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Miséricorde

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XX

La maîtresse de l’établissement était absente. Benina fut reçue par la fondée de pouvoirs et par un homme appelé Prieto, qui jouissait de toute la confiance de la patronne et tenait la comptabilité de la location des lits. La vieille fut obligée d’attendre, car cette paire de congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre le problème qui la troublait si cruellement. Parlant et reparlant du commerce de garni, ils racontaient que l’année se présentait très mal: chaque nuit on avait moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient fort. Benina en vint à s’informer de Frasquito Ponte: ce à quoi Prieto répondit que, la nuit dernière, il s’était vu dans la nécessité de ne pas le recevoir, parce qu’il était débiteur de sept lits et qu’il n’avait pu donner aucun acompte.

«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la belle étoile.... C’est triste... à son âge.... Malgré sa teinture, il est plus vieux que la Cuesta de la Vega.»

La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne sachant où aller, avait trouvé un asile dans la maison de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica, à deux pas de là. Au surplus, le bruit avait couru qu’il était tombé malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le motif principal qui l’avait conduit chez Bernarda, ne songea plus qu’à vérifier par elle-même ce qu’il était définitivement advenu du pauvre désemparé Frasquito. Elle avait le temps de faire un saut jusqu’à la maison de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda rentrerait chez elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un instant après, la diligente vieille entrait dans la taverne borgne qui reçoit le public dans l’établissement en question, et la première personne qu’elle aperçut fut cet abominable type de Luquitas, l’époux d’Obdulia, lequel, avec d’autres gens de mauvaise vie et deux ou trois femmes, sales et malpropres, jouait aux cartes sur une horrible table ronde, au milieu de verres de cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, ces gens finissaient une partie, et, avant d’entamer une autre main, le gendre de doña Paca, jetant sur la table les cartes visqueuses, qui auraient pu lutter de malpropreté avec les mains des joueurs, se leva en titubant, et, d’une langue empâtée, avec les manières caressantes qui sont le propre des pochards, il offrit à la servante de sa belle-mère un verre de vin:

«Non, monsieur, j’ai déjà bu.... Je vous remercie,» dit la vieille en refusant le verre.

Mais comme il insistait vivement, les autres s’étant joints à lui pour l’inviter à boire, Benina prit peur et accepta la moitié d’un verre poisseux. Elle ne voulait point se mettre mal avec de tels gens, pour ce qui aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l’abandon dans lequel il laissait sa femme, elle revint directement à l’objet de sa venue et dit:

«Est-ce que la Pitusa n’est pas là?

—Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, sortant par une porte bien dissimulée entre les étagères pleines de bouteilles et de carafes, derrière le comptoir. La porte ressemblait à la fissure par laquelle se glisse une anguille, et la femme était certainement la plus maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se rencontrer dans la faune de ces sortes de femmes. Son visage était si mince qu’à le considérer de profil on aurait pu le croire fait en découpure comme les figures qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli et, à l’une de ses oreilles, le trou pour la boucle était tellement grand qu’on aurait pu facilement y passer un doigt. Les dents rares et noires, les sourcils absents, les cils rares, les yeux tendres, avec une acuité de lynx, complétaient sa physionomie. De son corps il n’y a rien à dire, sinon qu’il serait difficile de rencontrer une forme plus exactement comparable à un manche à balai habillé ou, si l’on veut, recouvert de chiffons pour frotter; des bras et des mains qui, en gesticulant, semblaient flageller comme les barbes d’un plumeau avec lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa langue et de son accent, nous pouvons dire qu’ils donnaient l’idée d’une personne qui se gargariserait et quoique cela puisse paraître étrange, je dois dire pourtant que de toutes ces apparences il ressortait un certain air affable, un aspect attrayant et, pour terminer, nous pouvons affirmer que la Pitusa était fort loin d’être antipathique.

«Qu’est-ce qui amène la seña Benina dans nos parages? dit la Pitusa en lui frappant amicalement les deux épaules. J’ai entendu dire que vous êtes dans une grande maison, dans une maison riche... où vous devez avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes pas être malheureux?...

—Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, nous sommes en baisse.

—Quoi, cela va mal?

—Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons seulement. S’il y a de la soupe, nous en mangeons; s’il n’y en a pas, rien.... Et le Comadréjà, il est bien?...

—Désirez-vous que je l’appelle, seña Benina?

—Ma fille, je te demande seulement comment il se porte, s’il est en bonne santé.

—Il se défend. Mais sa blessure s’ouvre malheureusement quand il y pense le moins.

—Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....

—Commandez-moi.

—Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta maison à un gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte et s’il y est encore, parce que l’on m’a dit qu’il avait été très malade cette nuit?»

Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, et toutes deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui se trouvait entre les montants du comptoir. De l’autre côté commençait un escalier très étroit, par lequel elles montèrent l’une derrière l’autre.

«C’est une personne très honorable, comme on dit, un personnage, ajouta Benina, sûre de servir ainsi le pauvre gentilhomme.

—De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les titres?»

Par un petit passage sentant mauvais et horriblement sale, elles arrivèrent à une cuisine où l’on ne faisait certes pas grand feu. Le fourneau et le buffet servaient de dépôt de bouteilles vides, de caisses défoncées, de chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur le sol et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur don Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, la figure décomposée. Deux grosses femmes l’entouraient, debout de chaque côté, l’une lui présentait un verre avec un peu d’eau et de vin, l’autre essayait de lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui parlaient en criant:

«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... Vous le faites exprès!... Ne voulez-vous point boire?»

Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, en le secouant:

«Don Frasquito de mon âme, qu’avez-vous? Ouvrez les yeux, regardez-moi, je suis la Nina.»

Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles rivalisaient de laideur et d’air rébarbatif, n’avaient personne qui les surpassât en bonté, ne tardèrent pas à donner à Benina les explications qu’elle leur demandait sur ce qui était arrivé.

Ponte, n’ayant pas été admis chez la Bernarda, s’était réfugié au seuil de la porte de la chapelle des Irlandais pour y passer la nuit.... C’est là qu’elles le rencontrèrent; elles se mirent à l’interpeller, à lui dire des choses... toutes deux..., de ces choses que l’on dit sans vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal teint s’était fâché et, en courant après elles, sa canne levée, et levée pour les frapper, patatras, il était tombé par terre. Elles éclatèrent de rire, croyant qu’il avait fait un faux pas; mais, voyant qu’il ne bougeait pas, elles s’étaient approchées, le veilleur de nuit était arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, ils s’aperçurent qu’il avait une attaque. Retourné sur un côté, puis sur l’autre, le bon monsieur avait tout l’air d’un cadavre. Ils appelèrent le Comadréjà qui l’examina et déclara qu’il était en syncope, et, comme il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et qu’en outre il avait étudié pendant un an l’art vétérinaire, il leur commanda de le rapporter chez lui pour le faire revenir par des frictions et des sinapismes.

Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec l’aide d’une de leurs compagnes, car le malade pesait autant qu’un paquet de tuyaux et à la maison, à force de le pincer et de le secouer, il était revenu à lui et les avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa lui avait apporté une soupe qu’il mangea avec un grand appétit, remerciant à chaque cuillerée avec les expressions les plus gracieuses, et ainsi il s’était bien porté jusqu’au matin, bien couvert sur sa paillasse. On ne pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que c’est à peine si elles désemplissaient la nuit, et dans la cuisine, il était très bien, la pièce étant vraiment très aérée.

Le malheur avait voulu que le matin, alors qu’il se levait pour s’en aller, il avait été repris par une attaque, et, toute la sainte journée, il avait eu d’heure en heure des syncopes si effrayantes qu’il devenait un cadavre et qu’on ne pouvait le faire revenir à lui qu’avec l’aide de Dieu. On l’avait mis en manches de chemise parce qu’il se plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires étaient là sans que personne y touchât, et il ne manquait absolument rien de ce qu’il avait dans ses poches. Le Comadréjà avait dit que, s’il ne se remettait pas dans la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu’on le fît porter à l’hôpital.

Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime d’envoyer à l’hôpital un homme aussi considérable et qu’elle se déterminerait plutôt à le conduire chez elle, si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé la cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution qui était la caractéristique primordiale de son caractère, elle la mit à exécution sans désemparer:

«Voudriez-vous m’écouter un instant? J’aurais un petit mot à vous dire, dit-elle à la Pitusa, la prenant par le bras pour l’attirer hors de la cuisine.»

Et elles entrèrent, à l’extrémité du petit couloir, dans l’unique chambre habitable de la maison: une alcôve avec un lit en fer, courte-pointe au crochet, des miroirs en mauvais état, des enluminures représentant des odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant devant lui une petite lampe à huile. Le dialogue fut nerveux et rapide:

«Que voulez-vous?

—Une misère. Que tu me prêtes dix douros.

—Seña Benina, est-ce dans l’ordre?

—J’en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même lorsque je te prêtai mille réaux et t’empêchai d’aller en prison.... Ce fut l’année et le jour même du cyclone qui renversa les arbres du Jardin botanique, ne t’en souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j’étais en service.

—Certainement que je m’en souviens. Je vous avais connue parce que nous achetions ensemble....

—Tu étais dans une situation très grave....

—Je commençais à rouler dans le monde....

—Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.

—Et comme vous serviez dans une grande maison, j’ai calculé et je me suis dit: «Certainement, celle-là, si elle veut, elle pourra me sauver.»

—Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui te passa.... Tu me demandas si je ne voudrais pas te soulager d’un grand poids, et que je te sauve.

—Et vous m’avez sauvée.... Oh! combien je vous fus reconnaissante, Benina!

—Et cela, bien que je n’eusse pas de rentes.... Et toi, lorsque tu as eu fait la paix avec le marchand de vin, tu m’as payée....

—Douro pour douro.

—C’est bien: aujourd’hui c’est moi qui suis dans l’embarras; j’ai besoin de deux cents réaux, et tu vas me les donner.

—Quand?

—A l’instant.

—Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête ferait-elle pour changer les pois chiches en argent?

—Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?

—Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi avez-vous besoin de ces dix douros?

—Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement si tu peux, oui ou non, me les donner. Je te les rendrai promptement et, si tu le désires, avec un réal par douro. Cela ne fera pas de difficulté.

—Ce n’est pas cela: c’est que je n’ai point la moitié d’un gros sou. Ce chien de métier ne procure que misère.

—Dieu te bénisse! Et ainsi...?

—Non. Je n’ai pas même de bijoux, si j’en avais....

—Cherche bien, patronne.

—Eh bien, j’ai deux bagues. Elles ne sont pas à moi; elles appartiennent au rey de Bastos, un ami de Rumaldo, qui les lui a confiées et que Rumaldo m’a données à garder.

—Eh bien....

—Si vous me donnez votre parole de les dégager dans huit jours et de me les rapporter, mais une parole formelle, Dieu sait, emportez-les.... Vous en retirerez certainement dix douros, car l’une d’elles a un brillant qui donne la cataracte rien qu’à le regarder.»

Elles n’en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement la porte, pour que personne ne pût les voir du couloir. Si quelqu’un avait pu écouter, il n’aurait entendu qu’ouvrir et fermer un tiroir de la commode, un chuchotement de Benina et une gargouillade de l’autre.

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