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Miséricorde

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XXI

A peine les deux femmes étaient-elles revenues au chevet de Frasquito, toujours évanoui, que Comadréjà entra. C’était un gaillard de belle prestance, le teint et la figure de gitano; il portait un chapeau large et la taille bien serrée; la première chose qu’il dit, ce fut que le contaminé allait être conduit à l’hôpital. Benina protesta disant que la maladie de de Ponte était de celles qui exigent un traitement à la maison et en famille, que le conduire à l’hôpital ce serait certainement l’envoyer à la mort, et qu’ainsi il valait beaucoup mieux qu’elle le conduisît chez sa maîtresse, doña Francisca Juarez, laquelle, bien que sa situation fût très amoindrie, se trouvait encore, néanmoins, en situation de faire une charité en hébergeant son compatriote, M. de Ponte, auquel elle croyait, d’ailleurs, qu’elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces entrefaites, le vieux galantin sortit de son évanouissement et, reconnaissant sa bienfaitrice, lui baisa les mains, l’appelant ange et je ne sais quoi encore, ravi de la voir à son côté. D’un geste impérieux, suivi d’une taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles d’aller à leurs affaires à la porte de la rue; le Comadréjà descendit pour servir sa clientèle; Benina et son amie, se trouvant seules avec le pauvre de Ponte, lui passèrent son habit et son paletot pour l’emmener.

«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; contez-nous pourquoi vous n’avez pas fait ce que je vous ai dit.

—Quoi donc, madame?

—Donner à Bernarda la piécette à compte sur les nuits dues..... Ou bien la piécette aurait-elle été dépensée à autre chose qui vous manquait, une supposition, en peinture pour arranger la physionomie de la moustache? Dans ce cas, je n’aurais rien à dire.

—En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit Frasquito d’un ton langoureux, les paroles sortant de sa bouche comme si on les lui eût tirées avec un crochet. Je l’ai dépensée..., non pour ce que vous dites...; je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin... procurer une photo... graphie.»

Il chercha dans la poche de son paletot et d’entre une masse de cartes et de papiers il sortit un portrait photographique, de la dimension d’une carte ordinaire.

«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit prestement pour l’examiner.

—Comme elle est belle! Certes elle l’est!...

—Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine à chaque syllabe, démontrer à Obdulia sa parfaite ressemblance avec...

—Ce portrait n’est donc point celui de la petite? dit Benina en le regardant. On retrouve quelque chose dans la coupe du visage; mais ce n’est point tout à fait la même chose.

—Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas qu’elles se ressemblent; pour moi elles sont identiques.... L’une comme l’autre sont pareilles à cette photographie.

—Mais, qui est-ce?

—L’impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. On ne la trouve que chez Laurent, et il ne la donne pas pour moins d’une piécette.... Obligé de l’acheter, pour démontrer à Obdulia la similitude....

—Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous que nous allons croire cela?.... Dépenser une piécette pour un portrait!»

Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant précieusement sa petite carte, il boutonna son paletot et essaya de se mettre sur pied, opération extrêmement compliquée qu’il ne put accomplir à cause de l’extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que des baguettes de tambour. Avec la promptitude qu’elle savait mettre en toutes choses, Benina sortit pour retenir une voiture avec laquelle elle avait à faire des courses de la plus grande importance. Mais comme elle était extrêmement active, elle fit rapidement; ayant ses dix douros dans sa poche, elle prit à Mediodia-Grande un fiacre à l’heure, et, à la porte de la maison, elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, qui sortaient de la taverne en vociférant.

«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec vous, dirent-elles d’un ton moqueur. C’est ainsi que se comportent les femmes du grand monde qui estiment un homme.... On voit bien que ces choses peuvent arriver.

—C’est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous regarde pas, je dis.... Eh bien, quoi?

—Rien..., enfin, il faut s’alléger.

—C’est Almudena qui va être content!

—Pourquoi cela, que se passe-t-il?

—Qu’il vous a attendue toute la soirée. Pendant qu’il était obligé de s’en aller, vous couriez après votre chevalier maladif!

—Il nous a donné une commission pour vous, pour le cas où nous vous rencontrerions.

—Qu’a-t-il dit?

—Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous n’achetiez pas la marmite..., la marmite avec les sept trous.... Qu’il en a une rapportée de son pays.

—Bien.

—Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison pour faire la lessive? Sinon, pourquoi tant de trous?

—Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!

—Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On voit bien que nous courons le guilledou!

—Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de m’aider à le descendre et à le mettre en voiture.

—Certainement oui, de tout cœur.»

Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison et ceux du dehors. Ce fut un rude travail que de descendre Frasquito, en lui chantant des couplets comme pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries s’appliquant tant à lui qu’à Benina qui, insensible aux quolibets de la vie canaille, monta en voiture portant dans ses bras le vieux cavalier andalou, comme s’il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant l’ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en lui recommandant de pousser son cheval.

Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une mince surprise pour doña Francisca de se voir apporter chez elle une sorte de moribond, transporté par Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre femme avait passé la soirée et une partie de la nuit dans une mortelle inquiétude et, à voir une chose aussi extravagante, elle croyait rêver ou elle pensait tout au moins qu’elle avait perdu la tête. Mais la servante avisée s’empressa de la tranquilliser en lui disant que ce n’était pas un cadavre, comme son aspect piteux pourrait le faire supposer, mais bien un malade très gravement atteint, M. don Frasquito de Ponte Delgado lui-même, natif d’Algeciras, qu’elle avait rencontré dans la rue, et, sans se perdre en plus longues explications sur cet événement extraordinaire, elle se mit à réconforter l’âme troublée de doña Paca, avec l’heureuse nouvelle qu’elle rapportait dans sa bourse neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux difficultés les plus urgentes et pouvoir respirer durant quelques jours.

«Ah! quel poids tu m’enlèves du cœur! s’écria la vieille dame en levant les bras au ciel.

—Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure de faire la charité à notre tour, dit-elle, pensant à ce malheureux. Tu vois, Dieu nous secourt sur un seul point, et en une seule occasion, et il nous donne de suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et son payement se suivent.

—Il faut prendre les choses comme les dispose... Celui qui lance la foudre.

—Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre vieux magot?» dit doña Paca en palpant Frasquito qui, bien qu’il ne fût pas sans connaissance, se remuait et parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le mur.

Comme, depuis le mariage d’Obdulia avec Antonito, on avait vendu son lit, il surgit une difficulté d’installation domestique que Nina résolut en proposant de dresser son propre lit dans un petit coin de la salle à manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, elle mettrait sa paillasse par terre et l’on verrait bien s’il n’y avait pas moyen d’arracher ce pauvre infirme aux ongles de la mort.

«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge que nous nous mettons sur le dos? «Toi qui n’as pas la force, porte-moi sur tes épaules», comme dit l’autre. Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le cas de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais achève de me conter: c’est don Romualdo béni qui....

—Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, dans son ahurissement, n’avait point eu le temps de forger son mensonge.

—Que cet homme soit béni, mille fois béni!»

Doña Paca s’étant calmée, on ne pensa plus qu’à l’installation de Frasquito, lequel n’avait point l’air de se rendre bien compte de ce qui se passait. Enfin, quand on l’eut mis au lit, il reconnut la veuve Juarez, et lui montrant sa gratitude par un serrement de mains et des soupirs affectueux, il lui dit:

«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait de la Montijo.

—Que dit cet homme?

—Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne sais qui..., aux empereurs de France.... Enfin ne vous en occupez pas.

—Je suis dans le palais de la place del Angel? dit Ponte, examinant la pauvre alcôve avec des yeux extasiés.

—Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien tranquille, essayez de dormir. Plus tard, nous vous donnerons un bon bouillon, et en avant la santé!»

Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau dans la rue, brûlant du désir d’aller fermer la bouche aux grossiers créanciers qui, avec leurs impertinentes réclamations, troublaient le repos de deux pauvres femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face les douros qui leur étaient dus; elle fit d’amples provisions, passa par la rue de la Ruda et, avec son panier plein de nourriture, elle avait le cœur plein de joie, songeant qu’elle était libérée pour quelques jours de la honte de mendier, et elle rentra à la maison.

Avec une méthodique activité elle se mit à travailler à la cuisine, en compagnie de sa maîtresse qui, elle aussi, était souriante et joyeuse.

«Sais-tu ce qui m’est arrivé, dit-elle à Benina, pendant que tu as été dehors? J’ai fait un petit somme dans le fauteuil et j’ai rêvé que deux messieurs très graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C’étaient Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes compatriotes, qui venaient m’annoncer la mort de don Pedro-José Garcia de los Antrines, oncle de mon mari.

—Pauvre monsieur! Il est mort? s’écria Benina avec toute son âme.

—Et ce don José qui est un des plus grands richards de la Serrania....

—Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, ou bien est-ce que c’est vrai?

—Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco et don José Maria, l’un médecin et l’autre secrétaire de la municipalité, étaient venus..., venaient pour me dire que le Garcia de los Antrines, propre neveu de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....

—Enfin....

—Et que... la chose est claire...; comme il n’avait pas d’héritiers directs, il désignait comme héritiers....

—Qui?

—Sois calme, femme... Qu’alors il laissait la moitié de ses biens à mes enfants Obdulia et Antonito et l’autre à Frasquito Ponte. Que t’en semble?

—Qu’à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de suite le paradis.

—Don Francisco et don José-Maria me dirent que depuis plusieurs jours ils me cherchaient pour me donner connaissance de cet héritage et que, me demandant de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l’adresse de cette maison. Par qui crois-tu qu’ils l’ont eue? Par le prêtre don Romualdo, déjà proposé pour l’épiscopat, qui leur expliqua que j’avais recueilli M. de Ponte. De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en venant vous présenter nos respects, chère madame, nous attrapons deux oiseaux d’un seul coup.

—Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, vous l’avez, comme on dit, purement et simplement rêvé!

—Bien sûr: tu n’as donc pas compris que je m’étais endormie dans mon fauteuil?... Comme ces deux messieurs qui sont venus me visiter sont morts tous deux, il y a une trentaine d’années, quand j’étais fiancée avec Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de los Antrines était déjà très vieux. Je n’ai plus entendu parler de lui. Pourtant si.... Enfin, tout cela est l’œuvre d’un songe. Mais je l’ai tellement vécu qu’il me semble encore les voir. Je te raconte tout cela pour te faire rire. Non, non, ce n’est pas choses dont il faille rire, les songes....

—Les songes, les songes disent ce qu’ils veulent, manifesta Nina, ils viennent tout de même de Dieu. Et va savoir où commence la vérité et où finit le rêve?

—Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de ce monde que nous voyons, il n’y a pas un autre monde où vivent ceux qui sont morts? Et qui te dit que la mort n’est pas une autre manière, une autre forme de la vie?...

—En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l’autre devenue pensive. Je fais grand cas des songes, parce qu’il pourrait bien arriver, par exemple, que ceux qui s’en vont là-bas reviennent ici nous apporter remède à nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre monde, et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils doivent connaître les maux que nous endurons ici, et nous autres nous voyons en songe combien ils sont heureux.... Je ne sais pas si je m’explique.... Je dis qu’il n’y a pas de justice, et, pour qu’il en arrive une, nous devons rêver tout ce qui peut la faire arriver, et, en rêvant, je suppose que nous attirerons ici la justice.»

Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs qu’elle tirait du plus profond de sa poitrine, et Benina se reprit, avec un redoublement de fièvre et de conviction, à penser à la merveilleuse conjuration.

Se promenant sans s’arrêter au travers de la cuisine, elle ne voyait plus avec les yeux de l’âme que les sept becs de la marmite, le bâton de laurier, son habillement et l’oraison.... Diablesse d’oraison, c’est cela qui était difficile!

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