Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, regarde quelle coïncidence! La fortune est entrée dans ma maison.... Cela paraît un vrai miracle, n’est-ce pas? Te souviens-tu de ce que nous disions dans nos conversations solitaires, en ces nuits de misères et de souffrances? Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et tu sauras que l’auteur de ce miracle, c’est don Romualdo, ce mille fois béni, cet archange qui dans sa modestie se refuse à avouer les bienfaits antérieurs dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites et ses vertus.... Il prétend qu’il n’a pas de nièce qui s’appelle doña Patros..., qu’il n’est point proposé pour un évêché. Et pourtant, c’est lui, parce qu’il ne peut pas y en avoir un autre; non, certainement, pas un autre capable de réaliser ces merveilles.»

Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter adossée à la porte.

«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec moi ici, affirma doña Francisca, au côté de laquelle se tenait Juliana lui soufflant tout bas ce qu’elle devait dire, seulement nous ne tenons pas dans la maison, nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien je t’aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... mais..., tu vois.... Demain nous déménageons et, s’il y a un coin dans la nouvelle maison.... Que dis-tu? As-tu quelque chose à me dire? Ma fille, ne crie point à l’injustice; souviens-toi que tu t’es fort mal conduite avec moi, m’abandonnant brusquement, sans un morceau de pain à la maison, toute seule, toute délaissée, sans secours aucun. Va là! Nina! Franchement ta conduite mériterait que je sois un peu sévère avec toi.... Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu aies oublié tous les sages principes que je t’ai enseignés, en te lançant dans le monde en compagnie d’un affreux Mauresque.... Dieu seul sait quelle espèce de moineau c’est encore, et quels sortilèges il a dû employer pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? Confesse-moi tout: l’as-tu déjà abandonné?

—Non, madame.

—Tu l’as amené avec toi?

—Oui, madame, il m’attend en bas.

—S’il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, tu vas jusqu’à me l’amener ici, dans ma maison?

—Je l’amenais à la maison parce qu’il est malade et que je ne veux pas l’abandonner au milieu de la rue, répéta Benina d’un accent ferme.

—Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la bonté t’aveugle, tu laisses de côté toute décence.

—La décence n’a rien à voir avec tout cela et je ne suis nullement coupable parce que je vais avec Almudena, qui est un pauvre malheureux. Il m’aime, moi.... Et moi, je le chéris comme un fils.»

L’ingénuité avec laquelle s’exprimait Nina ne parvint pas à l’âme de doña Paca, qui, sans rien changer à son attitude et conservant les couteaux dans son tablier, continua en lui disant:

«Tu n’as pas ta pareille pour arranger les choses et retourner tes fautes pour les présenter comme des vertus; pourtant, Nina, je t’aime, je reconnais tes bonnes qualités et je ne t’abandonnerai jamais.

—Merci, madame, grand merci.

—Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi dormir. Tu m’as servie, tu m’as tenu compagnie, tu m’as soutenue dans l’adversité. Tu es bonne, très bonne; mais n’abuse pas, ma fille; ne me dis pas que tu viens t’installer ici avec un marchand de dattes, parce que tu me ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.

—Je l’amenais à la maison, oui, madame, comme j’ai amené Frasquito Ponte, par charité.... Si j’ai eu pitié de l’autre, pourquoi n’aurais-je pas eu pitié de celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu’il y a une charité pour ceux qui portent une redingote et une autre pour le pauvre sans vêtements? Je ne l’entends point ainsi, je ne distingue pas.... C’est pour cela que je l’ai amené; si vous ne le recevez pas, ce sera même chose que de me refuser la porte.

—Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, non...; je voudrais pouvoir dire.... Mais nous n’avons point un coin de vide.... Nous sommes quatre femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain: place ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle sottise je dis? Mets-le à l’hôpital. Tu n’as qu’à t’adresser à don Romualdo.... Dis-lui de ma part que je le recommande.... Qu’il le considère comme une chose à moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu viendras, tu verras, peut-être qu’on le prendra dans la maison de M. de Cédron, qui est très grande.... Tu m’as dit que c’était une maison énorme, une espèce de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme créature imparfaite, je suis incapable d’héroïsme et de vertu suffisante pour me permettre de venir directement en aide à la pauvreté sordide et dégoûtante.... Non, ma fille, non: c’est une question d’estomac et de nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, je te l’avoue, avec la misère que tu apporterais avec toi, je ne puis pas te recevoir.... Je t’aime, Nina, mais tu connais la sensibilité de mon estomac.... Si je trouve un cheveu dans la nourriture, mon estomac se retourne et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu’il te faut.... Écoute ce que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. Tu te fais humble pour mieux cacher ton orgueil.... Je te pardonne tout; tu sais que je t’aime, que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... Que dis-tu?

—Rien, madame, je ne dis rien, et n’ai rien à dire, murmura Benina entre deux soupirs. Que Dieu vous garde!

—Mais, tu ne vas pas t’en aller fâchée contre moi, ajouta d’une voix tremblante doña Paca, en la suivant à distance dans sa marche lente de retraite par le couloir.

—Non, madame, vous savez que je ne me fâche jamais, répliqua la vieille en la regardant avec plus de compassion que de chagrin. Adieu, adieu!»

Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, disant:

«Pauvre Nina!... Elle s’en va. Eh bien, regarde, cela m’aurait fait plaisir de voir ce Maure et de causer avec lui. Cette Juliana qui vient se mêler de tout!»

Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient son esprit, doña Francisca ne put exprimer aucune idée et elle continua à compter les couverts dégagés du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana, reconduisant Nina en la poussant avec douceur vers la porte, la congédia avec ces paroles affectueuses:

«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous manquera. Je vous fais cadeau du douro que je vous ai prêté la semaine dernière. Vous vous rappelez, n’est-ce pas?

—Oui, madame Juliana, oui, je m’en souviens. Merci.

—Bien; prenez encore cet autre douro pour vous arranger cette nuit.... Venez demain à la maison prendre vos affaires....

—Madame Juliana, que Dieu vous le rende!

—Vous ne seriez nulle part mieux qu’à la Miséricorde et, si vous le désirez, j’en parlerai moi-même à don Romualdo, si vous avez honte. Doña Paca et moi nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère a placé toute sa confiance en moi, et elle m’a donné tout son argent pour que je le lui conserve..., et c’est moi qui gouverne la maison et qui lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de reconnaissance à Dieu de l’avoir fait tomber entre mes mains....

—Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.

—Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu’elle doit faire.

—Il peut se faire qu’elle le sache sans que vous ayez besoin de le lui dire.

—Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher à vous caser....

—J’irai.

—En tout cas, madame Benina, à demain.

—Madame Juliana, votre servante.»

Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant du désir de se retrouver dans la rue. Quand elle fut arrivée auprès de l’aveugle qui l’attendait tout près, la peine immense qui opprimait le cœur de la pauvre vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se frappant le front avec ses poings fermés, elle ne put que s’écrier:

«Ingrate, ingrate, ingrate!

—Ne pleure pas, Amri, lui dit l’aveugle d’une voix tendre, ta maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un ange.

—Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain monde.... Oh! misère humaine!... Un pareil accueil pour avoir fait le bien!...

—Dis-moi, dis-moi vite, Amri.... Le monde méchant ne sait pas t’apprécier.

—Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le voit.... Vois-le, maître des cieux et de la terre. Vois-le promptement.»

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