Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
VII.
Décadence des contrées du Dniéper.
Le nouveau monde russe et ses prétentions.
Cependant, depuis le XIe siècle, cette suprématie de Kiev commençait à décliner. Le règne de Iaroslav fut une brillante époque qui ne devait plus revenir. Ses terres réparties entre ses fils, puis entre ses petits-fils, s’émiettaient en états distincts, très peu liés entre eux et échappant à la suzeraineté du prince de Kiev. Seuls quelques princes comme le fils de Iaroslav, Vsevolod (décédé en 1093), son petit-fils, Vladimir Monomaque (1125) et son arrière petit-fils Mstislav (1132), réussirent à réunir sous leur sceptre un nombre de pays plus ou moins considérable et à s’assurer une situation prépondérante parmi les autres princes. Mais ces périodes d’éclat ne furent que de courte durée.
Les autres princes, dépossédés de leurs patrimoines, entreprirent une longue série de guerres acharnées et appelèrent à leur secours les hordes des Coumanes qui vivaient dans les steppes. Les boïards et les populations autochtones, croyant plus avantageux d’être gouvernés par un prince de la dynastie vivant au milieu d’eux, que d’obéir au gouvernement de Kiev, soutenaient leurs « maîtres patrimoniaux ». Au congrès de Lubtché, en 1097, on adopta le principe, que chaque prince apanagé resterait maître dans son patrimoine. C’était sanctionner le démembrement du royaume de Kiev et revenir à peu près à l’ancien régime des tribus. Il s’en suivit une division générale : sur le territoire ukrainien : la Galicie, la Volhynie, les pays de Tchernyhiv et de Pereïaslav ; sur le territoire des Ruthènes blancs, outre le pays mixte de Tourov-Pinsk, ceux de Polotsk et de Smolensk ; sur le territoire des Grands Russes, les pays de Novogorod, de Rostov-Souzdal et de Mourom-Riasan. Et encore à l’intérieur ces principautés se divisaient-elles en domaine de l’aîné et en parts des cadets.
Ainsi en faisant valoir leurs droits dynastiques et en s’attachant la population locale, les princes deviennent de plus en plus indépendants de la suzeraineté de Kiev. La morale chrétienne et la théorie de l’amour fraternel ont fait des progrès dans l’opinion : les princes n’osent plus s’entretuer sans scrupules, comme l’avaient fait les fils de Sviatoslav et de Vladimir. « La descendance de Vladimir » s’accroissant toujours, les terres se divisent et se subdivisent, les règlements de compte deviennent de plus en plus compliqués, et le pouvoir du prince de Kiev se réduit à l’étendue de ses domaines réels, et à leur voisinage immédiat. Il doit se contenter d’une suzeraineté nominale, il ne joue plus que le rôle de primus inter pares.
Cela ne fut pas sans porter atteinte à l’influence civilisatrice de Kiev qui, d’ailleurs, vivait depuis longtemps non seulement sur ses propres ressources, mais encore sur ce que lui fournissaient les autres contrées en qualité de tribut, de butin et autres contributions. En outre, la colonisation, le commerce et la vie économique des pays situés sur les confins de son territoire, notamment de toute la partie ukrainienne du bassin du Dniéper, se trouvèrent ruinés, par de nouvelles invasions. La formation du royaume de Kiev n’avait pu arrêter, encore moins anéantir la pression des hordes turques venant d’Asie, sous laquelle avait succombé l’état des Khozares. Les Petchenègues, après s’être étendus, au Xe siècle, du Don jusqu’au Danube, avaient détruit les établissements slaves (ukrainiens) de la steppe, en avaient chassé la population vers les contrées moins accessibles du Nord et de l’Ouest et commençaient à ruiner par leurs incursions les parties moins exposées du bassin du Dniéper. Ils avaient même menacé Kiev dans la seconde moitié du Xe siècle et au commencement du XIe. Souvent ils s’en approchaient, la tenaient bloquée et ravageaient la contrée environnante. L’époque de Vladimir, qui a laissé dans l’imagination de la postérité le souvenir d’un âge d’or, ne fut, en réalité, qu’une longue guerre défensive, d’ailleurs pas toujours heureuse, contre ces nouveaux intrus. La population fuyait devant eux, elle se réfugiait dans les régions boisées et marécageuses de la contrée de Kiev et de Tchernihiv ou même plus loin vers l’Ouest et le Nord. Vladimir avait été obligé de ramener de force la population sur une ligne de défense qu’il avait fait établir pour sauvegarder sa capitale, entassant à cet effet remparts, fossés et forteresses.
Après sa mort, les Petchenègues s’affaiblirent, de nouvelles hordes turques sorties de l’orient apparurent : d’abord les Torques, plus tard les Kiptchaks ou Coumanes, que les chroniqueurs ukrainiens appellent Polovtses. Iaroslav profita de cette conjoncture pour attaquer ses anciens ennemis par le nord, il les repoussa vers le sud, où il édifia une nouvelle ligne de défense sur la rivière de Ross et la horde des Petchenègues porta son camp au delà du Danube. Une accalmie se produisit dans le bassin du Dniéper, mais la situation s’aggrava de nouveau lors des discordes qui éclatèrent vers 1070, entre les fils et les petits-fils de Iaroslav au sujet de la répartition des domaines. Dès lors ce ne fut plus pendant plus d’un siècle qu’une longue série de calmes et de tempêtes. Dès que les attaques des Kiptchaks cessent, les relations commerciales reprennent, les colonies se multiplient sur la lisière de la steppe ; l’activité des hordes se fait-elle de nouveau sentir, les colons se réfugient dans la zone boisée, les caravanes ne peuvent plus se faire jour vers le Dniéper que sous le couvert des troupes et les princes de Kiev, de Pereïaslav et de Tchernihiv sont obligés d’employer toutes leurs forces à la défense des frontières.
Tout l’intérêt du pays est donc concentré dans une question : se défendre contre les « infidèles ». Cette question vitale domine toute la politique, elle inspire la littérature, dont Kiev reste toujours le centre. Les classes dirigeantes, les écrivains, la population même réclament que les princes s’unissent pour être mieux en état de repousser les infidèles. Un prince s’attache-t-il à cette politique, il est sûr de gagner en popularité. Au contraire on est plein de mépris pour ceux qui demandent secours aux Kiptchaks pour régler leurs discordes intestines et amènent ainsi les païens en terre russe. En effet, après avoir été appelés par les princes, les chefs de hordes ne se faisaient pas faute de revenir faire quelques incursions à leurs frais. Du reste les guerres intestines, grâce à un système compliqué de succession, étaient devenues un mal chronique. A la succession en ligne directe, qui avait l’appui du peuple parce qu’elle causait moins de perturbations, s’ajoutait le principe de l’héritage familial qui voulait que toute la famille princière régnât en commun. De là des conflits de droits et d’intérêts vraiment insolubles. La population était bien forcée de prendre parti dans ces querelles dynastiques, aussi en supportait-elle les conséquences. Les prétendants persécutaient les adhérents du parti adverse, ruinaient leurs villes, leur imposaient des contributions.
Tout cela devait être funeste à la civilisation et à la vie économique du bassin ukrainien du Dniéper, à ce célèbre triangle de capitales qui avait été le foyer intellectuel non seulement de l’Ukraine, mais de toute l’Europe orientale, dans le siècle précédent. Les princes, la caste militaire, le patriciat, le clergé commencent à se désintéresser du « trône d’or de Kiev », de la « mère des villes russes » ; ils préfèrent des positions moins brillantes mais plus sûres au nord-est, dans les nouvelles colonies slaves, au milieu des peuplades finnoises du bassin de la Volga.
Ces populations étaient plus faciles à gouverner, moins turbulentes que celles du bassin du Dniéper, qui s’étaient toujours montrées plus sensibles aux empiètements des autorités. A cause de cela, non seulement des paysans et des artisans slaves, mais aussi des personnes appartenant aux classes élevées s’y étaient fixés. C’était dans ces régions qu’étaient déjà venus se réfugier des émigrants des contrées de Novogorod, de celles des Krivitches et des Sévérianes : maintenant des contingents partis du midi les rejoignirent. Au cours du XIIe siècle, les pays finnois des bassins de la Volga et de l’Oka changent complètement d’aspect. Des villes nouvelles fondées par des « Russes », des monastères, des églises sortent du sol. C’est un nouveau monde russe, qui jette là ses racines, qui se développe rapidement, s’accroît non seulement des flots des nouvelles immigrations slaves, mais en s’assimilant la population finnoise autochtone. Cette dernière s’accommode à la civilisation slave, en adopte la langue et par ce procédé se forme cette branche de la famille slave, la plus jeune et la plus nombreuse, qui sera la Grande-Russienne, ou, à proprement parler, le rameau méridional des Grands-Russes, cette partie qui jouera le rôle le plus actif dans leur histoire.
Princes et clergé s’évertuent à rebâtir sur ce nouveau sol une imitation des vieux pays, comme le firent plus tard les colons européens en Amérique. Ils donnent à leurs villes les noms des cités ukrainiennes du sud, dont ils essayent de copier l’aspect et l’organisation politique : les Pereïaslav, les Zvenihorod, les Halitch, les Vladimir réapparaissent ici. On y porte de l’Ukraine les objets du culte, les œuvres d’art, on y transplante la littérature. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, cette Russie nouvelle est déjà si peuplée et si riche que ses princes ne veulent plus échanger leurs domaines pour ceux de l’Ukraine. Bien plus, ils aspirent à l’hégémonie, ils prétendent pouvoir porter le titre « d’anciens » dans les pays russes et dans la famille de Vladimir, sans avoir pour cela à quitter leurs trônes de la Volga.
Le principe de succession patrimoniale leur fournissait des arguments juridiques. Comme il a été dit plus haut, ce principe avait été admis conjointement à celui de succession en ligne directe. Un prince de Kiev mourait-il, ses frères puînés, aussi bien que le fils aîné, prétendaient à la couronne et l’opinion publique était toujours là pour soutenir les droits de la famille. Ainsi les princes de la branche cadette de Rostov-Souzdal, survivant à leurs frères aînés, devenaient eux-mêmes les aînés de la famille, réclamaient le trône de Kiev et la suzeraineté sur les descendants en ligne directe qui gouvernaient à Kiev, à Tchernihiv et à Pereïaslav et qui, pour eux, n’étaient que des petits neveux sans précédence au trône. Ces prétentions furent évidemment soutenues par le clergé et les boïards des contrées placées sous leur domination, mais les milieux ecclésiastiques et littéraires de Kiev eux-mêmes furent bien forcés d’en reconnaître le bien-fondé, puisqu’elles découlaient logiquement de cette conception de l’unité des pays russes et du règne en commun de la famille de Vladimir qu’ils avaient toujours choyée et soutenue.
Cependant, une fois leurs prétentions reconnues, ces princes du Nord (de Souzdal et de Vladimir du Nord) ne voulurent pas se transporter à Kiev, mais ils y envoyèrent leurs parents non nantis, ce que les princes ukrainiens ne pouvaient tolérer. De là des guerres et les souverains du nord firent tout leur possible pour détruire définitivement le pouvoir et le prestige national de Kiev et du midi. En 1169 cette ville fut mise à sac par les troupes du prince André de Souzdal ; tout ce qu’on put enlever fut transporté dans les pays du nord. Trente ans après, son frère Vsevolod, ayant réussi par une politique habile à diviser les princes ukrainiens, amena de nouveau la ruine de la malheureuse ville.
De cette façon, par suite de circonstances défavorables, mais aussi grâce aux calculs de la Russie du nord, les contrées ukrainiennes du bassin du Dniéper se virent, dans la première moitié du XIIIe siècle, vouées à une ruine certaine, que l’invasion de Batou vint achever.