Miséricorde
II
Ayant pris l’eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo se dirigea vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. C’était un homme si extraordinairement méthodique que sa vie entière était enfermée dans une règle irréductible, déterminant tous ses actes aussi bien ceux moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions comme les passe-temps les plus insignifiants, jusqu’à la manière de se mouvoir ou de respirer.
Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes routinières dans lesquelles vivait ce saint homme, et c’est que, vivant en ces jours de sa vieillesse dans la rue d’Atocha, il entrait toujours par la grille de la rue San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu’il y eût aucune autre raison que celle d’avoir toujours suivi ce chemin, pendant les trente-sept ans qu’il avait vécu dans sa maison de commerce renommée, de la petite place del Angel. Il sortait invariablement par la rue d’Atocha, quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui habitait la rue de la Cruz.
Après s’être agenouillé devant l’autel des Douleurs, et ensuite aux images de san Lesmes, il restait un bon moment en recueillement mystique: sa méditation terminée, il visitait toutes les chapelles et autels, en conservant dans cette visite un ordre qu’il ne changeait jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, ni une de plus, ni une de moins; il faisait une autre visite aux autels, terminant infailliblement par la chapelle du Christ de la Foi; il entrait un petit instant à la sacristie, où il se permettait une courte conversation avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant du temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du pourquoi les eaux du Lozoya étaient troubles, et il se dirigeait vers la porte donnant sur la rue d’Atocha, où il répartissait les derniers sous de sa sacoche. Ses prévisions étaient si bien faites qu’il était rare qu’il lui manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres de chacun des côtés; s’il lui arrivait par extraordinaire d’être à court, il se rappelait le mendiant lésé et il lui donnait toujours le lendemain, et si, au contraire, il lui restait une pièce de plus, le bonhomme courait à la rue del Olivar, à l’oratoire, pour trouver une main tendue dans laquelle il la pût mettre.
Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l’ai dit, par la porte que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, et les vieillards et aveugles des deux sexes qui attendaient de recevoir l’aumône se mirent à jaser pendant qu’il n’entrait ou ne sortait personne à qui ils pussent s’adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces malheureux, que de tromper leur inanition et leurs tristes heures en se régalant avec la petite comédie qui ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on a toujours à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont les égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, parce que, quand ils parlent, ils ne sont point retenus par les convenances usuelles de la conversation qui placent, entre la pensée et son expression, la grosse croûte de l’étiquette et de la grammaire, qui gâte le plaisir ineffable du «dis-moi et je te dirai».
«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait pas aujourd’hui? Vous l’avez vu. Dites maintenant si je me trompe ou si je suis véridique?
—Moi aussi, je l’ai dit..., Toma..., parce que c’est l’anniversaire du mois, le 24; il faut dire que c’est l’anniversaire des funérailles de sa femme, et don Carlos béni ne manque pas ce jour, bien qu’il tombe des roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il n’y a pas un meilleur chrétien que lui.
—Pourtant je craignais qu’il ne vînt pas à cause du froid qu’il fait, d’autant plus que c’est jour de grande distribution, et je pensais que le bon seigneur en aurait profité pour supprimer la cérémonie anniversaire.
—Il l’aurait faite le lendemain; vous savez bien, Crescencia, que don Carlos sait acquitter et payer ce qu’il doit.
—Il nous aurait donné demain la grosse aumône d’aujourd’hui, cela, oui, mais en nous supprimant la petite de demain.
—Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons rien des comptes? Sans offense, je sais les ajuster comme la lumière même, et je sais que, quand il nous donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit voir d’un bien mauvais œil.
—Tais-toi, mauvaise langue.
—Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te le dise?... bavard!»
Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à droite, en entrant, formant un groupe séparé des autres pauvresses; l’une d’elles était aveugle ou, pour le moins, voyait peu; les deux autres avaient la vue bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. La seña Casiana, grande et osseuse, parlait avec une certaine arrogance, comme qui tient ou croit tenir autorité, et il n’est pas invraisemblable qu’elle eût cette autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une demi-douzaine d’êtres humains se réunissent, il y en a toujours un qui prétend imposer sa volonté aux autres et qui y réussit.
L’aveugle ou demi-aveugle s’appelait Crescencia; toujours semblable à une brebis, montrant sa figure amoindrie, elle sortait du paquet de linge dont son corps était formé sa main maigre et rugueuse aux ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait parlé d’une façon hautaine et discourtoise s’appelait Flora et avait pour surnom la Burlada; on ignorait son origine et son état civil; c’était une petite vieille extrêmement vive, irascible, babillarde, qui brouillait et troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns contre les autres, car elle avait toujours quelque chose de piquant et de malveillant à dire quand elles étaient toutes réunies, et elle ne faisait aucune distinction entre riches et pauvres dans ses critiques acerbes. Ses petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient de méfiance et de malice. Son nez était passé à l’état de petite boule rouge qui se relevait et s’abaissait au mouvement des lèvres et de la langue, pendant sa conversation vertigineuse. Les deux dents qui lui restaient semblaient courir d’un côté à l’autre de sa bouche, se transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand elle terminait son discours par un geste de dédain suprême et de terrible sarcasme, la bouche se fermait d’un trait, les lèvres rentraient l’une dans l’autre, et le menton rouge, pendant que la langue s’arrêtait, continuait à exprimer les idées par un tremblement insultant et méprisant.
Le type de Burlada était le contraire de celui de seña Casiana; cette dernière était grande et osseuse, maigre, et, bien que sa minceur ne fût pas absolument apparente, les yeux malicieux disaient volontiers qu’on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses sous cet amas de guenilles. Sa face très large, comme si on l’eût tirée tous les jours avec une machine en serrant les joues, était des plus déplaisantes et laides qu’on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, sans brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne pas voir sans être pour cela aveugles; le nez crochu sans grâce. A une grande distance du nez venait la bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le maxillaire gros et osseux.
Si l’on veut comparer les figures humaines à celles des animaux, et si pour représenter la Burlada nous songeons à la figure d’un chat qui aurait perdu son poil dans une bataille, suivie d’un plongeon dans l’eau, nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval et que la ressemblance était complète avec ceux de la place des Taureaux, quand elle se bouchait un œil avec un bandeau, placé de travers, conservant l’autre libre pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères. Comme dans toutes les régions du monde il y a des classes, sans qu’on excepte de cette règle les plus infimes hiérarchies, là, tous les pauvres n’étaient point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne permettaient point qu’on altérât le principe de distinctions capitales entre elles.
Les anciennes, c’est-à-dire celles qui comptaient vingt ans et plus de mendicité dans cette église, jouissaient de privilèges qui étaient respectés par toutes, et les nouvelles étaient obligées de s’y soumettre. Les anciennes jouissaient des meilleures places, et à elles seules était reconnu le droit de mendier à l’intérieur, près du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le coadjuteur avaient essayé de porter atteinte à cette jurisprudence en faveur de quelque nouvelle, cela ne leur avait jamais réussi.
Il se produisait de tels tumultes que dans bien des occasions il fallut recourir à la patrouille ou au bureau de police.
Dans les aumônes collectives et dans les répartitions de bons, les anciennes jouissaient de la préférence, et, quand quelque paroissien donnait une somme pour être répartie entre toutes, le clan des anciennes réclamait le droit à la répartition, s’appropriant la plus grosse part si la somme n’était pas divisible exactement en parties égales. En dehors de cela, la prépondérance morale existait, l’autorité tacite acquise par une longue domination, la force invisible de l’ancienneté. L’ancien est toujours fort, comme le nouveau est toujours faible, avec l’exception que peuvent toutefois y apporter les caractères.
La Casiana, caractère dur, dominant, d’un égoïsme élémentaire, était la plus ancienne des anciennes; la Burlada, séditieuse, brouillonne, babillarde, corrompue, était la plus nouvelle des nouvelles; et avec cela, soit dit, que le plus petit événement ou la parole la plus futile étaient le fulminate qui allumait à chaque instant le brandon de la discorde entre elles.
La dispute que nous avons racontée précédemment fut arrêtée ou écourtée par l’entrée et la sortie des fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait refréner ses plaintes amères, et à la première occasion, voyant que la Casiana et l’aveugle Almudena, dont il sera parlé plus loin, avaient reçu plus d’aumônes ce jour que les autres, elle se prit de bec de nouveau avec l’ancienne, disant:
«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je ne sais pas que tu es riche, et qu’aux Quatre-Chemins tu as une maison avec des poules en quantité et des pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.
—Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j’en fasse part à don Senen pour qu’il t’enseigne l’éducation.
—Faudrait voir!
—Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l’élévation.
—Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié qui occupait la place la plus rapprochée de l’église, arrêtez-vous, voilà qu’on élève le saint-sacrement.
—C’est cette babillarde, langue de scorpion.
—C’est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! bien que tu sois caporale, de ne pas tant tirer la corde et de permettre que nous autres, nouvelles, nous touchions quelque chose de la charité, car nous sommes toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...
—Silence, dis-je.
—Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être Canovas?»
Plus à l’intérieur, presque à la moitié du passage, à la gauche, il y avait un autre groupe, composé d’un aveugle et d’une femme, tous deux assis. Cette dernière, avec deux petites filles et à côté d’eux, debout, une vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance de l’église, s’appuyait à la paroi, le corps soutenu par des béquilles, le boiteux et le manchot Élisée Martinez, qui jouissait du privilège de vendre, à cette place, la Semaine catholique. Puis venait Casiana, la personne de plus grande autorité et importance de toute la bande, et comme son général en chef.
Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement autorisés à mendier là, avec leur caractère, leur mode d’opérer et leurs procédés distincts. Suivons-les un instant.
La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément vieillie, faisant partie de la classe des nouvelles, ne mendiait qu’accidentellement, parce qu’elle ne venait à la mendicité qu’à des laps de temps plus ou moins longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce qu’elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes charitables qui la secouraient directement; elle répondait au nom de la seña Benina (d’où l’on conclut qu’elle s’appelait Benigna) et elle était la plus silencieuse et la plus humble de toute la communauté, si l’on peut dire ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l’apparence de la plus grande soumission à la volonté divine. Jamais elle n’importunait les paroissiens qui entraient ou sortaient. Dans les répartitions, si léoninement qu’elles fussent faites, on ne la voyait jamais protester, et jamais elle ne s’associait aux réclamations de la bande tumultueuse et démagogique de la Burlada, ni de loin ni de près. Avec tous elle tenait le même langage affable et courtois; elle traitait la Casiana avec considération, avec respect le boiteux, et n’était en confiance, sans s’écarter des termes de la plus rigoureuse convenance, qu’avec un aveugle du nom d’Almudena, dont, pour l’instant, nous dirons seulement qu’il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de Marrasach. (Souvenons-nous-en.)
La voix de Benina était douce, ses manières étaient jusqu’à un certain point fines et de bonne éducation; son visage bruni ne manquait point d’une sorte de grâce intéressante qui, atténuée par l’âge, semblait effacée et à peine perceptible. Elle n’avait conservé que la moitié de ses dents.
Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord rougi par l’âge et les froides matinées. Son nez coulait moins que celui de ses compagnons, et ses doigts rugueux et à grosses articulations ne se terminaient pas par des ongles d’oiseau. Ses mains ressemblaient à celles d’une blanchisseuse et conservaient des habitudes de soins et de propreté.
Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le front par-dessus un mouchoir noir, et noirs aussi étaient la mante et le vêtement; mais le tout mieux drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage et l’expression sentimentale et douce de son visage, dont les lignes étaient bien composées, elle ressemblait à une sainte Rita de Casia, qui irait dans le monde en pénitence. Il ne lui manquait que le crucifix et la plaie au front, bien qu’une petite verrue de la grosseur d’un pois chiche, rond, violet, située au milieu de l’entre-sourcil, pût en donner l’apparence.
A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la cour pour se rendre à la sacristie où elle devait avoir un grand entretien, comme ancienne, avec don Senen pour traiter de quelques manquements de ses compagnons, ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. Le fait même de la sortie de la caporale fit courir la Burlada vers l’autre groupe, comme une envolée de linge qui traverserait le passage étroit, et, s’asseyant entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, nommée Demetria, et l’aveugle marocain, elle délia sa langue plus tranchante et plus affilée que les dix ongles longs de ses doigts noirs et rapaces.
«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je vous disais? La caporale est riche, immensément riche, comme vous l’avez entendu, et tout ce qu’elle reçoit est volé à nous autres qui sommes des pauvres et reconnus tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.
—Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; elle demeure dans la maison de Paules.
—Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je sais tout, poursuivit la Burlada, en griffant l’air avec ses ongles, elle ne m’en fait pas accroire et je suis renseignée. Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle a une ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser personne, le plus beau cochon des Quatre-Chemins.
—Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?
—Que si je l’ai vue! Vous croyez que nous sommes des sottes. La bossue est sa fille, et couturière habile, vous savez, et avec l’infirmité de la bosse elle mendie tout de même.»
Pourtant elle est modiste et gagne de l’argent pour sa famille... au total, et alors elles sont riches; le Seigneur me pardonne, riches sans vergogne, qui nous trompent et trompent la sainte Église catholique, apostolique. Et encore elle n’a pas de dépenses pour manger, car elle a deux ou trois maisons d’où on lui apporte tous les jours des plats de cuisine, que c’est une bénédiction du ciel.... C’est à voir!
«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je l’ai bien vu, on lui a porté....
—Quoi?
—Un riz avec des moules qu’il y en avait bien pour sept personnes.
—C’est à voir!... Et tu es sûre que c’était avec des moules et qu’il sentait bon?
—Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le sacristain les garde chez lui. C’est là qu’on les porte et on les envoie toutes aux Quatre-Chemins.
—Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes par ses yeux, vend des torches de résine et des légumes...; il a été militaire, il a sept croix simples et une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle famille.... Et me voici, moi, là, qui n’ai mangé qu’une croûte de pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge dans son échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à la belle étoile.
—Toi, que dis-tu, Almudena?»
L’aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il dit, parlant difficilement, d’une voix gutturale:
«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana n’est pas mariée pour de bon à la lumière bénite, aimée, cela, non.
—Le connais-tu?
—Moi le connaître, lui m’acheter deux rosaires, deux rosaires de mon pays, avec une pierre iman. Il a de l’argent, lui, beaucoup d’argent.... Il est contremaître de la soupe dans le Sacré-Cœur de là-bas..., et sur tous les mendiants de là-bas il commande, avec garrot..., au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, très méchant, ne cesse pas de manger.... C’est un serviteur du gouvernement, du mauvais gouvernement d’Espagne, et de ceux de la Banque, là où est tout l’argent dans des caisses souterraines.... Il les garde, il nous laisse mourir de faim, lui....
—Cela manquait encore, dit la Burlada avec une colère de commande, voilà encore qu’ils prennent de l’or dans les caisses de la Banque, ces malfaiteurs.
—C’est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria en redonnant le sein à sa petite qui commençait à pleurer en poussant des cris perçants: «Tais-toi, goulue!»
«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment tu vis, ma pauvre fille.... Et vous, madame Benina, que croyez-vous?
—Moi..., de quoi?
—De si elle a ou non de l’argent à la Banque.
—Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.
—Il mange notre pain, et dessus une belle tranche de jambon.
—Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la Semaine. Arrive qui arrive, il faut garder la circonspection.
—Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C’est à voir.
—Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire le pape?
—Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.
—Religion, j’en ai, bien que je ne dîne pas avec la religion comme toi, car je vis en compagnie de la faim, et mon négoce consiste à vous voir recevoir et avaler les paquets de nourriture qu’on vous apporte des maisons riches.
—Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, Élisée? et nous nous réjouissons de mourir d’épuisement, pour nous en aller en masse au ciel, tandis que toi....
—Moi, quoi?
—C’est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: ne nie pas que tu es riche... avec la Semaine et ce que te donne don Senen et M. le curé...; oui, nous savons, ce qui part et repart pour toi...; ce n’est pas pour murmurer, Dieu m’en préserve! Bénie soit notre sainte misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que cela te soit agréable.
«Quand la voiture me renversa dans la rue de la Lune..., ce fut le jour où ils reconduisirent ce Zorrilla..., comme je dis, je fus un mois et demi à l’hôpital, et quand je sortis, c’est toi qui, me voyant seule et désemparée, tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous mettez-vous pas à mendier à la porte d’une église, en laissant la vie vagabonde pour vous appuyer à la pierre de l’église? Venez avec moi et vous verrez comment on peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en vivant avec des pauvres décents.» C’est ce que tu me dis, Élisée, et je me mis à pleurer et je vins avec toi. C’est de là qu’est venue mon installation ici, et je suis bien reconnaissante de ta délicatesse et de ta conduite de caballero vis-à-vis de moi.
«Tu sais que je récite un Pater noster pour toi chaque jour, et je demande au Seigneur qu’il te rende plus riche que tu n’es, que tu vendes sans fin des Semaines, qu’on te porte beaucoup de soupes et de restes à la porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que tu puisses bien te rassasier, toi et ta femme.
«Qu’importe que Crescencia et moi, et ce pauvre Almudena nous rompions notre jeûne à douze heures de midi avec un morceau de pain donné par charité, qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande au Seigneur qu’il ne te manque point de quoi aller même chez le marchand d’eau-de-vie.
«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si j’en goûtais!... et plût à Dieu que tes fils deviennent ducs! L’un est en apprentissage pour devenir tourneur, et il rapporte six réaux par semaine à la maison, et l’autre, tu l’as placé dans une taverne des Maldonadas, et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent les buveurs, pardon.... Que Dieu te conserve et t’augmente chaque année, et que je te voie vêtu de velours et avec une béquille neuve de bois saint, et que je voie ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes. Je suis reconnaissante: s’il m’a manqué la nourriture pour les faims que j’ai endurées, je ne connais point de mauvaises pensées, Élisée de mon âme, et ce qui me manque, puisses-tu l’avoir; bois et mange et soûle-toi, et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec une table richement servie le soir, et des lits en fer avec des matelas rembourrés, aussi propres que ceux d’un roi; que tes fils portent des habits neufs et des souliers en cuir, que tes filles portent des chapeaux roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon brasero et de bonne peluche pour mettre dans tes chambres, et une bonne cuisine avec un cuisinier, avec des plats nouveaux et une batterie de cuisine dont on puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, et de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe bénie, et une commode remplie de linge blanc, et des vases pleins de fleurs, et jusqu’à une machine à coudre qui ne serve pas, mais sur laquelle tu puisses poser les piles de Semaines à vendre; je te souhaite beaucoup de bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec des seigneurs qui, te voyant invalide, te donnent des restes de marchandises sucrées, des cornets de cafés de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en si bons rapports avec les dames de la Conférence qu’elles te payent ton loyer et la cédule, et qu’elles donnent des fers à repasser le linge fin à ta femme.... Reçois cela, Élisée, et plus encore et toujours plus....»
La subite apparition de Mme Casiana coupa court aux souhaits vertigineux de la Burlada et produisit un silence général dans le petit passage, à la sortie de la porte de l’église.
«Déjà on sort de la grand’messe, dit-elle, et, se tournant vers la bavarde, de son ton autoritaire, elle lui lança ces paroles d’un air despotique:
—Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n’oublie pas que nous sommes dans la maison de Dieu.»
Le monde commençait à sortir, et quelques rares aumônes tombaient dans les mains tendues. Le nombre de ceux qui faisaient la tournée complète en donnant également à chacun était rare, et ce jour-là les petites pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur n’arrivaient qu’aux mains diligentes d’Élisée ou de la Caporale et très peu à la Demetria et à seña Benina. De ce qui restait, il en arrivait encore moins aux autres pauvres et l’aveugle Crescencia se lamentait de n’avoir point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse avec Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation avec Crescencia dans le coin proche de la porte de la cour.
«Que crois-tu qu’elle dise à la Demetria?
—A savoir..., des choses entre elles.
—J’ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce matin. On donne plus à Demetria parce qu’elle est recommandée à celui qui célèbre la première messe, don Rodriguito, qu’on dit être secrétaire du pape, et qui demeure dans la maison voisine.
—On lui donnera toute la viande et à nous les os.
—C’est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais pas comment faire pour arriver avec tes trois créatures pour attraper une tranche. Elles n’ont aucune pudeur, et ces fainéantes, comme Demetria, sont des dévergondées, qui ne font commerce qu’avec le vice.
—Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, tandis qu’elle nourrit l’un, celui de l’année suivante est déjà en route.
—Et est-elle mariée?
—Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à la Saint-André bénie je m’étais mariée avec Roque, que Dieu a pris dans sa gloire, à la suite d’une chute d’un échafaudage.
—Elle dit que son mari est à Celiplinas; c’est alors qu’il lui envoie de là ses enfants tout faits... dans du papier.... Ah! quel joli monde! je te le dis, sans enfants on ne gagne rien; les personnes ne font pas attention à la dignité des gens, ils ne font attention que si l’on donne le sein ou non. Ils ne s’occupent que de celles qui ont des enfants sans songer que nous sommes plus honnêtes, nous qui n’en avons pas, nous qui sommes vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir nous soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer la pitié des seigneurs. On dit avec raison que tout est à l’envers ici-bas et va de travers, excepté le ciel béni, et Pulido a raison quand il parle de la grande révolution qui doit venir, grande puisqu’elle mettra au pilori les riches et exaltera les pauvres.»
La vieille bavarde concluait son discours, quand il se produisit un événement si extraordinaire, si phénoménal, si inouï, qu’il ne pourrait être comparé qu’à la chute de la foudre au milieu de la gent mendiante, ou à l’explosion d’une bombe, tant furent grands le trouble et la stupeur qu’il produisit dans la misérable cohorte. Les plus anciennes ne se rappelaient rien d’approchant et les nouvelles ne savaient que croire. Tous restèrent muets, perplexes, épouvantés.
Et qu’est-ce que c’était, en somme? Presque rien: don Carlos Moreno Trujillo, qui toute sa vie, depuis que le monde était monde, sortait infailliblement par la porte de la rue d’Atocha, ne changea pas d’abord son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques pas, il retourna en arrière pour ressortir par la rue des Huertas, ce qui était très singulier, absurde et équivalent au retour des cailloux du chemin à leur carrière.
Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise et de la confusion que cette sortie insolite de ce côté; mais, bien que don Carlos s’arrêtât au milieu des pauvres (qui se groupèrent autour de lui, croyant à une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme pour les passer en revue, et dit:
«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s’appelle seña Benina?
—Moi, c’est moi, seigneur, dit celle qui s’appelait ainsi, tremblant que quelqu’une de ses compagnes ne lui prît son nom et son état civil.
—C’est elle, dit la Casiana avec un empressement officieux comme si elle croyait son exequatur nécessaire pour la certification et la reconnaissance de la personnalité de ses inférieurs.
—Alors, seña Benina, ajouta don Carlos, en s’enveloppant dans son manteau pour affronter le froid de la rue, demain à huit heures et demie, venez me trouver chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je demeure?
—Je l’accompagnerai, dit Élisée, faisant l’obligeant et l’empressé, par complaisance pour le seigneur et la mendiante.
—Bien. Je vous attends, seña Benina.
—Le seigneur peut y compter.
—A huit heures et demie précises. Faites bien attention, ajouta don Carlos à grands cris, qui étaient justifiés par ce fait que les plis de son manteau, raidis par le froid, lui battaient sur la bouche,—si vous arrivez avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne me rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c’est le 25; je dois aller à Montserrat et après au cimetière; sur ce....»