Miséricorde
XXII
Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito s’améliorait d’heure en heure, et son entendement semblait revenir à une clarté moyenne; doña Paca était contente; la maison bien pourvue de victuailles; ce jour qui venait et le suivant pouvaient être considérés comme assurés, et par conséquent la pauvre Benina pouvait se dispenser de sa pénible station de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il lui était nécessaire de soutenir la comédie de son occupation dans la maison de l’ecclésiastique, elle sortit comme tous les jours, son panier sous le bras, résolue toutefois à ne pas perdre la matinée et à faire quelque chose d’utile. Au moment où elle allait partir, sa maîtresse lui dit:
«Il me semble que nous devrions faire une politesse à notre bon don Romualdo.... Il faut lui montrer que nous sommes reconnaissantes et bien élevées. Porte-lui de ma part deux bouteilles de champagne d’une bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût du lapin que tu vas lui faire aujourd’hui.
—Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient deux bouteilles de champagne? Nous nous endetterions pour plus de trois mois. Vous êtes toujours la même. C’est votre goût de bien vivre et largement qui est la cause de notre pauvreté d’à présent. Certainement nous lui ferons un cadeau, quand nous aurons gagné à la loterie, mais pour aujourd’hui je ne puis songer qu’à trouver qui me cède une piécette dans un dixième de billet à trois.
—Bien, bien, que Dieu t’accompagne!»
Et la vieille dame s’en alla causer avec Frasquito, lequel, tout ranimé, redevenait loquace. L’un et l’autre évoquèrent les souvenirs de la terre andalouse où ils étaient nés, ressuscitant familles, personnes et événements.
De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser à son songe, mais elle se garda bien de le raconter à son compatriote.
«Dites-moi, Ponte, qu’est-il advenu de don Pedro-José Garcia de los Antrines?»
Après une très pénible recherche dans les registres embrouillés et confus de sa mémoire, Frasquito répondit que le don Pedro était mort dans l’année de la révolution.
«Allons donc, allons donc: je crois qu’il vit encore maintenant. Savez-vous qui a hérité de ses biens?
—Probablement son fils Raphaël, qui n’a jamais voulu se marier. Il doit être vieux maintenant. Il pourrait bien arriver qu’il se souvînt de nous, de vos enfants et de moi, car il n’a pas de parenté plus proche.
—Ah! n’en doutez pas, il se souviendra..., s’écria doña Paca avec une grande animation dans les yeux et parlant rapidement. S’il ne s’en souvenait pas, ce serait un cochon. C’est ce que me disaient don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell....
—Quand cela?
—Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la vérité, ils sont passés à meilleure vie. Mais il me semble que je les vois.... Ils ont été les exécuteurs testamentaires de Garcia de los Antrines, cela est certain, n’est-ce pas?
—Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient amis de la maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble les voir encore avec leurs redingotes noires de coupe antique....
—Pareillement, pareillement.
—Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et les chapeaux haut de forme, aussi hauts que la tour de Sainte-Marie.»
L’entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation du réel à l’imaginaire, et, pendant ce temps-là, Benina arpentait les rues de haut en bas et de bas en haut, avec le cœur apaisé et l’esprit tranquille par la possession d’un capital qui n’était pas inférieur à trois douros et demi, et elle se disait que toute l’opération de la conjuration d’Almudena n’était qu’un attrape-nigaud. Elle voyait une plus grande chance de réussite dans la loterie qui n’est pas, quoi qu’on en dise, œuvre de pur hasard, car qui nous dit qu’il n’y a pas dans les airs un ange ou un démon invisible qui se charge de tirer le bulletin de l’urne, sachant par avance qui possède le numéro? C’est pour cela qu’il arrive des choses si extraordinaires et, par exemple, que le gros lot vienne à se répartir entre une multitude de pauvres diables qui ont pris, l’un un réal, l’autre une piécette, en réunissant leurs enjeux.
Suivant cette idée, elle pensa qu’il lui conviendrait de s’assurer une participation modique, car prendre à elle seule un dixième, ce serait vraiment trop risquer. Il ne lui convenait pas d’entrer en compte avec la Pedra et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les extractions; il valait mieux s’entendre pour cette affaire avec Pulido, son compagnon de mendicité à la paroisse, car on prétendait qu’il faisait des combinaisons de numéros à la loterie avec le vacher voisin d’Obdulia, et, pour le trouver chez lui avant qu’il partît pour mendier, elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se dirigea vers l’établissement d’ânesses à lait. C’est dans les étables de ces pacifiques bêtes que les laitiers, gens simples et bons, donnaient asile à Pulido. La sœur de la laitière vendait des dixièmes dans la rue, et un oncle du vacher, qui avait fait le même commerce, même rue, même maison, quelques années auparavant, avait fait fortune et s’était retiré dans son pays, où il avait acheté des terres. La passion du jeu s’était perpétuée dans l’établissement, passant à l’état de vice. A la date où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que les âniers avaient dépensé en quinze années de jeu, ils auraient pu tripler leur troupeau de bêtes.
Benina eut la chance de rencontrer toute la famille réunie, toutes les ânesses étant déjà rentrées de leurs excursions matinales. Pendant que ces dernières prenaient leur ration d’avoine et de son, les gens se livraient à des calculs de probabilité et pesaient les raisons qui pouvaient donner la certitude que le jour suivant le numéro 5005 sortirait, car ils en possédaient un dixième. Pulido, examinant le cas avec sa puissante vue intérieure, d’autant plus vive que celle du corps était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en leur disant qu’il était aussi sûr que le 5005 gagnerait qu’il pouvait affirmer qu’il y avait un Dieu dans le ciel et un diable aux enfers. Inutile de dire que la prétention de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée comme une bombe et que le premier mouvement général fut de lui refuser la participation qu’elle sollicitait, car cela équivalait à lui faire cadeau de monceaux d’or. La mendiante se piqua, disant qu’il ne lui manquait certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute seule un petit dixième et ce coup d’audace produisit son effet. Pour terminer, il fut convenu que, si elle achetait un dixième, ils lui en prendraient la moitié, en lui donnant une participation de deux réaux dans le magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si on le voyait déjà sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et acheta un dixième du numéro 4844 lequel, vu par les autres et répété à haute voix par l’aveugle, produisit dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion et le plus grand trouble comme si, par un art mystérieux, la chance avait passé d’un numéro à l’autre. A la fin, tous les traités et combinaisons se firent au goût de chacun et l’ânier distribua les papiers de participation, la vieille se contentant de six réaux sur son billet et de deux sur l’autre.
Pulido sortit en grognant et s’en alla à la paroisse, de mauvaise humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique était venue leur ficher la guigne pour leur numéro de la loterie; les âniers se mirent à parler à tort et à travers sur le compte d’Obdulia, disant qu’elle ne payait pas son pain, qu’elle achetait des corbeilles de fleurs et que son propriétaire allait la mettre dans la rue; et Benina s’en alla visiter la petite, qu’elle trouva dans les mains de la coiffeuse occupée à lui faire une jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui avaient envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure; Luquitas était rentré à la maison à six heures du matin et il dormait encore maintenant comme un loir. La petite, elle, songeait à aller faire un tour de promenade, ayant une envie folle de voir des jardins, des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa coiffeuse l’engageait à aller au Retiro, où elle verrait tout cela et, en outre, toutes les bêtes féroces du monde et même des cygnes qui sont comme qui dirait des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade avait trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, la petite montra un très vif chagrin et parla d’aller le voir de suite, mais Benina la fit renoncer à cette idée.
Il valait mieux laisser passer quelques jours avant d’exposer le malade à des conversations délirantes qui lui mettaient la cervelle à l’envers. Se rendant à ce sage raisonnement, Obdulia congédia la servante, décidée à aller à la promenade, et Benina s’en alla d’un pas agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter quelques petites dettes de peu d’importance. Tout en marchant, elle songeait qu’elle ferait bien de céder une partie de l’engagement excessif qu’elle avait à la loterie et, dans ce but, elle se dit qu’il conviendrait de chercher le Maure aveugle pour l’engager à jouer une piécette. Cette opération-là était certainement plus sûre que celle d’évoquer les esprits souterrains.
Elle songeait à cela lorsqu’elle se rencontra nez à nez avec Pedra et Diega qui revenaient de vendre, portant à la main, entre elles deux, un panier plat rempli de mercerie à bon marché. Elles s’arrêtèrent, désireuses de lui raconter quelque chose d’extraordinaire et qui devait l’intéresser.
«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en train de vous chercher.
—Il me cherche? J’ai justement besoin de lui parler, pour savoir s’il me prendrait....
—Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il dit....
—Quoi?
—Qu’il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il m’aurait tuée ce matin, avec la grande antipathie qu’il a pour moi. Enfin, il divague.
—Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux Cambroneras.
—Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»
Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats de rire et Benina ne savait que dire. Apprenant que l’Africain était malade, elle dit qu’elle avait envie d’aller à sa recherche à San-Sebastian; ce à quoi elles répliquèrent qu’il n’était pas allé mendier et que, si la patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa recherche par l’Arganzuela ou la rue del Penon, car elles l’avaient vu peu auparavant dans ces parages. Benina suivit ces indications, après avoir rapidement fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment de tourner à la Fuentecilla, après avoir monté et descendu plusieurs fois la rue del Penon, elle vit le Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle se dirigea vers lui, le prit par le bras et....
«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l’aveugle, agité comme s’il avait été secoué par une décharge électrique. Méchante, trompeuse..., je veux te tuer.»
La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage de son ami un grand trouble; il avait un violent mouvement convulsif des lèvres qui modifiait complètement l’aspect de sa physionomie habituelle; il tremblait des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.
«Qu’as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te pique?
—C’est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir avec moi.... Moi te parler? Tu es une mauvaise femme....
—Allons où tu veux, homme. Tu as l’air d’un fou!»
Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait les lieux, se dirigea vers la fabrique de gaz sans vouloir se laisser prendre le bras par son amie. Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver à la promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût arrivée à comprendre clairement les motifs de cette extravagante course.
«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de la fabrique de goudron, je suis très lasse.
—Ici, non..., plus bas.»
Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, ouvert sur le terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient certainement roulé tous deux en bas si Benina ne l’avait soutenu en modérant le pas et en s’assurant chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol brûlé, plein de scories ressemblant aux laves d’un volcan; derrière eux, les fondations des maisons à la hauteur de la tête; devant eux et à leurs pieds, les toits de pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on distinguait de misérables huttes, et, au loin, opprimé entre les bâtiments de l’asile Sainte-Christine et les bâtiments de la scierie mécanique, le quartier de las Injurias, où fourmillent les familles pauvres.
Ils s’assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, essuya avec son mouchoir la sueur coulant abondamment de son front. Benina ne le quittait pas des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n’était rien moins que tranquille en se voyant seule dans un endroit aussi solitaire avec le Marocain si irrité.
«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante et si trompeuse? Pourquoi?
—Parce que tu m’as trompé. Moi, je t’aime, et toi, tu en aimes un autre.... Si, si.... Un bel homme, un chevalier galant. Il t’aime.... Malade chez Comadréja.... Toi l’enlever et l’emporter à ta maison.... Ton bien-aimé..., bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....
—Qui t’a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne femme, se mettant à rire de toute son âme.
—Ne nie pas.... Tu m’exaspères, tu te moques de moi, par-dessus le marché....»
Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d’une fureur subite, il se leva et, avant que Benina eût pu se rendre compte du péril qui la menaçait, il lui déchargea un coup de bâton de toute sa force. Heureusement que la malheureuse put éviter, en se détournant, de le recevoir sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut lui arracher son bâton, mais, avant d’y parvenir, elle reçut encore un bon coup à l’épaule et un autre sur la hanche. La meilleure défense était la fuite. En un clin d’œil, la vieille se rejeta à dix pas de l’aveugle. Il essaya de la suivre, elle l’évita et se mit en lieu sûr, tandis qu’il continuait à lancer des coups de bâton dans l’air et à frapper le sol. Et, ce faisant, il s’étala tout de son long et se mit à se plaindre comme s’il avait été, lui, la victime, mordant la terre, tandis que la dame de ses pensées lui disait:
«Almudena, petit Almudena, si je t’attrape, tu verras.... Espèce de sot, bourrique!»