Miséricorde
XXIV
Le Marocain passionné ne cessait point de chercher à convaincre sa dame (nous devons l’appeler ainsi dans ce cas, puisqu’il la voyait telle avec les yeux de son âme) et, convaincu que les moyens positifs, les meilleurs, les plus efficaces pour la vaincre définitivement lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de s’enrichir, il sortit un autre sortilège, produit naturel de son sang sémite et de sa riche imagination. Il lui dit que parmi tous les secrets dont il était dépositaire par la faveur de Dieu il y en avait un qu’il s’était toujours réservé de ne dire qu’à la personne qui serait digne de tout son amour, et, comme cette personne c’était elle, la femme rêvée, la femme promise par le souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le procédé pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que Benina affectât de ne pas donner créance à ces histoires, elle ne perdait pas une syllabe de ce qu’Almudena lui disait.
La chose était très facile, décrite par lui, bien que les difficultés pour produire l’effet magique sautassent aux yeux.
La personne qui désirerait savoir d’une façon certaine, absolument certaine, où il pouvait y avoir de l’argent caché, n’avait qu’à creuser un trou dans la terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante jours, sans autre aliment que de la farine sans sel, et aucune autre occupation que de lire un livre saint, à grands feuillets, et de méditer sur les profondes vérités que contient ce livre....
«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit Benina impatiente. Passe encore! Et ce livre est écrit dans ta langue. Comment, espèce d’idiot, veux-tu que j’arrive à lire ces griffonnages, si dans ma propre langue, le pur castillan, les caractères noirs me troublent?
—Je lirai, moi...; tu liras, toi.
—Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme une maison de taupes, est-ce que nous pourrons rester tous les deux?
—Sûrement.
—Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, dit la femme avec un air moqueur, tu prendras des lunettes pour aveugle?
—Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler l’aveugle.
Après les quarante jours de pénitence, pour terminer les prescriptions, il fallait écrire sur un papier à cigarettes certaines paroles magiques que lui seul connaissait, et alors on lançait le papier en l’air et pendant que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter des yeux le papier, volant.
Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, on trouvera certainement le trésor enfoui, très probablement une jarre remplie de pièces d’or.
Benina manifesta son incrédulité en éclatant de rire; mais pourtant il resta quelque trace dans son esprit de cette nouvelle énigme de la recherche des trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:
«Je ne crois pas qu’il y ait des trésors enterrés dans les champs. Il peut se faire que cela arrive dans ton pays; mais pour ce qui est d’ici..., ils les gardent dans les cours intérieures, dans les patios, ils les cachent sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques, et, lorsque cela se peut, dans les murs.
—C’est même chose de le découvrir dans les endroits que tu dis..., si tu m’aimes et si tu consens à m’épouser.
—Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, mettant et ôtant son châle sur sa tête, signe d’impatience et de désir de s’en aller.
—Je n’ai pas fini de parler, Amri, non, murmura l’aveugle, plaintif, la retenant par sa robe. Toi, toujours avec moi.
—Ce n’est pas possible maintenant. Aie patience, mon fils.»
Pris de nouveau de fureur, en sentant qu’elle voulait partir, il se lança sur elle, la saisit dans ses bras, manifestant par des rugissements plus que par des paroles humaines son ardent désir de la garder avec lui:
«Moi, je t’aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la rivière, si tu ne viens pas avec moi....
—Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec un accent plein d’affliction, espérant en venir plus facilement à bout en lui parlant affectueusement. Je t’aime, mais mes obligations me réclament.
—Je le tuerai, le beau galant! cria l’aveugle en serrant les poings et faisant quelques pas vers la vieille, laquelle, craintive, s’était écartée de lui.
—Sois raisonnable; sinon, je ne t’aimerai pas.... Allons, si tu me promets d’être bon et de ne pas me frapper, nous nous en irons ensemble.
—Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t’aime plus que la lumière bénie.
—Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina s’approchant gentiment et le prenant par le bras.
Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin pour remonter et, en marchant, il raconta qu’il avait quitté Santa-Casilda pour rompre avec la Pedra, et, comme les temps devenaient mauvais et qu’on gagnait peu de sous, il comptait se transporter le même soir aux Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce quartier on trouvait des chambres à la nuit pour dix centimes seulement. Benina n’approuva pas ce changement de domicile, parce qu’elle avait entendu dire que les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, entassés comme des moutons dans des chambres indécentes, mais il insista d’une voix dolente et mélancolique, affirmant qu’il désirait être mal, qu’il voulait faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer jusqu’à ce qu’Adonai ait attendri le cœur de la femme aimée. Ils soupiraient tous deux, et silencieux ils montèrent toute la rue de Tolède.
Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, Almudena exprima un désintéressement sublime:
«Je n’aime point l’argent...; l’argent chose sale...; je méprise l’argent... Moi, j’aime Amri.., ma femme avec moi....
—Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui craignait de le voir recommencer ses folies à la fin de la journée. Je te promets que demain nous reparlerons de tout cela.
—Tu viendras à Cambroneras?
—Oui, je te le promets.
—Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces gens orgueilleux me pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais mes compagnons. J’irai mendier au pont de Tolède.
—Attends-moi demain..., et promets-moi d’être raisonnable.
—Oui, en pleurant, en pleurant.
—Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? Mon petit Almudena, si je t’aime, mon maître, ne me donne pas d’ennuis.
—Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux galantin et lui prodiguer tes tendresses?
—Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais de cette vieille antiquaille! Il a plus d’années que la Cuesta de la Vega. Il est parent de ma maîtresse, et c’est elle qui m’a chargée d’aller le chercher pour le ramener dans sa maison.
—C’est un vieux magot, lui?
—Un fameux magot! Et il n’y a point de comparaisons à faire entre toi et lui..., mon petit. Je suis très pressée. Adieu, jusqu’à demain.»
Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait tranquille comme un idiot, elle prit sa course, le laissant appuyé contre le mur près de la boutique du Botijo. C’était le seul moyen possible de séparation, étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. Au bout d’un court instant, il se laissa tomber sur le sol et les passants le virent là, mendiant toute la soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire tendue.
La Nina ne trouva pas grand’chose de nouveau à la maison, car on ne saurait compter comme nouveauté l’extrême contentement de doña Paca, qui ne cessait de s’extasier sur la grâce de son hôte et la manière charmante avec laquelle il rappelait tous les souvenirs d’Algeciras et de Ronda. La bonne dame se trouvait transportée à ses jeunes ans; elle oubliait sa pauvreté et, mue par le généreux instinct qui, dans sa prime jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant et la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina d’aller chercher pour Frasquito deux bouteilles de Xérès, un paon en galantine, des œufs glacés et une hure de sanglier.
«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons lui apporter tout cela et ensuite nous nous rendrons à la prison pour éviter aux marchands la peine de nous y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle, vraiment! Pour ce soir vous aurez une soupe à l’ail avec des œufs et pas autre chose. Croyez bien que le chevalier s’en contentera encore parfaitement, habitué comme il l’est à toutes sortes de victuailles impossibles.
—Bien, on fera ce que tu veux.
—Au lieu d’une tête de sanglier, nous mettrons une tête d’oignon.
—Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les circonstances, fût-ce au prix d’un sacrifice, on doit se comporter comme il faut. Enfin, combien avons-nous d’argent?
—Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai m’arranger. Quand il manquera, ce n’est pas vous qui irez le chercher.
—Oui, je sais que c’est toi qui iras. Moi, je ne sers à rien.
—Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi à peler les pommes de terre.
—Si tu veux. Ah!... j’allais oublier. Frasquito prend du thé, et, comme il est très difficile, il faut que tu le choisisses très bon.
—Du meilleur. J’irai le chercher en Chine.
—Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends de celui qu’on appelle mandarin. Et en même temps rapporte donc pour dessert un joli petit fromage....
—Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans rien oublier.
—Tu sais qu’il est accoutumé de manger dans les maisons riches et somptueuses.
—Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de l’Ave-Maria..., une portion de ragoût, un réal; avec pain et vin, trente-cinq centimes.
—Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas comment te prendre. Mais j’accepte tout, Nina, tu gouvernes.
—Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous serions propres! Il y a beau jour qu’on nous aurait mises à la prison pour dettes, à San-Bernardino ou même au Pardo.»
Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent frugalement, gais tous trois et résignés à la pauvreté, tolérable et légère quand on ne manque point d’un morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique historien doit confesser que les bonnes dispositions dans lesquelles se trouvait doña Paca s’altérèrent un peu lorsque les deux femmes se trouvèrent dans la même alcôve, l’une dans son lit, l’autre sur un matelas par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la veuve de Zapata était d’un esprit extrêmement mobile et changeant en un moment sans qu’on en sût le motif, elle passait de la douceur extrême à la colère la plus folle, d’une crédulité enfantine à la méfiance la plus grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises les plus lourdes. Benina connaissait bien ce rapide changement dans la façon d’être et de vouloir de sa maîtresse, qu’elle comparait volontiers à une girouette, et sans s’inquiéter outre mesure de ses manières qui devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de colère, elle attendait une saute de vent. Et, en fait, il changeait à l’improviste, retournant à la bonne partie du cadran, et, en un moment, la mauve se changeait en chardon ou revenait à sa forme première.
La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont il s’agit devait être attribuée à ce fait, suivant des renseignements dignes de foi, que Frasquito, dans ses conversations de la soirée, dans celles du souper et de l’après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance qui blessa profondément l’amour-propre de l’infortunée veuve. Le bon monsieur montrait presque exclusivement sa gratitude à Benina, réservant pour madame une déférence courtoise; pour Benina tous ses sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les regards langoureux de ses yeux attendris comme ceux d’un mouton mourant, et Ponte ajouta un comble à cette façon d’agir en l’appelant ange plus de douze fois pendant la frugale cène.
Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre ses draps de lit, tandis que Benina s’étendait par terre:
«Pourtant, ma fille, rien ne m’ôtera de la tête que tu as donné un philtre à ce pauvre monsieur. Vois comme il te chérit? Si tu n’étais pas une vieille abominablement laide et sans aucune grâce, je croirais que tu l’as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, tu sais t’attirer la sympathie par le bien que tu sais faire à tous, et par ta douceur et la suavité de tes petites manières... qui seraient bien capables de tromper ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec toutes ces qualités, il est impossible qu’un homme aussi couru puisse s’éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t’infatues d’orgueil à cause de cela, à mon avis tu te trompes singulièrement, ma pauvre Nina. Tu seras toujours ce que tu as été. Et ne crains pas que j’ôte à don Frasquito ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises façons, la voleuse que tu as été, et d’autres petites choses, autres petites choses que tu sais et moi aussi....»
Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son drap, et cette humilité et cette modération excitèrent encore davantage la haine de la veuve de Zapata, qui continua à molester sa compagne:
«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, parce que tu les as, c’est certain; mais on doit te tenir à distance, toujours à distance, ne pas te laisser sortir de ta basse condition, pour que tu ne l’oublies pas et que tu ne viennes pas manger dans la main de tes maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j’ai dû te renvoyer de chez moi pour vol.... Ton effronterie était arrivée à un tel point,—que dis-je, effronterie?—ton cynisme dans ce vice abominable, que... jamais je n’ai pu faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir mon argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... à jet continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te défends pas? Tu es devenue muette?
—Oui, madame, je suis devenue muette, fut l’unique réponse de la bonne femme. Il peut se faire que, quand madame se taira et fermera son bec, j’aurai quelque chose à dire.... Mais je ne dis rien.»