Miséricorde
XII
Le Marocain n’avait pas encore achevé sa légende orientale, lorsque Benina vit entrer dans le café une femme vêtue de noir.
«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.
—Pedra? qu’elle soit maudite! Je l’ai chassée ce matin. Elle vient sûrement avec la Diega....
—Oui, avec une petite vieille, très petite et très maigre qui doit être plus buveuse encore que les moustiques; elles vont près du garçon et demandent deux verres de vin.
—Seña Diega lui enseigne le vice.
—Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle ne te sert de rien.»
L’aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son père avait été employé à l’abattoir des porcs, et sa mère avait tenu un banc de change dans la rue de la Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours d’intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un très bon plat, mais, quand il est enragé, il donne des abcès à qui le mange, et dans les trois jours on meurt sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les parents morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée. Elle était jolie, ou du moins elle passait pour telle, sa voix était comme une belle musique. Elle se mit d’abord à faire le change, puis à vendre des chiffons, car elle avait des instincts de commerçante; mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega ne tarda pas à la faire sortir de son travail en la poussant à la boisson et à d’autres choses encore pires. Trois mois après, Pedra n’était plus reconnaissable. Elle était devenue fainéante, n’avait plus que la peau sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme une charretière, elle ne cessait pas de tousser et sa voix était abominablement enrouée. Souvent elle mendiait sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la nuit dans les remises d’hôtellerie. De temps en temps elle se lavait un peu la peau, achetait de l’eau de senteur, s’en aspergeait les maigreurs, se faisait prêter une chemise, une robe, un châle, et elle se mettait aux aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite rue de Mediodia. Pourtant elle n’avait constance à rien, et aucun arrangement ne lui durait plus de deux jours. Seul persistait en elle le goût pour l’eau-de-vie, et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien lieu de deux jours l’un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins l’agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme une guenon dans la rue où elle se trouvait, et elle avait plus de marques de coups sur la peau que de cheveux sur la tête. Il n’existait certainement pas de corps plus marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans un âge aussi peu avancé, car elle n’avait guère qu’une vingtaine d’années, bien qu’elle en marquât au moins trente, eût habité aussi souvent, comme prévenue, le Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec elle, touché de ce qu’elle était orpheline, et lui donnait de trois choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des conseils, des aumônes et des coups. Il l’avait trouvée un jour pansant ses plaies avec du suc de figuier et peignant sa chevelure désordonnée au soleil. Il lui proposa de venir habiter avec lui en y mettant pour condition qu’elle payerait la moitié du loyer et qu’elle couperait dans la racine sa passion pour la boisson. Ils discutèrent, parlementèrent, puis donnèrent une grande solennité à leur contrat, jurant tous d’eux de l’observer fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un peigne de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit pour la première fois dans le bouge de Santa-Casilda. Les premiers jours lurent tout à la concorde, à la sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas à retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna faire la joie des gamins et donna du fil à retordre aux gardiens du bon ordre.
«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours ivre. C’est un malheur..., un vrai malheur. Je ne la garde que par pitié....»
Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune une paire de verres, regardaient avec ironie l’aveugle et Benina, cette dernière en fut troublée et voulut se retirer.
«Ne t’en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l’aveugle en la retenant par le bras.
—J’ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... Voici qu’elles viennent de notre côté.»
Elles s’approchèrent, en effet, et Benina put contempler à son aise la figure de Pedra, d’une beauté dure et qui s’en allait. Brune, de traits réguliers, quoique fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale et largement ouverte, qui ne paraissait pas faite pour sourire, un corps droit et élégant dans sa faiblesse et son négligé, la compagne d’Almudena était une figure tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui se disait mentalement qu’elle n’aimerait pas se rencontrer avec une pareille personne, la nuit, dans un lieu désert.
Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était jeune ou vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle paraissait une enfant; par sa figure pâle, rugueuse, toute pleine de plis, elle semblait une vieille décrépite; en regardant ses yeux, on eût dit un petit animal extrêmement vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne put s’empêcher de la traduire mentalement par une phrase andalouse que sa maîtresse employait souvent: «Ses coudes doivent piquer comme des épines.»
Pedra s’assit en souhaitant le bonjour, et l’autre resta debout, sans dépasser la tête d’Almudena, auquel elle donna une forte tape sur l’épaule.
«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son bâton.
—Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais et traître, répondit l’autre. Jaï..., la vérité est que tu es méchant et que tu m’as cherché querelle et rossée.
—Moi, j’ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise pocharde.
—Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.
—Elle n’est point vieille.
—Qu’est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?
—Elle est convenable au moins, elle.
—Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.
—Courage! je vois que vous vous la passez bien sur mon dos, dit Benina, très contrariée, et en se levant.
—Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»
La Diega l’engagea aussi à s’apaiser, ajoutant qu’elle avait acheté un dixième à la loterie et lui offrant une participation.
«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n’ai pas le sou.
—Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.
—Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?
—Arrive demain, nous serons riches, richissimes effectivement, dit la Diega. Moi, si je gagne, que saint Antoine m’écoute! Je retournerai m’établir rue de la Sierpe. C’est là que je t’ai connu, Almudena, tu t’en souviens?
—Non, je ne m’en souviens pas, non....
—Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison par derrière.
—Là on l’appelait Muley-Abbas.
—Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite taille.
—Se quereller est une vilaine chose. N’est-ce pas, mon petit Almudena? Les personnes honnêtes s’appellent par le saint baptême, avec leur nom de chrétien, et cette dame, quel nom a-t-elle?
—Je m’appelle Benina.
—Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?
—Non, madame, mon pays est... à deux lieues de Guadalajara.
—Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et dis-moi une chose: pourquoi cette rosse de Pedrilla l’appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom dans ta religion et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?
—Je l’appelle mon Jaï, parce qu’il est Maure, dit la femme tragique, prenant part à la conversation.
—Mon nom est Mordejaï, déclara l’aveugle, et je suis né dans un charmant pays qu’on appelle là-bas Ullah-de-Bergel, dans la terre de Sus.... Oh! terre divine, gracieuse.... Beaucoup d’arbres, de l’huile beaucoup, du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»
Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme chaleureux et il se mit à le décrire avec des hyperboles gracieuses, un coloris poétique que savourèrent les trois femmes avec un immense et infini plaisir. Poussé par elles, il raconta quelques incidents de sa vie, toute pleine d’événements stupéfiants, d’entreprises périlleuses et de fantastiques aventures. Il raconta d’abord comment il s’était enfui du foyer paternel, à l’âge de quinze ans, se lançant à parcourir le monde, sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune nouvelle de son pays ni des siens. Son père l’avait envoyé à la maison d’un marchand, son ami, avec le message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu’il te donne deux cents douros dont j’ai besoin.» Et ce devait être le mode d’agir entre banquiers et entre gens chez lesquels régnait une confiance patriarcale; car la mission s’exécuta effectivement sans aucune difficulté, Mordejaï recevant les deux cents douros en quatre sacs de monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la maison paternelle avec ses écus, il prit le chemin de Fez, avide de voir le monde et de travailler pour son compte, et de gagner beaucoup d’argent pour l’auteur de ses jours, jusqu’à cent ou deux cent mille, songeait-il. Achetant deux bourricots, il se mit à transporter des marchandises et des voyageurs de Fez à Méquinez, avec un bon bénéfice. Mais un jour de grande chaleur, châtiment de Dieu, passant près d’une rivière, il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l’eau, pour son malheur, flottaient deux charognes de chevaux. En sortant de l’eau, les yeux lui faisaient mal et, trois jours plus tard, il était aveugle. Comme il avait quelque argent, il put rester un certain temps sans implorer la charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte de la vue et le chagrin non moins grand de passer de la vie active à la vie sédentaire. Le jeune garçon, agile et fort, s’était changé du soir au matin en un homme débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour céder la place à une sombre et continuelle méditation sur la fragilité des biens de cette terre, sur l’infaillible justice avec laquelle Dieu, notre père et notre juge, fait sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne se risquait point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement il ne l’eût pas exaucé. C’était un châtiment, et le Seigneur ne se retourne pas quand il a frappé ferme. Il lui demanda seulement de lui donner de l’argent en abondance, pour qu’il pût vivre à l’aise et aussi une femme qui l’aimerait: rien de tout cela ne fut accordé à ce pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour moins d’argent, car il coulait de ses mains, sans qu’aucun autre rentrât d’aucun côté, et aucune femme ne vint. Celles qui s’approchaient de lui en feignant de l’aimer ne venaient à lui que pour le voler. Un jour qu’il était l’homme le plus molesté du monde, parce qu’il ne pouvait réussir à chasser une puce qui le piquait horriblement et se moquait avec une audace sans pareille de ses efforts, ce n’est point une invention..., deux anges lui apparurent.