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Miséricorde

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XIV

Le long repos dans le café lui permit de parcourir comme un gaz léger, la distance entre le Rastro et la rue de la Cabeza, où vivait Mme Obdulia, qu’elle voulait visiter et secourir avant de rentrer, car il était indubitable pour elle qu’à un sou près il devait lui revenir la moitié de l’un des deux douros que don Carlos lui avait donnés. A deux heures moins un quart elle entrait par le portail qui, par son air sinistre et son état d’humidité, ressemblait fort à la porte d’une prison! Dans le bas, il y avait un établissement d’ânesses à lait, avec des petites ânesses peintes sur la devanture, et au dedans, vivaient sans air ni lumière les pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées et phtisiques elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on donnait asile à une connaissance de Benina, l’aveugle Pulido, qui était un des piliers de San-Sebastian. Elle causa un instant avec lui et avec le vacher avant de monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles bien mauvaises; que le pain allait augmenter et que la Bourse avait beaucoup baissé. Le premier événement avait pour cause la sécheresse, et le second était arrivé parce qu’il y allait avoir une révolution terrible. Les ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les patrons refusaient de la leur accorder. L’ânier annonça avec un sérieux prophétique que bientôt il n’y aurait plus d’argent métallique et seulement du papier et qu’on allait mettre de nouvelles contributions inclusivement jusque sur le bonjour qu’on se donnerait ou se rendrait.

C’est sur ces mauvaises impressions que Benina commença à monter l’escalier aussi ruiné qu’obscur, avec ses marches bombées, les parois souillées, recouvertes d’indications écrites par les habitants, au charbon ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, ce qui rendait l’aspect intérieur plus sale que l’extérieur; des lumignons vacillants l’éclairaient, comme les veilleuses de jour éclairent les saints. Au premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des chats et avec une vue magnifique sur les toits et les mansardes, demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, par la largeur et la fraîcheur des pièces, aurait ressemblé à un couvent, n’était le peu de hauteur des plafonds que l’on touchait de la main. Les tapis et les nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou les chapeaux haut de forme au Congo; seulement dans la pièce décorée du nom de cabinet il y avait un morceau de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des carrés. Les meubles d’occasion, avec leurs sièges défoncés, leurs pieds invalides, leur aspect boiteux, accusaient les désastres de leurs voyages à l’infini dans les voitures de déménagement.

Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant qu’elle l’avait entendue monter, et au même instant la bonne vieille se vit assaillie par une paire de chats très gentils qui la regardaient en miaulant, le poil hérissé, et en se frottant contre elle.

«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec plus de compassion pour elles que pour elle-même, elles n’ont point encore mangé!»

La fille de doña Paca portait une robe de chambre de flanelle rose, d’une coupe élégante, mais défraîchie par un long usage, le devant couvert de taches de chocolat ou de graisse, des trous aux manches, la doublure arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté de rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, la précédente étant sans doute plus forte de taille. De toute manière, un tel vêtement convenait peu quand même à la pauvreté de la femme de Luquitas.

«Ton mari n’est pas encore venu cette nuit? lui dit Benina suffoquée par la pénible ascension.

—Et il n’y a pas de danger qu’il vienne. Il faudrait le chercher à son café ou dans ces maisons de perdition avec celles qui lui ont troublé la cervelle.

—On ne t’a rien porté de la maison de tes beaux-parents?

—Non, ce n’est pas le jour. Tu sais bien qu’ils ne m’envoient quelque chose que de deux jours l’un. Ils vont manger chez leur tante.

—De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne t’affliges pas, tu attends que Dieu y pourvoie, et il n’a pas l’air d’y penser; mais me voici là à point pour que tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel t’en tienne compte.... Mais j’entends une petite toux. Ton cavalier servant est-il venu?

—Oui, il est ici depuis dix heures. Il m’entretient avec les jolies choses qu’il me dit, et, en l’écoutant, je ne m’aperçois pas qu’il n’y a à la maison que deux onces de chocolat, une demi-douzaine de dattes, et quelques vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque chose avec toi, il faudrait donner tout d’abord à ces malheureux chats qui souffrent et me tourmentent depuis le point du jour. Il me semble qu’ils me parlent et qu’ils me disent: «Qu’est devenue notre Nina qu’elle ne nous procure plus notre mou?»

—Bien, je pourvoirai à tout, mais d’abord je voudrais saluer ce cavalier qui, quoique d’âge, sait encore dire de jolies et fines choses aux dames.»

Elle entra dans la pièce que l’on nommait le cabinet, et M. de Ponte y Delgado se répandit avec elle en compliments de bonne société:

«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable quand vous brillez par votre absence.

—Comment! je brille par mon absence!... Quelle phrase disparate vous faites, monsieur de Ponte! Ou bien est-ce que nous autres femmes du peuple nous n’entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je reviens à l’instant, car j’ai de quoi donner à manger à la petite et à messieurs les chats. Eh bien! que don Frasquito ne dise rien, il a dû faire pénitence ici. Je l’invite, moi.... Non, c’est madame qui l’invite.

—Oh! quel honneur!... J’y suis extrêmement sensible. Mais j’avais l’intention de me retirer.

—Oui, nous savons que vous êtes toujours convié dans les maisons de la noblesse. Mais vous êtes si bon que vous ne dédaignez pas de vous asseoir à la table de pauvres gens comme nous.

—Considération qui nous est infiniment agréable, dit Obdulia. On sait que pour M. de Ponte, c’est un vrai sacrifice que d’accepter une si pauvre table....

—Pour l’amour de Dieu, Obdulia!...

—Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices et de bien plus grands encore. N’est-ce point vrai, Ponte?

—Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous continuez à être aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice le plus grand plaisir qui puisse exister dans la vie.

—As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, comme quelqu’un qui jette une pierre dans un massif de fleurs.

—Je crois qu’il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, va en chercher.»

Nina rentra à l’intérieur de la cuisine et, ayant trouvé du combustible, elle se mit à allumer le feu et à installer ses casseroles. Durant la prosaïque opération elle conversait avec les étincelles et les braises, se servant de l’écran comme d’un tuyau acoustique leur disant:

«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner à manger à ce pauvre affamé, qui par fausse honte, ne veut point confesser sa faim. Que de misères dans ce monde, Seigneur! On dit justement que plus on a vu, plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin fond de la misère, on trouve tout à coup qu’il y a encore des gens plus misérables, car, si une pauvre femme tombe à la rue, on lui donne, elle demande et elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s’alimenter.... Mais ceux-ci qui joignent à l’envie de manger l’insurmontable confusion de demander, étant timides et délicats de nature; ceux qui ont eu la fortune et reçu de l’éducation et qui ont peur de s’abaisser.... Mon Dieu, qu’ils sont malheureux! Que de discours ils doivent se faire pour ajuster leur vie!... S’il me reste de l’argent, après avoir mangé, il faut que je voie comment je m’arrangerai pour trouver la piécette qui est nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, il faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas payer encore cette nuit.... Et comme cette damnée Bernarda ne fait crédit qu’une fois..., il faudra lui payer tout le comptant.... Et comment savoir si on lui a fait crédit deux ou trois fois.... Non, si j’avais assez d’argent je n’aurais pas le courage de le donner, et même si on me l’offrait, j’aimerais mieux dormir à la belle étoile plutôt que de l’enlever à ces pauvres gens.... Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans ce monde si grand de la misère!»

Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le langoureux Frasquito et l’excellente Obdulia parlaient de mille choses suaves ou agréables, bien loin de la triste réalité. Dès qu’ils eurent vu entrer la Providence, sous la figure de Benina, la jeune femme s’était trouvée soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, pour le même motif, le chevalier respirait à l’aise, et leurs papilles furent agréablement chatouillées à l’idée de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave conflit des subsistances. L’un et l’autre, femme terre à terre et homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale pénurie, une richesse incommensurable, inépuisable, extrêmement efficace, toujours monnayable, extraite de l’inépuisable mine de leur propre esprit, et, bien qu’ils usassent avec prodigalité des produits de cette mine, plus ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. Cette richesse consistait dans la précieuse faculté d’abandonner la réalité quand ils le voulaient, pour se transporter dans un monde imaginaire, tout de bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à cette divine faculté, il arrivait qu’en mainte occasion ils ne s’apercevaient pas de leurs énormes malheurs; car, lorsqu’ils se voyaient privés de tous les biens positifs, ils sortaient de leur imagination le cor d’Amalthée et ils n’avaient qu’à souffler dedans pour en voir sortir tous les biens idéaux. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que M. de Ponte y Delgado, bien que trois fois au moins aussi âgé qu’Obdulia, la dépassait en puissance imaginative, car, à son déclin, les illusions de l’enfance semblaient lui revenir.

Don Frasquito était ce qu’on appelle vulgairement une âme du bon Dieu. On ne connaissait pas son âge et il fallait renoncer à le savoir, car les archives de l’église d’Algeciras, où il avait été baptisé, avaient été brûlées. Il possédait le rare privilège physique d’une conservation qui pouvait rivaliser avec celle des momies d’Égypte et qu’aucune privation, aucune contrariété, n’arrivait à modifier. Ses cheveux étaient restés noirs et abondants; la barbe, non; mais il parvenait, grâce à un peu de teinture, à harmoniser l’une avec l’autre. Il portait les cheveux tombant sur le front, non à la romantique, ébouriffés et touffus, mais comme on les portait en 1850, bien lustrés et avec la raie de côté, les mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces deux mèches était devenu un mouvement de seconde nature, vrai tic physiologique, qui arrivait à faire partie de sa manière d’être naturelle. Certainement, avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et teinte, le visage de Frasquito était de ceux que l’on peut appeler poupins, à cause de je ne sais quelle expression d’ingénuité et de confiance qui ressortait de son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. Ils regardaient toujours avec attendrissement, lançant leurs rayons d’astre couchant, mélancoliquement au milieu d’un brouillard de larmes chassieuses, coulant à travers de rares cils et de grandes pattes d’oie. Deux choses entre autres étaient un motif de grand orgueil pour de Ponte y Delgado, à savoir: ses cheveux et son petit pied. Dans les plus grandes adversités, au milieu des mortifications les plus grandes, des abstinences les plus inéluctables, il se résignait facilement; mais porter de vieilles chaussures qui auraient compromis la structure parfaite et les gracieuses proportions de son pied, cela était impossible, il ne fallait pas le lui demander.

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