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Miséricorde

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XIX

Les idées et les images des récits de l’aveugle marocain prirent si fort possession de son esprit qu’elle fut sur le point de raconter à sa maîtresse la méthode qu’on pouvait employer pour conjurer et faire venir le roi d’en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait moins efficace s’il était divulgué, elle sut mettre un frein à son envie de parler et elle se contenta de dire qu’il pourrait bien arriver que du jour au lendemain la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même alcôve), elle pensa que tout ce qu’Almudena lui avait confié était une folie pure et que le prendre au sérieux serait une sottise. Elle chercha à s’endormir sans pouvoir y parvenir, elle tournait et retournait dans son esprit le moyen de réaliser l’idée, la croyant finalement de possible exécution, et les efforts qu’elle faisait pour la repousser ne faisaient que l’ancrer davantage dans son cerveau.

«Que perdrait-on à l’essayer? se disait-elle, en se retournant dans son lit, cela peut ne pas être vrai.... Mais, pourtant, si c’était vrai? Combien de mensonges ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités grosses comme le poing?... Enfin, quoi qu’il en soit, je ne me calmerai qu’après l’avoir tenté et, demain même, avec le premier argent que je recevrai, je veux acheter la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche. Ce qui m’ennuie, c’est que je ne sais pas comment on peut faire pour acheter un article sans parler.... Eh bien! je ferai la sourde-muette. J’achèterai aussi la marmite sans parler.... Que manquera-t-il? Que le Maure m’apprenne l’oraison et que je l’apprenne sans oublier une syllabe.»

Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement que, dans la chambre voisine, il y avait un grand panier ou une malle très, très grande, pleine de diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l’obscurité de la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle n’avait aucun doute que les richesses ne fussent là. Elle prit la boîte d’allumettes, prête à allumer, pour récréer sa vue par la contemplation du trésor; mais, pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était très léger, elle remit au lendemain la contemplation de toutes ces merveilles.... Un instant après, elle riait de son illusion, se disant: «Il faut tout de même que je sois un peu folle. C’est un peu fort que je gobe cela!» A la pointe du jour, elle s’éveilla aux aboiements de deux chiens blancs qui sortaient de dessous les lits; elle entendit sonner à la porte, elle sauta en bas du lit et courut en chemise pour ouvrir, sûr que c’était quelque aide de camp ou gentilhomme du roi d’en bas, à la longue barbe et vêtu d’habits verts, qui la demandait..., mais il n’y avait à la porte aucun être vivant.

Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner de sa maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage à la maison et, à sept heures, elle partait, avec son panier sous le bras, par la rue Impériale. Comme elle n’avait pas un centime et ne savait point comment elle pourrait se procurer de l’argent, elle s’achemina vers San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don Romualdo et à sa famille, car, à force d’en parler, elle finissait par croire à leur existence. «Va là, faut-il que je sois sotte, se disait-elle. J’ai inventé ce don Romualdo et voilà maintenant que je me figure que c’est une personne vivante, qui peut me secourir.... Il n’y a pas d’autre don Romualdo que la mendicité bénite et je vais voir si je recueille quelque chose, avec la permission de la Caporale.»

«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un enterrement de première classe et un mariage à la sacristie. La mariée était nièce d’un ministre plénipotentiaire et le marié appartenait à la presse.»

Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes que lui donna une dame; ses compagnes cherchèrent à se faire raconter pourquoi don Carlos l’avait fait appeler, mais elle ne répondit qu’évasivement. La Casiana, supposant que M. de Trujillo l’avait fait demander pour lui offrir la desserte de sa table, la traita avec amabilité, espérant sans doute prendre sa part de cette aubaine.

Les personnes de l’enterrement ne donnèrent pas grand’chose; ceux du mariage se conduisirent mieux, mais il était accouru tant de pauvres des autres paroisses et il y eut un tel tumulte et une telle confusion que les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent chou blanc. Aussitôt que parût la mariée dans ses beaux atours, et les messieurs et les dames qui lui faisaient compagnie, les mendiants s’abattirent sur eux comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père par son manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le bon monsieur eut beaucoup de peine à se défendre contre cette plaie, et il ne trouva pas d’autre remède que de prendre une poignée de menue monnaie et de la jeter au vol dans la cour. Les plus agiles firent leur moisson, les plus lambins se battirent inutilement. La Caporale et Élisée cherchaient à mettre de l’ordre, et, quand les mariés et leur suite se mirent en voitures, la troupe misérable des mendiants envahit de nouveau les dépendances de l’église, en grognant et trépignant. Ils se dispersaient et se réunissaient tour à tour en troupe bourdonnante. On aurait dit une émeute qui se vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers cris qu’on entendait étaient ceux-ci:

«Tu as reçu plus.... On m’a pris ce qui me revenait.... Ici, il n’y a aucune pudeur.... Quel coquin!...»

La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé le plus, lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, excitait les esprits contre la Caporale et contre Élisée. Enfin, la police dut intervenir, les menaçant de les empoigner s’ils ne se taisaient pas. Et cela fut comme la parole de Dieu. Les intrus s’éloignèrent et les habitués reprirent leur place dans le passage de l’église. Benina ne retira de toute sa campagne de ce jour, enterrement et mariage réunis, que vingt-deux centimes, et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et Élisée avaient fait une piécette et demie chacun.

Benina et l’aveugle marocain se retirèrent ensemble, en se lamentant de leur mauvaise chance: ils s’arrêtèrent, comme la dernière fois, à la place du Progrès et s’assirent au pied de la statue, pour délibérer sur les difficultés et angoisses de la présente journée.

Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec l’aumône de cette journée elle ne voyait pas comment se tirer d’affaire, parce qu’elle était obligée de payer quelques menues dettes dans les boutiques de la rue de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer un jour de plus. Almudena lui dit qu’il se trouvait dans l’impossibilité absolue de lui venir en aide; le plus qu’il pouvait faire était de lui remettre ses sous du matin et, pour le soir, ce qu’il pourrait recevoir dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée, rue du Duc-d’Albe, près de la caserne de la Garde civile. La vieille refusa cette générosité, parce qu’il fallait bien qu’il vécût et qu’il mangeât, lui aussi, ce à quoi le Marocain répondit qu’avec un café et un morceau de pain il en aurait assez jusqu’à la nuit. Refusant d’accepter son offre, Benina mit la conversation sur la conjuration pour appeler le roi d’en bas, montrant dans la réussite une confiance et une foi qui s’expliquaient facilement par la grande nécessité où elle se trouvait. L’inconnu et le mystérieux font leurs prosélytes dans le royaume du désespoir, habité par les âmes qui ne trouvent aucune consolation d’aucun côté.

«A l’instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter les objets. C’est aujourd’hui vendredi, demain samedi, nous tenterons l’aventure.

—Et il faut acheter toutes choses sans parler.

—Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à tenter l’épreuve? Et dis-moi autre chose: est-il indispensable que ce soit à minuit?»

L’aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les règles et conditions nécessaires pour l’efficacité de la conjuration, et Benina s’efforça de se fixer le tout dans la mémoire.

«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute la journée près de la petite fontaine du duc d’Albe. S’il me manque quelque chose, j’irai te le demander et aussi pour que tu m’apprennes la prière. C’est cela qui va me demander un grand travail, de l’apprendre, et par-dessus tout si tu ne veux pas me la mettre en langage chrétien, car, pour ce qui est du tien, fils de mon âme, je ne sais pas comment je pourrai faire pour ne pas me tromper.

—Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»

Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de son ami, avec l’idée de se procurer encore quelques sous pour pourvoir aux nécessités du jour. Certaine qu’elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle se mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la porte du café des Orangers, importunant les passants par la relation de ses malheurs: elle sortait de l’hôpital, son mari était tombé d’un échafaudage, elle n’avait pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges pouvant attendrir les cœurs. C’est ainsi qu’elle faisait sa récolte, et elle aurait reçu certainement davantage si un maudit sergent de ville qui vint à passer ne l’avait point menacée de l’emmener à la prison de la Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle s’occupa ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, entreprise ardue, car il fallait tout faire par signes, et elle s’en alla à la maison, songeant combien il lui serait difficile de suivre cette diable d’entreprise sans que sa maîtresse s’en doutât. Il n’y avait pas d’autres moyens pour elle d’y arriver que de faire semblant que don Romualdo était tombé malade et qu’il lui avait fait demander de venir le veiller, et alors de sortir sous ce prétexte et d’aller à la maison d’Almudena.... Mais la présence de la Pedra pouvait être un obstacle: au danger que la présence d’un témoin incrédule ne rende la réussite impossible se joignait l’inconvénient grave qu’en cas de réussite la pocharde voulût s’approprier tout ou partie des trésors donnés par le roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu’au lieu de les avoir en pierres précieuses on lui donnât le tout en monnaie courante ou en paquets de billets de banque, bien empaquetés avec des bandes gommées comme elle l’avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait pas une mince opération que de porter chez l’orfèvre, pour lui en proposer l’achat, tant de perles, de saphirs et de diamants. Enfin, qu’on les lui donne comme on voudra: ce n’est point le cas d’exiger d’autre chose.

Doña Paca n’était point de bonne humeur, parce que le matin, il était venu chez elle un commis de boutique qui l’avait insultée avec des expressions brutales et grossières. La pauvre femme pleurait et s’arrachait les cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour les jeter à la face imbécile de ce boutiquier, et Benina se rompit la cervelle à la recherche de la solution de ce terrible problème.

«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui disait la pauvre affligée, au milieu d’une mer de larmes. Ne doit-on pas trouver les amis à l’occasion? Dans des circonstances aussi critiques, il faut bannir toute fausse honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton bon Don Romualdo pourrait nous sortir d’embarras?»

La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa maîtresse, elle retournait dans son esprit les combinaisons les plus subtiles. Doña Paca ayant répété sa proposition, Benina parut la considérer comme raisonnable «Don Romualdo...; mais oui, j’irai le voir...; mais je ne réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être faut-il se méfier.... Faire l’aumône est une chose, prêter de l’argent une autre... et il faut au moins dix douros pour sortir d’embarras.... Qu’a dit cette brute de Gabino? qu’il reviendrait demain faire encore du scandale? Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!... Pourtant, c’est une affaire de dix douros, et je ne sais pas si don Romualdo.... Je pencherais pour la négative. Mais sa sœur est un peu comme «un poing sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... on ne sait pas comment les traiter.... Cela dépend de l’effet qu’elles produisent; on réussit mieux avec celui qui vous dit: «Repassez».... Je m’en vais; je suis pleine d’inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à la maison ne doit point se mettre en retard.

—Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t’en, ma fille, va-t’en, que le Seigneur t’accompagne et qu’il affine tes raisonnements. Si j’avais ton habileté, je sortirais bien promptement de ces embarras. Ici je vais prier tous les saints du ciel pour qu’ils t’inspirent et qu’à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. Adieu, ma fille.»

S’étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement avisé lui parût présenter une chance de réussite, Benina se dirigea vers la rue du Mediodia-Grande et les garnis, propriété de son amie doña Bernarda.

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