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Miséricorde

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IV

Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, sortant d’une méditation sur les chiffres qui avait dû être triste, si l’on en jugeait par l’expression de son visage, lui dit:

«N’as-tu rien à engager?

—Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu’aux cornets qui ont contenu de l’argent.

—Tu n’as personne qui pourrait te prêter?

—Il n’y a personne qui puisse me faire confiance. Je ne fais pas un pas sans rencontrer une sale figure de créancier.

—Le seigneur Carlos t’a mandé pour demain.

—Demain est bien loin et j’ai besoin du douro aujourd’hui et comptant, Almudena, comptant. Chaque minute qui passe est une main qui serre la corde que j’ai autour du cou.

—Ne pleure pas, Amri, tu es bonne pour moi, je remédierai à tout...; voyons maintenant.

—Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.

—J’engagerai des affaires.

—Le costume que tu as acheté au Rastro? Et combien crois-tu qu’ils te donnent?

—Deux pesetas et demi.

—Il faudra en tirer trois. Et le surplus?

—Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se levant avec résolution.

—Vivement, mon fils, il n’y a pas de temps à perdre. Il est très tard. Et il y a loin d’ici à l’auberge de Santa-Casilda!»

Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, parlant peu. Benina, plus suffoquée par l’anxiété que par la rapidité de la marche, jetait des flammes par son visage, et chaque fois qu’elle entendait sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. Le vent froid du nord les poussait vers la rue d’en bas, soulevant leurs habits comme la voile d’une barque. Leurs mains à tous les deux étaient gelées; leur nez coulait, leurs voix s’enrouaient, hoquetant froidement et tristement.

Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche dans la Ronda de Tolède, ils découvrirent les bâtiments de Santa-Casilda, vaste ruche de logis à bon marché alignés en corridors superposés.

On y entre par une cour ou grand enclos, large et étroit, rempli d’amas d’ordures, résidus, dépouilles et rebuts de toute agglomération humaine. Le logis qu’habitait Almudena était le dernier de l’étage bas, au ras du sol, et l’on n’avait à franchir qu’une seule marche pour y pénétrer. Il se composait de deux pièces séparées par une natte qui pendait du plafond; d’un côté la cuisine, de l’autre la salle, qui était à la fois alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien battue, les murs blancs, moins sales que bien d’autres de ce vaste casernement humain. Une chaise était le seul meuble qu’on rencontrât, car le lit consistait en un amas de couvertures grises entassées dans une encoignure. La petite cuisine n’était pas dépourvue de pots, de casseroles ni même de vivres. Au centre de l’habitation, Benina vit l’image confuse d’une masse noire, comme un paquet de hardes, ou un grand sac abandonné.

A la faible lueur qui restait après que la porte fut fermée, on put reconnaître que ce paquet était animé. Par le toucher, plus que par la vue, Benina comprit que c’était une personne.

«Cette ivrognesse de Pedra est là.

—Ah! qu’est-ce que j’apprends! C’est elle qui t’aide à payer ton logis..., l’ivrognesse, l’éhontée.... Mais ne perdons point de temps, mon fils; donne moi le vêtement que je l’emporte... et, avec l’aide de Dieu, je veux voir si je n’en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu’elle te donne le double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien pour moi.»

Se rendant compte de l’impatience de son amie, l’aveugle dépendit d’un clou le vêtement qu’il appelait neuf, par un euphémisme qui est très courant dans les combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui en quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans la Ronda, courant rapidement vers le lieu appelé la petite place de Manuela. Pendant ce temps-là, le mendiant en colère prononçait des paroles difficiles à reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et secouait le paquet de loques de la femme ivre morte, qui gisait à terre, comme un corps mort au milieu de la pièce.

Aux paroles irritées de l’aveugle, elle répondit seulement par un grognement rauque, se retournant à moitié, en levant et étirant les bras, pour retomber immédiatement dans un sommeil de brute encore plus profond.

Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, qui formaient avec le manteau une masse inextricable de plis, et il accompagnait cet acte de paroles furibondes, explorant de son mieux le buste flasque, comme s’il pétrissait un paquet de chiffons. L’homme était nerveux. Il fit sortir d’un peu partout des rosaires, des scapulaires, un paquet de reconnaissances de prêts enveloppé dans un morceau de journal, des bouts de fer ramassés dans la rue, des dents d’animaux ou de personnes et autres babioles.

La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant fait telle diligence et opéré avec une si grande rapidité qu’on aurait pu croire que les anges l’avaient portée sur leurs ailes.

La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa course rapide par les rues; elle pouvait à peine respirer; son visage inondé de sueur marquait pourtant l’allégresse.

«Ils m’en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes dont une en sous. Je n’ai pas eu de chance que Valeriano se soit trouvé là, et, sa maîtresse, la Reimunda, étant venue, j’ai été obligée de leur donner deux fois plus de paroles pour les convaincre.»

Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure joyeuse et triomphante, lui montra entre ses deux doigts une piécette:

«Je l’ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.

—Oh! quelle chance! Est-ce qu’elle n’en a pas d’autres? Cherche bien, mon fils.

—Elle n’en a pas d’autres, j’ai tout fouillé.»

Benina secouait les affaires de la pocharde espérant faire sauter une monnaie. Mais il n’en tomba que deux épingles à cheveux et quelques petits morceaux de charbon.

«Elle n’a plus rien.»

L’aveugle continuant à bavarder et expliquant à Benina le caractère et les habitudes de la grosse femme, il lui fit entendre que, si elle avait été dans un état normal, elle aurait donné d’elle-même la piécette si on la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique, Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est rosse, elle est dépravée...; elle prend tout, mais elle donne tout.»

En soulevant le matelas et en le secouant par terre, il fit tomber une vieille petite sacoche sale, et, passant les doigts dedans comme lorsqu’on prend un cigare, il en retira un vieux morceau de papier qui, déroulé, montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux réaux. Benina la prit; tandis qu’Almudena sortait de sa pochette, où il avait aussi une foule de petits morceaux de fer, des ciseaux, un étui avec des aiguilles, un couteau, il en tira un autre papier avec deux grosses pièces de cuivre. Il y joignit ce qu’il avait reçu de don Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui disant:

«Amri, arrange-toi avec cela.

—Si, si..., j’ajouterai le mien d’aujourd’hui, et il manque si peu, je ne veux pas te molester davantage. Merci, va avec Dieu! Il me semble que j’ai tort. Ah! mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c’est qu’il n’y a pas de justice au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, mon fils, je ne peux pas rester un moment de plus. Dieu te le rende! Je suis sur des charbons ardents. Je vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette pauvre femme, quand elle s’éveillera, ne la bats pas, mon fils, la pauvrette! Chacun, pour moins souffrir, s’enivre avec ce qu’il peut, celle-ci avec de l’eau-de-vie, cette autre avec autre chose. Moi aussi, j’ai mes misères, pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont plus profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»

Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans son sein avec la crainte que quelqu’un ne les lui prît en route, ou qu’elles s’envolassent entraînées par ses pensées tumultueuses.

Se retrouvant seul, Almudena s’en alla à la cuisine, où, entre autres choses inutiles, il conservait un petit plat d’étain et une cruche pleine d’eau. Il se lava les mains et les yeux; ensuite, après avoir fouillé dans une petite caisse où il conservait de petits morceaux de charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un voisin, retourna chez lui après les avoir allumés et il répandit dessus une pincée d’une certaine substance qu’il conservait cachée dans sa couchette et enveloppée dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée abondante, forte et pénétrante s’envolèrent alors de ce foyer.

C’était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel de la terre natale qu’Almudena se permît dans son exil vagabond.

Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, son plaisir le plus vif, usage à la fois domestique et religieux, et alors, enveloppé par ce parfum, il se mit à rêver des choses qu’aucun chrétien n’eût comprises.

Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde se reprit à s’agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, comme cherchant à reprendre ses sens. L’aveugle ne faisait pas plus attention à elle qu’à un chien, attentif seulement à son rêve et à ses prières en langue que nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant les yeux avec les mains et les abaissant ensuite sur sa bouche pour les baiser.

Il employa un certain temps à ses méditations, et, lorsqu’il les termina, il sentit que sa compagne était assise devant lui; elle avait les yeux hagards et pleurards, à cause du picotement produit par la fumée du parfum répandu dans l’air, et elle le regardait.

Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces paroles:

«Vieille satyre, il n’y a qu’un dieu.... Ivrognesse, pocharde, il n’y a qu’un dieu..., un dieu, un seul dieu, un seul.»

La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, elle se mit à réparer le désordre que la main inquiète de son compagnon de chambre avait produit dans cette intéressante partie de sa personne. Elle sortait si engourdie de son rêve alcoolique qu’elle ne réussissait pas à remettre chaque chose en place.

«Oui, il n’y a qu’un dieu, un dieu seul.

—A moi, que m’importe? Pour moi, qu’il y en ait deux ou quarante, et qu’ils soient aussi nombreux que cela peut leur plaire.... Mais, dis-moi, libertin, tu m’as pris ma piécette, cela ne fait rien, elle était pour toi.

—Un dieu seul!»

Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur la défensive, en lui disant:

«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons à souper. Combien d’argent as-tu? Que veux-tu que je te rapporte?

—Vieille pocharde! je n’ai pas d’argent... les démons l’ont emporté pendant que tu dormais.

—Qu’est-ce que je vais te rapporter? murmura la femme d’un air morne et chancelant et fermant les yeux. Attends un petit peu. J’ai envie de dormir, Jaï.»

Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et Almudena, qui avait demandé son bâton pour s’en servir comme d’un remède infaillible pour la dégriser, se prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque chose comme:

«Je te rosserai une autre fois.»

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