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Miséricorde

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XIII

«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda Quart-de-Kilo.

—Je les vis parfaitement, tous deux.»

Il expliqua qu’il distinguait une masse obscure au milieu de la lumière et cela pour toutes les choses de cette terre, mais que pour les choses de ces mondes mystérieux qui s’étendent en haut et en bas, en avant et en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, ses yeux voyaient clair, et alors aussi bien qu’elles le voyaient elles-mêmes. Bon! Alors lui apparurent deux anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes pas pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu’ils venaient de la part du roi d’en bas, avec un message pour lui. Le seigneur Samdai avait à lui parler, et pour ce faire il était nécessaire qu’il se rendît de nuit à l’abattoir, qu’il fît brûler un peu d’encens et qu’il se mît à prier au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu’à deux heures du matin, heure de l’entrevue. Pas besoin est de dire que les anges s’en allèrent comme une brise légère lorsqu’ils eurent terminé leur ambassade à Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa pipe, la ration d’encens, dans un papier, et il se dirigea à petits pas vers l’abattoir; la longue station qu’il devait faire lui aurait paru moins longue en fumant.

Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les vapeurs qui s’échappaient du brûle-parfum et fumant pipe sur pipe jusqu’à ce qu’arrivât l’heure fixée, et la première chose qu’il vit, ce furent deux chiens plus grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu. Mordejaï était rempli d’admiration et pouvait à peine respirer. Vint ensuite un régiment de cavaliers avec beaucoup de musique, et des beaux habits de fête; ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de sable et de pierres, tant et tant qu’il se vit enterré jusqu’au cou, et il respirait à peine. A chaque instant plus forte... et sur toutes ces scories passèrent de nouvelles troupes de cavaliers courant à toute vitesse, bannières blanches au vent et tirant sans cesser des coups de fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de crapauds qui tombaient en sifflant et en se tordant. Le pauvre aveugle se mourait de frayeur, se trouvant enveloppé dans l’horrible nuage de bêtes immondes.... Puis vinrent des hommes et des femmes à pied, dans une lente procession, tous et toutes vêtus de blanc, portant dans les mains des paniers et des corbeilles d’or recouverts de fleurs, car les serpents et les crapauds s’étaient magiquement transformés en roses et en lis, et en rameaux odorants de menthe et de lauriers tous ces sables et pierres brûlantes et tranchantes.

Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut enfin, beau, d’une beauté à la fois humaine et divine, une longue barbe noire, des boucles d’oreilles, une couronne d’or qui avait l’air d’avoir comme pierreries le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, sa finesse était telle qu’il semblait tissé par les araignées très habiles qui travaillent dans les profondeurs de la terre avec des aiguilles de feu. Sa suite était si brillante et si belle qu’elle illuminait l’air. Comme la Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n’était pas venue, elle aussi, le narrateur s’arrêta un instant, recueillant ses souvenirs, et il rendit compte qu’effectivement la femme du roi était venue, mais que sa figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu’elle traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï n’avait pas bien pu la distinguer. La souveraine était vêtue de bleu, d’une couleur qui ressemble à celle de nos pensées quand nous sommes entre triste et gai. L’aveugle disait cela avec effort, suppléant à l’incertitude de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue et ses gestes irrités et éloquents.

Au total, sur l’ordre du roi, les femmes vêtues de blanc déposèrent devant lui tous les paniers et les corbeilles d’or qu’elles portaient. Qu’était-ce? Des pierreries de diverses sortes, beaucoup, beaucoup, qui formèrent des monceaux qui n’auraient tenu dans aucune maison; des rubis gros comme des pois chiches, des perles grosses comme des œufs de colombe, toutes, toutes grosses, des diamants fins en telle quantité qu’il y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec ces sacs une voiture de déménagement; des émeraudes comme des noix et des escarboucles comme mon poing.

Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, muettes, les yeux fixés sur le visage de l’aveugle et la bouche ouverte. Au commencement de la relation, elles avaient peine à croire, et elles étaient arrivées à une naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de choses plaisantes et agréables, comme compensation à la vie de misère mortifiante qu’elles subissaient. Almudena faisait passer toute son âme dans sa voix et avec sa langue tous les plis mobiles de sa face remuaient et jusqu’aux poils de sa barbe noire. Tout était signe, hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que les auditeurs entendaient sans savoir comment. La fin de la splendide vision fut que le roi dit au bon Mordejaï que des choses qu’il désirait, richesse et femme, il ne pouvait lui en donner qu’une seule et qu’il devait choisir entre les pierreries qu’il admirait tout à l’heure et avec lesquelles il jouirait d’une fortune supérieure à celle de tous les souverains de la terre, et une femme bonne, belle et laborieuse, bijou certainement si rare que l’on ne pourrait le rencontrer qu’en parcourant toute la terre à sa recherche. Mordejaï n’hésita pas un seul instant dans son choix et dit à Sa Majesté le roi d’en bas que pour rien au monde il ne saurait accepter ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....

«Je désire la femme.... J’aimerai ma femme, et sans ma femme je ne veux point de pierreries, ni d’argent, ni rien.»

Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée d’un manteau qui lui recouvrait jusqu’à la figure, s’en allait par le chemin et lui dit que cette femme était la sienne, qu’il devait la suivre jusqu’à ce qu’il la rencontrât et l’épouser, et cette femme qui lui était donnée s’en allait d’un pas très léger. Et, cela dit, Sa Majesté daigna s’évanouir dans les airs, et avec elle tous ceux de sa suite, et les régiments de cavaliers et les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce qui était apparu, en ne laissant qu’une odeur pénétrante d’encens et les aboiements des deux immenses chiens qui s’en allaient se perdant dans l’éloignement de la nuit fraîche, et il les entendait encore retentir d’une façon effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois mois malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait prendre pour toute nourriture que de l’eau et de la farine d’orge sans sel. Et il se trouva ensuite si maigre qu’il pouvait compter ses os sans qu’aucun lui échappât. Enfin, s’arrangeant comme il put, il commença son chemin à travers le vaste monde à la recherche de la femme qui, selon le dire du roi Samdai, était la sienne.

«Et tu l’as rencontrée après tant et tant d’années de recherches et de courses et elle s’appelait Nicolasa, dit la Pedra, cherchant à aider l’aveugle dans son autobiographie.

—Qu’en sais-tu? Ce n’est pas Nicolasa.

—Mais alors, c’est peut-être madame, ajouta la Diega faisant allusion, non sans une certaine impertinence, à la pauvre Benina qui ne desserrait pas les dents.

—Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une effrontée qui court par les chemins.»

Almudena conta qu’au sortir de Fez il était allé en Algérie, qu’il vécut d’aumônes d’abord à Tlemcen, ensuite à Constantine et à Oran; que de cette ville il s’embarqua pour Marseille, qu’il parcourut toute la France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein d’arbres et où les rues sont pavées et aussi douces que la paume de la main. Après s’être arrêté dans une ville qui a nom Lille, il était retourné à Marseille où il s’était embarqué pour Valence.

«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec laquelle tu es venu ici, grâce au secours des municipalités, deux réaux par étape, dit la Pedra, et de Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t’es contenté ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu’à ce qu’elle t’ait lâché pour aller avec un autre.

—Tu n’en sais rien.

—Conte donc l’histoire de Nicolasa, comment on t’a arrêté, toi, pour te mettre à San-Bernardino, et elle pour la mettre à l’hôpital; et puis qu’une nuit, tandis que tu dormais, deux femmes de l’autre monde, à vrai dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la Nicolasa causait à l’hôpital avec un condamné qu’on allait pendre....

—Ce n’est pas vrai, cela..., tais-toi.

—Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua Benina, qui, bien qu’elle goûtât fort ces histoires contées, désirait s’en aller, pour vaquer à ses préoccupantes affaires.

—Restez donc, madame; où voulez-vous aller où vous soyez mieux qu’ici?

—Un autre jour je vous raconterai la suite, dit l’aveugle en souriant. J’ai vu beaucoup de choses.

—Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, pour rafraîchir ta langue qui est sèche comme la sole d’une vieille savate.

—Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, je n’ai point d’argent.

—Ne t’en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.

—Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis pressée et, avec la permission de la compagnie, je m’en irai.

—Reste encore un petit instant. Il n’est que onze heures.

—Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, car elle a peut-être besoin de mendier encore; nous, nous avons fait notre journée.»

Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la Diega ayant touché quelques sous que deux filles de la rue Chopa lui devaient, elles s’étaient lancées dans le commerce, l’une et l’autre tenant les plus grandes dispositions et même une adresse supérieure pour l’achat et la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête et accomplie que quand elle se livrait au trafic, même de choses menues, même de cure-dents, de feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L’autre était un aigle pour la revente des chiffons et petits objets. Avec cet argent ainsi venu entre leurs mains par miracle, elles avaient acheté différentes choses dans une maison de soldes, et, le matin de ce jour, elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine de l’Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs cartes de boutons, de petits morceaux de rubans et deux gilets de Bayonne. Un autre jour, elles achetaient de la faïence, des images, des chevaux en carton, de ceux que l’on vend à perte à la fabrique de la rue du Carnero. Elles parlèrent longtemps de leur commerce et elles se vantaient réciproquement l’une l’autre, parce que si Quart-de-Kilo n’avait pas sa pareille pour l’achat de marchandises détériorées, personne n’atteignait la force et la malice de l’autre pour la vente au détail. Un autre indice qu’elles étaient venues au monde pour être commerçantes et rien d’autre, est que l’argent ainsi gagné en vendant, elles savaient le serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons, animées du désir ardent et inquiet de le conserver, tandis que l’argent qui arrivait entre leurs maigres mains de n’importe quelle autre façon s’échappait, sans même qu’elles eussent le temps de fermer le poing pour le retenir.

Benina était tout oreilles pour écouter ces explications qui eurent pour résultat de lui faire naître une certaine sympathie pour l’ivrognesse, parce que, elle aussi, Benina se sentait des dispositions pour le commerce, et l’idée de l’achat et vente caressait agréablement les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre en service et de travailler comme une négresse, elle s’était installée sous une porte cochère, un autre coq aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes et son indissoluble association avec doña Paca lui fermaient la porte du commerce.

La brave femme insista pour abandonner l’agréable réunion et, quand elle se leva pour partir, elle laissa tomber le crayon que lui avait donné don Carlos et, en voulant le ramasser, elle fit pareillement tomber l’agenda.

«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un mince bagage, et elle jeta un coup d’œil rapide sur le livre, bien qu’elle sût plutôt déchiffrer ses lettres que lire réellement. Ceci, qu’est-ce? Un livre de comptes. Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et la place des centimes. C’est bien commode de pouvoir marquer ce qui entre et ce qui sort. Moi, je l’écris tel que; mais je m’embrouille dans les chiffres, parce que les yeux eux-mêmes s’embrouillent avec les doigts et, quand je fais l’addition, je ne peux plus tomber d’accord avec ce que je dois avoir.

—Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit l’occasion de faire un commerce, m’a été donné par un parent de ma maîtresse, pour que nous écrivions point par point nos affaires; mais nous ne savons pas le faire. Il n’y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», comme disait l’autre, et j’y pense, mesdames, vous autres qui êtes commerçantes, ce livre vous conviendrait merveilleusement. Et je vous le vendrai, si vous me le payez bien.

—Combien?

—Comme c’est pour vous, deux réaux.

—C’est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des yeux le livre qui était dans les mains de sa compagne. Et si, tandis que nous le désirons, le Moricaud nous empêche de le prendre?

—Prends-le, indiqua la Pedra, prise d’une convoitise d’enfant, en faisant tourner les pages avec son doigt mouillé. On écrit sur les petites lignes: tant de quantités, tant de lignes et ainsi c’est plus clair.... Donne-lui un réal, va.

—Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? Sa valeur est marquée là: «deux pesetas».

Elles marchandèrent; Almudena intervint comme conciliateur des intérêts des deux parties, et enfin le traité fut signé moyennant quarante centimes pour le tout, avec le crayon.

La Benina sortit du café tout heureuse, pensant qu’elle n’avait point perdu son temps, et que, si les pierres précieuses qu’Almudena avait placées en monceaux devant elle étaient chimériques, positives et de bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes comme quatre soleils, qu’elle avait gagnées en vendant l’inutile cadeau du monomane Trujillo.

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