Miséricorde
XXXI
Bien que Nina eût songé à la consternation et au désarroi de doña Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent tout ce qu’elle avait pu imaginer. A mesure que l’heure avançait sans que la servante rentrât, l’angoisse de sa maîtresse augmentait. Si d’abord elle fut agitée par la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut ensuite l’anxiété de la crainte d’un accident; une voiture avait pu la renverser ou bien encore elle était morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito chercha inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture ne pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote lui disait:
«Jamais cela n’est arrivé, jamais, cher de Ponte. Elle n’a jamais manqué une fois, pendant tant et tant d’années, de rentrer à la maison.»
Les plus graves difficultés se présentèrent pour un souper formel et cela ne servit à rien, ou du moins n’avança guère les choses, que les filles du cordonnier vinssent aimablement offrir leurs services pour remplacer la servante absente. Il est vrai, heureusement, que doña Paca avait perdu l’appétit et le même effet, à peu de chose près, était arrivé à son hôte. Mais, comme il fallait bien prendre quelque aliment pour soutenir les forces, tous deux s’administrèrent un œuf battu dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n’en put être question. La vieille dame compta les heures et même les quarts d’heure aux horloges du voisinage, et elle ne fit pas autre chose que d’écouter les bruits de la maison, attentive aux mouvements de l’escalier. Ponte ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait un devoir de ne pas s’endormir, tandis que son amie était en veille cruelle, et, pour concilier ses devoirs de chevalier avec les soins de sa convalescence, il fît une série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela il fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant un oreiller de ses bras et pliant sa tête dans une posture tellement incommode que le lendemain il eut un fort torticolis. Au point du jour, vaincue par l’extrême fatigue, doña Paca, elle aussi, s’endormit dans un fauteuil. Elle parlait en songe et son corps était secoué de temps en temps par des mouvements nerveux. Elle se réveillait en sursaut, croyant qu’il y avait des voleurs dans la maison, et lorsque le jour parut, avec le vide créé par l’absence de Benina, tout lui sembla plus triste et solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en cela pensait judicieusement, il n’y avait rien de mieux que de s’informer auprès des personnes chez qui Benina allait faire des extras. Sa compatriote y avait bien pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de la Gréda, ils ne donnèrent pas suite à cette idée et renoncèrent à ces investigations. Le concierge s’étant spontanément offert pour aller à la recherche de la malheureuse servante perdue, on l’envoya avec mission de s’enquérir, mais il revint en disant qu’on ne savait rien d’elle dans aucune des loges de concierges. Et par-dessus cela, il n’y avait dans toute la maison qu’un reste de plat de la veille tout aigri et quelques croûtes de pain dur. Heureusement que les voisins, émus d’un événement aussi grave, vinrent offrir quelques vivres: les uns, une soupe à l’ail; les autres, de la morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille de piquette. Il fallait bien songer à s’alimenter, faisant contre fortune bon cœur, parce que l’estomac a sa tyrannie; il faut vivre, quand bien même l’âme, liée à son amie la mort, s’y opposerait. Les heures du jour s’écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa compatriote ne pouvaient distraire leur attention de tout bruit de pas se produisant dans l’escalier. Mais cela leur causa de tels mécomptes que, désabusés et sans espérance, ils s’assirent en face l’un de l’autre, silencieux et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant, ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette énigme. On saurait ce que Nina était devenue et les motifs de son absence quand il plairait à Dieu de le faire savoir par les voies qui déroutent toute prévision.
Il était midi lorsqu’un violent coup de sonnette retentit. La dame de Ronda et le vieux galant d’Algeciras sursautèrent comme deux balles élastiques sur leurs sièges.
«Non, non, ce n’est pas elle, dit doña Paca, avec les signes de la plus grande désillusion; Nina ne sonne pas ainsi.»
Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, elle l’en détourna avec cette observation fort à sa place:
«N’y allez point vous-même, il est possible que ce soit un de ces grossiers fournisseurs. Que la petite aille ouvrir. Célédonia, va ouvrir, et fais bien attention; si c’est quelqu’un qui apporte des nouvelles de Nina, qu’il entre. Mais si c’est quelque fournisseur, dis-lui que je n’y suis pas.»
La petite y courut et elle revint précipitamment disant:
«Madame, c’est don Romualdo.»
Cette annonce causa une émotion intense et presque terrifiante. Ponte se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et doña Paca se levait et retombait sur sa chaise plus de dix fois, disant:
«Que s’est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de Dieu, don Romualdo à la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; donne-moi ma coiffure noire.... Et je ne suis pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir.... Eh bien, petite, mon bonnet noir....»
L’Algésirain et la petite l’aidèrent à s’habiller; mais, dans leur affolement, ils lui mettaient toute chose de travers. La vieille dame s’impatientait, les apostrophait pour leur lenteur et les bousculait fort. Enfin tout finit par s’arranger tant bien que mal, elle se passa un peigne dans les cheveux et, se bousculant, elle se rendit dans la pièce où attendait le prêtre qui était resté debout et regardait les photographies de famille qui formaient la décoration unique de la pauvre chambre.
«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve de Zapata, que la grande émotion empêchait de se tenir sur ses jambes et se laissant tomber dans un fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend. Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre ineffable bonté.
—Je ne fais que mon devoir, madame, répondit l’ecclésiastique un peu surpris, et vous n’avez nullement à me remercier.
—Et dites-moi, maintenant, pour l’amour de Dieu, ajouta la dame avec une telle crainte d’apprendre une mauvaise nouvelle, qu’elle pouvait à peine articuler; dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»
Ce nom sonna à l’oreille du bon prêtre comme celui d’une petite chienne que la dame aurait perdue.
«Elle n’a point reparu?... dit-il, pour dire quelque chose.
—Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu’il est arrivé un malheur que vous voulez me cacher par charité?»
Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le prêtre restait perplexe et muet.
«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par pitié. Ce n’est peut-être pas ce que vous pensez.
—Nina, Nina de mon âme!
—Est-ce une personne de votre famille, de votre intimité? Expliquez-moi....
—Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne veut pas me dire la vérité pour ne pas augmenter mes tribulations. Je l’en remercie infiniment.... Pourtant, peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou bien, est-ce que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu à peu, pour qu’elle m’impressionne moins?...
—Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente franchise, avide d’éclaircir les choses, je ne vous apporte aucune nouvelle, ni bonne ni mauvaise, de la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de qui il s’agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser que je....
—Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la Benina, mon amie et compagne, avait eu quelque grave accident dans votre maison ou en en sortant, ou dans la rue, et....
—Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña Francisca, il y a dans tout cela une erreur qui se découvrira certainement en vous disant mon nom: Romualdo Cédron. J’ai occupé pendant vingt années la cure de Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous dire, chargé expressément de cette mission par les exécuteurs testamentaires, la dernière volonté de celui qui fut l’ami de mon cœur, Rafael Garcia de los Antrines, que Dieu ait son âme.»
Si doña Paca avait vu la terre s’entr’ouvrir et une légion de diables en sortir, et que, par en haut, le ciel en eût fait autant, donnant passage à un essaim d’anges, et que les deux cohortes se fussent réunies dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque, elle n’aurait certes pas été frappée de plus d’étonnement et de confusion. Testament, héritage. Ce que disait le prêtre était-il bien vérité ou plaisanterie déplacée? Et celui qui était devant elle était-il en chair ou en os, ou bien un produit d’une hallucination de son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais et elle regardait don Romualdo avec des yeux atterrés.
«Il n’y a nullement de quoi vous épouvanter, madame. Au contraire, j’ai la satisfaction d’annoncer à doña Francisca Juarez que le terme de ses souffrances est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, et il veut maintenant récompenser votre vertu en vous faisant sortir de la triste situation où vous avez vécu tant d’années.»
Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne pouvait prononcer une syllabe.
Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que l’image de Benina sortit de son esprit comme si son absence et sa perte eussent remonté à plusieurs années en arrière.
«Je comprends, continua le bon curé, redressant son grand corps et rapprochant sa chaise de doña Paca pour lui toucher le bras avec sa main, je comprends votre bouleversement.... On ne saurait passer brusquement de l’infortune au bien-être sans ressentir une forte secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu’il s’agit d’une chose importante qui doit occuper de préférence votre attention, parlons-en, madame, laissant pour plus tard cette autre affaire qui vous préoccupe.... Vous ne devez pas autant vous chagriner de la disparition de votre servante et amie.... Elle reviendra, soyez-en sûre!»
Cette phrase fit revenir à l’esprit de doña Paca l’idée de Nina et le souvenir de son incroyable absence. Notant dans le «elle reviendra» de don Romualdo une intention bienveillante et optimiste, elle eut la pensée que le bon prêtre après avoir réglé l’affaire principale qui l’avait amené, lui parlerait du cas de sa servante qui sans doute était sans gravité. Et promptement, avec un tour rapide de la girouette, l’esprit de la dame revint à l’héritage et elle s’y arrêta, laissant le reste dans l’oubli, et le bon curé, voyant l’anxiété où elle était d’être plus amplement informée, s’empressa de la satisfaire.
«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est passé à meilleure vie le 11 février.
—Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J’espère que Dieu lui aura accordé le repos.... Hélas!
—C’était un saint. Son unique erreur a été d’avoir le mariage en abomination, repoussant tous les excellents partis que nous, ses amis, nous lui offrions. Les dernières années, il les a passées dans une ferme appelée les Higueras de Juarez.
—Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon grand-père.
—Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, ensuite Rafael a contracté aux Higueras l’affection du foie qui l’emporta au tombeau à cinquante-cinq ans. Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi, madame, avec une musculature non moins vigoureuse que la mienne, une poitrine de taureau et ce visage resplendissant de vie....
—Hélas!
—Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n’ai jamais réussi à le voir fatigué. Son amour-propre était plus fort que sa complexion, elle-même très forte. Il bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir ensuite ce chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu’il fut tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers de la peau... et il s’en alla se consumant chaque jour.
—Hélas!
—Et avec quelle résignation, il supportait son mal, et comme il se préparait sagement à la mort qu’il regardait comme l’exécution d’une sentence de Dieu, contre laquelle il ne serait point protesté, mais qu’il fallait au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! Quelle pâte d’ange, c’était!
—Hélas!
—Je n’habitais pas Ronda, parce que des intérêts à soigner m’obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, quand j’eus appris la gravité de l’état de cet ami très cher, je retournai auprès de lui et je l’ai suivi et assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort dans mes bras.
—Hélas!»
C’était autant de soupirs qui montaient à doña Paca du fond de son âme, s’échappant comme des oiseaux d’une cage entr’ouverte des quatre côtés. Avec une noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée l’idée de l’héritage, elle s’associait au deuil de don Romualdo qui paraissait tant regretter le généreux célibataire de Ronda.
«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non sans avoir fait son testament en bonne et due forme....
—Hélas!
—Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa nièce au second degré, Clemencia Sopelana, vous savez? la femme de don Rodrigo del Quintanar, sœur du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à améliorer la situation de quelques-uns de ses parents qui, par disgrâce de famille, mauvaises affaires ou autres causes d’adversité ou contretemps fâcheux, sont tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants vous êtes dans ce cas, il est certain que vous êtes parmi les plus favorisés, et....
—Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas sans voir le terme de cette misère ignominieuse. Mille et une fois soit béni Celui qui donne et ôte tous les maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des saints!...»
Après cette effusion, l’infortunée doña Francisca fondit en larmes, croisant les mains et se précipitant à genoux, si bien que le bon curé, craignant qu’un tel éclat de sensibilité ne se terminât par un évanouissement, se précipita vers la porte en frappant dans ses mains pour appeler afin qu’on apportât un peu d’eau fraîche.