Miséricorde
XVII
Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps semblaient renaître et les esprits fortifiés étaient disposés à reprendre leur vol vers les régions les plus élevées. Installés de nouveau dans le parloir, Ponte se prit à raconter les délices des étés de Madrid dans son beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème et la fleur de Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour à la Granja. Il avait visité plus d’une fois le royal séjour et il avait assisté aux grandes eaux.
«Et moi qui n’ai rien vu, rien! s’écriait Obdulia avec tristesse, en laissant lire dans ses yeux un découragement enfantin. Croyez bien que j’aurais été tout à fait niaise si Dieu ne m’avait pas donné la faculté bénie de me figurer les choses que je n’ai jamais vues. Vous ne pouvez point vous imaginer combien j’aime les fleurs, je me meurs pour elles. Autrefois maman me permettait d’avoir des fleurs sur le balcon; mais elle me l’a défendu ensuite, parce qu’un jour je les avais tellement arrosées que l’eau est tombée dans la rue, et l’agent de police est venu nous faire un procès-verbal et nous avons dû payer l’amende. Chaque fois que je passe devant un jardin, je suis émerveillée en le regardant. Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la Granja et ceux d’Andalousie!... Ici, c’est à peine si nous voyons des fleurs, et celles que nous voyons arrivent par chemin de fer et sont toutes fanées. Mon désir serait de les voir sur pied. On dit qu’il y a tant d’espèces de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire aspirer leur arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de grandes, d’incarnat, de blanches, de toutes variétés. Je voudrais voir une grande plante de jasmin, grande, grande, à l’ombre de laquelle je puisse me mettre. Et comme je serais charmée en voyant les mille petites fleurs tomber sur mes épaules et parsemer ma chevelure!... Je rêve d’avoir un magnifique jardin avec une serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales, des fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. Je me figure comment elles sont, et je meurs de chagrin de ne pouvoir les posséder.
—Moi, j’ai vu celles de don José Salamanca en son bon temps, fit de Ponte. Figurez-vous qu’elles étaient grandes comme cette maison et celle d’à côté réunies. Figurez-vous des palmiers et des fougères de grande stature et des pins d’Amérique avec leurs fruits. Il me paraît encore que je les vois.
—Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le vois parfois, rêvant et voyant des choses qui n’existent pas, c’est-à-dire des choses qui existent ailleurs, à ce que je me dis; je me demande: Et pourquoi n’arriverait-il pas un jour où j’aurais, moi aussi, une maison magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les grands hommes viendraient s’asseoir à ma table, et je causerais avec eux et ils m’instruiraient.
—Pourquoi cela n’arriverait-il pas? Vous êtes très jeune et vous avez devant vous un long espace de l’existence. Tout ce que vous voyez en songe, considérez-le comme une réalité possible, probable. Vous donnerez des dîners de vingt couverts, une fois par semaine, les mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué des choses du monde, de ne jamais avoir plus de vingt couverts et de n’inviter pour ces jours-là que des personnes de choix.
—Certainement..., le meilleur..., la crème....
—Les autres jours, six couverts, les convives intimes, pas un de plus; des personnes de la famille, vous savez? des personnes alliées à vous, qui vous portent respect et affection. Comme vous êtes si belle, vous aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l’éviter.... Vous ne manquerez pas de vous trouver dans un certain péril, Obdulia. Je vous conseille d’être aimable avec tout le monde, très polie, très courtoise; mais si quelqu’un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et dédaigneuse comme une reine.
—J’ai pensé de même et j’y pense à toute heure. Je serai si occupée à me divertir qu’il ne m’arrivera aucune chose mauvaise. Quel plaisir d’aller à tous les théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni une représentation de drame ou de comédie, ni une première, ni rien, grand Dieu, rien! Tout se bornera à voir et à jouir.... Mais croyez bien une chose, et je vous le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout ce mouvement extraordinaire, je serai particulièrement heureuse de faire beaucoup d’aumônes, j’irai à la recherche des pauvres les plus désemparés pour les secourir et... enfin, je désire avant tout qu’il n’y ait plus de pauvres.... C’est vrai, Frasquito, qu’il ne devrait plus y en avoir!
—Certainement, madame. Vous êtes un ange et, avec la baguette magique de votre bonté, vous saurez faire disparaître toutes les misères.
—Oui, je me figure que tout cela est une vérité, quand vous me le dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce qui m’arrive: il y a un instant nous parlions de fleurs; depuis ce moment, il m’arrive aux narines une odeur magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au milieu des fleurs les plus rares et sentant leur parfum délicieux. Et, maintenant que nous parlons de secourir la misère, j’étais tentée de vous dire: Frasquito, dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, pour commencer à distribuer les aumônes.
—La liste se dressera promptement, ma chère dame, dit Ponte, subissant la contagion de ce délire imaginatif et pensant à part lui que cette liste devrait bien s’ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu’il connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.
—Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia retombant tout d’un coup dans la réalité, pour rebondir une autre fois, comme une balle élastique et atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi, dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager toutes ces misères, je me fatiguerai beaucoup, n’est-il pas vrai?
—Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... Je pars de la base que vous avez une grande situation.
—Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas?
—Certainement.
—Et je vous verrai vous promenant à cheval à la Castellana?
—Je ne dis pas non. J’ai été autrefois un parfait cavalier. Je ne monte point mal.... Mais, puisque nous avons parlé d’équipage, je vous conseille beaucoup de ne pas avoir de voitures à vous... et de vous entendre avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. Vous vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.
—Et que vous semble? dit Obdulia que rien n’arrêtait plus, étant donné que je dois voyager, par où commencerai-je? Par l’Allemagne ou la Suisse?
—Tout d’abord Paris....
—C’est que je me figure que j’ai déjà vu Paris.... C’est de l’histoire ancienne.... Je l’ai vu, et, étant donné que j’en reviens, où diriger mes pas vers un autre pays?
—Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous ne devez point oublier les ascensions des Alpes, pour voir les chiens du mont Saint-Bernard, les glaciers immenses et autres merveilles de la nature.
—Là, je me rassasierai d’une chose qui me plaît énormément, de beurre de vache bien frais.... Dites-moi, Ponte, en toute franchise, quelle est la couleur qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de ciel?
—Je vous affirme que toutes les couleurs de l’iris vous vont bien; je dis mieux: ce n’est pas que telle ou telle couleur ferait plus ou moins ressortir votre beauté, mais que votre beauté est telle qu’elle peut rehausser toutes les couleurs qu’on lui appliquerait.
—Merci.... Que c’est joliment dit!
—Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin fané, sentant à son tour le vertige des hauteurs, je ferai la comparaison de votre figure avec la figure et le visage de.... Devinez qui?... de l’impératrice Eugénie, qui est le prototype de l’élégance, de la beauté, de la distinction....
—Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?
—Je ne dis que ce que je pense. Je n’ai point cessé de penser à cette femme idéale depuis que je l’ai vue à Paris se promenant au Bois avec l’empereur. Je l’ai revue mille fois depuis, quand je flâne dans les rues en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l’insomnie, j’entends tomber les heures mortes dans mes appartements. Il me semble que je la vois en ce moment, que je la vois toujours.... Est-ce une idée? Est-ce un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore l’idéal, qui ne pense pas seulement à la «vile matière». Je méprise «la vile matière», je sais me détacher de ce fragile limon....
—J’entends, j’entends.... Continuez.
—Je dis que dans mon esprit vit l’image de cette femme.... Je la vois comme un être tangible, comme un être.... Je ne saurais m’expliquer.... Comme un être, non figuré, mais pourtant tangible....
—Oh! oui, je comprends. La même chose m’arrive à moi.
—Avec elle?
—Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»
Pour un instant, Frasquito crut que l’être idéal d’Obdulia était l’empereur. Incité à compléter sa pensée, il continua ainsi:
«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie de Guzman, je soutiens que vous êtes comme elle et qu’elle et vous vous ne faites qu’une seule et même personne.
—Je ne puis croire qu’une semblable ressemblance existe, Frasquito, répliqua la jeune femme troublée, les yeux brillant de plaisir.
—La physionomie, l’aspect du visage, de profil comme de face, l’expression, la tournure, la façon de regarder, le geste, la démarche, tout, tout est pareil. Croyez-moi, je dis la vérité.
—Il peut se faire qu’il y ait quelque apparence..., indiqua Obdulia rougissant jusqu’à la racine des cheveux. Mais nous ne sommes point pareilles; cela, non.
—Comme deux gouttes d’eau. Et si vous vous ressemblez entièrement au physique, dit Frasquito, entrant dans le dire d’Obdulia et sur un ton franchement naturel, la ressemblance morale n’est pas moins grande; dans l’apparence, dans l’air de la personne qui est née ou vit dans la position la plus élevée, il y a quelque chose qui révèle une supériorité à laquelle chacun rend hommage. En somme, je sais ce que je dis. Je ne vois jamais d’une façon plus frappante la ressemblance que lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure que je vois Sa Majesté donnant des ordres à ses chambellans.
—Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... Cela ne peut être.»
La jeune femme était prise d’un rire nerveux dont la violence et la durée paraissaient annoncer une attaque de nerfs. Frasquito se mit à rire aussi et, prenant le mors aux dents vers les espaces imaginaires, il fit un bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, veut dire ce qui suit:
«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez me promenant à la Castellana. Je le crois certainement que vous pourriez m’y voir! J’ai été excellent cavalier. Dans ma jeunesse j’ai eu une jument gris pommelé, qui était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais admirablement. Elle et moi nous appelions tous les regards dans la première allée, ensuite à Ronda, où je la vendis pour m’acheter un cheval de Xérès, qui depuis fut acquis..., tenez précisément... par la duchesse d’Albe, sœur de l’impératrice Eugénie, femme très élégante, elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux sœurs se ressemblent.
—Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de se connaître en généalogies, elles étaient filles de la Montijo.
—Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce grand palais au coin de la place où il y a tant de marchands d’oiseaux.... Séjour de fées..., j’y suis allé un soir, présenté par Paco Ustariz et Manolo Priété, deux camarades de mon bureau.... Oui, certes, j’étais un bon cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.
—Vous deviez avoir une figure très arrogante....
—Non, pas tant.
—Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois ainsi. Et vous savez que je vois les choses très clairement. Tout ce que je vois est vérité pure.
—Oui, mais pourtant....
—Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez point en cela ni en rien.
—J’écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito en s’inclinant. J’ai toujours agi de même avec les dames avec lesquelles j’ai été en rapport et elles sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....
—Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous égale pour la finesse des procédés. Franchement, vous êtes le prototype de l’élégance..., de la....
—Pour Dieu, épargnez-moi....»
Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina qui, sa besogne de récurage et de rangement de la cuisine et de la salle à manger terminée, se disposait à partir, les fit retomber à plat dans la réalité, des hauteurs où la fantaisie les avait transportés. Ponte s’aperçut que c’était l’heure d’aller remplir ses obligations dans la maison où il travaillait, et il demanda licence de se retirer à l’impériale dame. Elle la lui donna avec chagrin, se montrant inquiète à l’idée de la solitude dans laquelle elle allait vivre jusqu’au lendemain, dans ses palais habités par des ombres de chambellans et autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux yeux du commun des mortels la forme et l’apparence de chats miaulants, peu lui importait. Dans sa solitude, elle se récréerait en discourant tout à son aise dans sa serre, en admirant ses magnifiques fleurs des tropiques et en respirant leurs parfums enivrants.
Ponte Delgado s’en alla, non sans avoir pris congé avec les salutations à la fois les plus affectueuses et les sourires les plus tristes. Benina qui le suivit pressa le pas pour le rejoindre, soit sous la porte cochère, soit dans la rue, désireuse d’échanger avec lui un petit mot en particulier.