Miséricorde
XXIX
Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant et se relevant à chaque instant, se serrant le bras, la tête basse, ils subissaient cette nuée formidable de projectiles. Les pierres, arrivant à Benina dans ses jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l’infortuné Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans la tête au moment où il tournait la face vers l’ennemi pour l’apostropher, et le coup fut terrible. Lorsqu’ils arrivèrent, épuisés et endoloris, à un endroit à l’abri de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain saignait abondamment, teintant de rouge la face entière. Ce qu’il y avait d’étrange c’est que le blessé avait tout supporté en silence et que c’était précisément au moment où il s’adressait au ciel pour lui demander de frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes agresseurs qu’il avait été blessé. Un cantonnier du chemin de fer, qui vivait à proximité du lieu du sinistre, les secourut. Homme calme et pieux qui, s’intéressant aux victimes de cet attentat, les reçut comme bon chrétien dans son humble demeure, plein de compassion pour leur malheur. Peu d’instants après survint sa femme, et la première chose qu’ils firent ce fut de donner de l’eau à Benina pour laver la blessure de son compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait de répéter:
«Et toi, Amri, n’as-tu pas reçu de pierres?
—Non, mon enfant, je n’ai reçu qu’une pierre derrière la tête, qui n’a point saigné.
—Cela te fait mal?
—Peu.... Ce n’est rien.
—Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.
—Ce sont d’indécentes canailles, méritant d’être ramassées par la garde civile.»
Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les plus primitifs. On arrêta le sang et on lui mit un bandeau sur l’œil; ensuite on le fit asseoir par terre, l’appuyant au mur, parce que sa tête branlait et qu’il ne pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença à sortir la nourriture de son panier, le pain et la viande qu’ils n’avaient point eu le temps d’achever, offrant de partager avec leurs généreux protecteurs; mais ces derniers, au lieu d’accepter, voulurent au contraire leur offrir des sardines et des beignets qui étaient restés de leur repas. Ce ne fut qu’offres réciproques et amabilités et politesses sans nombre et, à la fin, chacun resta avec ses propres provisions. Mais Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes dispositions de ces braves gens pour leur proposer de prendre en pension l’aveugle dans leur petite maison jusqu’à ce qu’elle eût pu lui préparer un logement à Madrid. Il n’y avait pas à songer à retourner aux Cambroneras, car on y était trop mal disposé en sa faveur. A Madrid et dans la maison où elle habitait, il lui était absolument impossible de le conduire, parce qu’elle était servante et lui..., cela n’était pas facile à expliquer..., et si M. et Mme les gardiens de l’aiguille pensaient mal des relations de Benina et du Maure, eh bien! qu’ils pensent après tout ce qu’ils voudront.
«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant hésitants et perplexes, je n’ai pas un sou en dehors de cette piécette et de ces sous. Prenez-les et gardez ici ce pauvre aveugle jusqu’à demain. Il ne vous gênera pas, parce qu’il est bon et honnête. Il dormira dans ce coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante et, quant à ce qui est de la nourriture, vous lui donnerez de ce que vous mangerez vous-mêmes.»
Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s’enhardissant jusqu’à donner un conseil à leur étrange compagne, le garde dit:
«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à errer et vagabonder par voies et par chemins, car il n’y a que des mauvaises paroles ou des coups à recevoir, et vous devriez essayer de vous faire admettre dans un refuge, madame, aux Ancianitas, et monsieur dans un établissement pour les aveugles, et ainsi vous auriez tous deux le vivre et le couvert assurés pour tout le temps qui vous reste à vivre».
Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la préférait, pénible, misérable et incertaine, à toute la commode sujétion de l’asile des pauvres. Benina, de son côté, ne désirait point entrer dans de longues explications, ni chercher à dissiper l’erreur de ces braves gens qui s’imaginaient certainement qu’ils étaient associés pour le vagabondage et la maraude. Elle se contenta de dire qu’ils ne sauraient songer aux établissements à cause de la grande quantité de candidats et des nombreuses recommandations qu’il fallait avoir pour y entrer et sans lesquelles il était tout à fait impossible de réussir. A cela, la femme de l’aiguilleur leur répondit qu’ils pourraient certainement réussir à se caser, s’ils allaient trouver un brave monsieur, très charitable, qui s’occupait des asiles! un prêtre qu’on appelait don Romualdo.
«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C’est un curé grand et bien fait, qui a une nièce appelée doña Patros, qui louche un peu?»
Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble extrême de ce perpétuel mélange du réel et de l’imaginaire.
«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la femme de l’aiguilleur, mais je sais que don Romualdo est de Guadalajara.
—Cela est vrai et actuellement il est allé dans son pays.... Il est certain qu’on veut le faire évêque et il est allé chercher ses papiers.»
Elles tombèrent d’accord que don Romualdo ne devait pas revenir sans ses papiers et ensuite on lia traité pour l’hébergement de l’aveugle dans la maison pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et les gros sous moins trois petits sous qu’elle conserva à part, et les autres s’engagèrent à le traiter comme leur enfant. Benina, cela fait, eut à lutter contre le Marocain, s’engageant à l’emmener plus tard avec elle. Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en lui assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un mauvais tour s’il ne restait pas tranquille.
«Amri, reviens demain, disait le malheureux en la quittant. Si tu m’abandonnes, je mourrais tout de suite moi-même.»
La vieille promit solennellement de revenir et elle s’en alla toute mélancolique, retournant dans sa tête toutes les aventures de cette journée auxquelles se joignaient de tristes présages, annonçant de plus grands malheurs, parce qu’elle se trouvait de nouveau sans ressources, ayant trop suivi l’impulsion de son cœur, en faisant des aumônes exagérées. Certainement, elle allait se trouver dans des embarras inextricables, car il allait falloir très promptement rendre les bijoux à la Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse et son hôte, secourir Almudena, et elle s’était mis tant d’obligations sur le dos qu’elle ne savait vraiment plus comment faire pour y parer.
Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses achats à crédit et, trouvant Frasquito très bien, elle dit à sa maîtresse qu’il convenait de le congédier et qu’il devrait retourner remplir les devoirs de son emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, mais la tristesse de toutes deux prit un nouveau cours à la nouvelle apportée par la servante d’Obdulia que la pauvre jeune femme était tombée très malade: elle avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs qui faisait compassion. Benina s’en alla la trouver et, après avoir prévenu ses beaux-parents pour qu’ils eussent à en prendre soin, elle rentra tranquilliser sa maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et une nuit pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes qui s’offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre femme retournait occuper sa place à San-Sebastian, car la mendicité était le seul remède qu’elle pût employer dans une aussi terrible adversité.
Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations contractées rue de la Ruda ou dans les boutiques de la rue Impériale l’accablaient. Elle se trouva dans la nécessité d’aller mendier le soir et un peu aussi, un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte une visite à la petite. Pour la brève campagne nocturne, elle sortait, cachée sous un vieux voile de doña Paca qui lui enveloppait toute la figure et, avec cela, une vieille paire de lunettes vertes qu’elle gardait pour cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille dame, pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction au coin du Barrio-Nuevo, elle attaquait tout chrétien passant à sa portée, l’interpellant à mi-voix par une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir quelques sous, non en quantité suffisante pour les besoins qu’elle avait à satisfaire, besoins qui n’étaient point minces, car Almudena tombé malade était resté chez l’aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas. L’aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, mais il fallait apporter à manger à Almudena. Obdulia ne guérissait pas: il fallait lui porter médicaments et consommés, car ses beaux-parents ne faisaient rien pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait songer à la conduire à l’hôpital. L’héroïque femme supportait donc une charge démesurément forte, et pourtant elle la supportait et elle suivait, sa croix sur le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse, sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce qu’elle pouvait. Si le malheur voulait qu’elle fût forcée de s’arrêter à mi-chemin, elle aurait du moins la satisfaction d’avoir accompli tout ce que lui dictait sa conscience.
Le soir, sous prétexte d’achats à faire, elle s’en allait mendier à la porte de San-Justo, ou près du palais archiépiscopal; mais elle ne pouvait rester longtemps dehors dans la crainte que son absence trop prolongée n’inquiétât outre mesure sa maîtresse. En rentrant, un soir, sans avoir gagné autre chose qu’un petit sou, elle apprit cette nouvelle extraordinaire que doña Paca était sortie avec Frasquito pour aller rendre visite à Obdulia. La portière ajouta qu’un instant auparavant il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, qui, fatigué de sonner, avait laissé un message à la portière.
«Oui, c’est don Romualdo.
—C’est ainsi qu’il a dit, madame. Il est venu deux fois, et....
—Est-ce qu’il retourne de nouveau à Guadalajara?
—Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña Paca et il reviendra quand il pourra.»
Un épouvantable doute régnait dans l’esprit de Benina relativement à ce bienheureux prêtre, si ressemblant par nom et signalement au sien, à celui qui était la création de son cerveau, et elle pensait que, par un miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux mensonge, né de tristes circonstances, cet être imaginaire avait pris le corps et l’âme d’une personne véritable.
«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, se dit-elle en montant posément l’escalier. Bienvenu sera M. le curé, s’il nous apporte quelque chose.»
Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange du réel et du mensonger, relatif au révérend prêtre de l’Alcarria, qu’une nuit où elle mendiait avec voile et lunettes, elle crut reconnaître dans une jeune dame, qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la nièce qui louchait un peu.
Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, la bonne nouvelle qu’Obdulia se rétablissait, quoique lentement.
«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme tu voudras, il faut que tu portes à Obdulia une bouteille d’amontillado. Tu verras si l’on veut encore te la donner à crédit à la boutique, et, si on te la refuse, trouve l’argent comme tu pourras, car ce qu’a surtout l’enfant, c’est de la faiblesse.»
L’autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, pour ne point heurter sa maîtresse, et se mit à préparer le souper. Elle demeura taciturne jusqu’à l’heure de son coucher et doña Paca se plaignit vivement de ce qu’elle ne lui causait pas comme les autres jours et qu’elle ne l’entretenait pas avec ses conversations amusantes. Elle prit force de sa fatigue même et, avec l’esprit plein de trouble, l’âme pleine de sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, comme de propos et de chansons de nature à appeler le sommeil.