Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXVIII.
Les derniers temps des libertés de
l’Ukraine.
La politique que Pierre le Grand avait suivie en Ukraine, aussi bien que toutes ses entreprises en général, avaient été menées beaucoup trop rondement pour que ses successeurs pussent les continuer avec le même élan, que ne leur insufflaient pas, du reste, les traditions plutôt prudentes et précautionneuses des hommes d’état moscovites. Tout en conservant ses principes, ils les adoucirent dans la pratique. Il faut noter surtout le règne de son petit-fils, Pierre II, pendant lequel s’accusa un retour aux vieilles traditions moscovites. Le collège petit-russien et les impôts introduits sous Pierre Ier furent supprimés, on institua une enquête sur les faits et gestes de Veliaminoff, l’Ukraine fut replacée dans le ressort du ministère des affaires étrangères et, enfin, on donna l’autorisation d’élire un hetman.
La liberté requise pour cette élection fut d’ailleurs purement illusoire, car le gouvernement donna des instructions à son agent de ne laisser élire qu’une personne de son choix, nommément Daniel Apostol. La noblesse cosaque se soumit à ces vœux et élut le candidat désigné, qui, à vrai dire, ne fut pas un mauvais hetman, mais qui, au contraire, réussit à porter des améliorations dans l’administration de l’Ukraine, en suivant les idées qui avaient animé Poloubotok. Il n’arriva cependant jamais à rétablir l’indépendance du pays dans la mesure d’avant 1722.
A son décès, le gouvernement russe ne donna pas l’autorisation d’élire un autre hetman, mais un nouveau collège fut réinstitué, composé de trois ukrainiens et de trois grands-russiens, avec des droits égaux, au moins en apparence. En réalité le vrai gouverneur de l’Ukraine, c’était le résident russe, le prince Chakhovskoï, président de fait du collège. Par une instruction secrète, il était chargé de surveiller les autres membres du collège, de les arrêter le cas échéant à la moindre suspicion et en général d’agir d’après son jugement même à l’encontre des termes de l’instruction.
Ayant ainsi carte blanche, Chakhovskoï en usa à sa guise. Par exemple, il arrêta un jour toutes les autorités municipales de Kiev, saisit leurs archives et en retira les chartes les plus importantes, pour que dorénavant la ville ne fût plus en état de s’en prévaloir. C’est le motif qu’il donna de son action au gouvernement. Il considérait d’ailleurs ses façons d’agir comme trop bienveillantes et conseillait d’écarter tout-à-fait les chefs cosaques du gouvernement du pays et de le concentrer entre les mains d’une seule personne (lui-même, évidemment).
Le gouvernement de Moscou tempérait l’ardeur de son représentant, lui faisant toucher du doigt qu’après tout, les membres ukrainiens du collège n’avaient aucune influence et que leur éloignement pourrait « provoquer des doutes » dans la population. D’ailleurs, le pouvoir moscovite lui-même ne se gênait pas de faire intercepter et saisir la correspondance des ukrainiens les plus influents, voire des membres du collège, comme cela arriva à Lizohoub. Il destitua le métropolite, ainsi que les abbés de plusieurs monastères, pour avoir omis de célébrer le Te Deum le jour de la fête du tzar. Il suffisait de la moindre dénonciation d’un aigrefin quelconque grand-russien, pour qu’on amenât un homme à Pétersbourg, à la chancellerie secrète, d’où il ne sortait, même innocent, que mutilé par les horribles tortures qu’il y avait subies.
A la fin, terrorisée par un pareil système, la noblesse cosaque se détacha de la politique active, achetant par cette complaisance la sécurité de sa vie privée. Les cosaques ukrainiens souffrirent horriblement dans les guerres contre la Pologne ou contre la Turquie. Les paysans eurent à subir les logements des troupes moscovites, les réquisitions exagérées de céréales, de bestiaux et des moyens de transport. Cela amena l’Ukraine à la ruine. Voici ce qu’écrivait, en 1737, le ministre russe lui-même, A. Volynsky : « Jusqu’à mon arrivée en Ukraine je ne me figurais pas que le pays fût dévasté à ce point et qu’une si grande quantité de gens eût péri. Cependant, on envoie actuellement encore tant d’hommes à la guerre, qu’il ne reste pas assez de cultivateurs pour qu’on puisse ensemencer les terres. D’ailleurs il serait difficile de labourer, tant on a réquisitionné de bœufs et tant il en est mort aux charrois… »
L’accession au trône de la tzarine Élisabeth (1741 à 1761) apporta un certain soulagement à cette pénible situation. N’étant encore que princesse, elle s’était éprise du bel Alexis Razoumovsky, un de ces chanteurs que l’Ukraine, qui produit de belles voix, fournissait à la maîtrise de la chapelle impériale. Elle l’épousa en secret et lui conserva ses faveurs jusqu’à la mort, après l’avoir fait maréchal et comte de l’empire romain. Il avait su inspirer à la tzarine de la sympathie pour sa patrie. En 1744, elle visita Kiev, où elle fut cordialement accueillie par la population et accepta gracieusement une requête contenant les desiderata ukrainiens, notamment en ce qui touchait l’élection de l’hetman.
La tzarine avait un candidat à cette fonction, en la personne de Cyrille Razoumovsky, frère cadet de son mari. Il était alors très jeune et se trouvait à ce moment à l’étranger pour se perfectionner dans les belles manières. A son retour, il fut comblé d’ordres et de titres et on le maria à une cousine d’Élisabeth. On décréta les élections et il va sans dire que les officiers cosaques s’empressèrent de l’élire. Cyrille Razoumovsky, qui devait être le dernier des hetmans, fut installé en grande pompe en 1750. L’Ukraine redevint du ressort du ministère des affaires étrangères, les fonctionnaires grands-russiens s’en allèrent ; le régime d’avant 1722 était rétabli.
Le nouvel hetman resta étranger à la vie ukrainienne : son éducation et ses intérêts le retenaient à Pétersbourg, où il passait le plus clair de son temps. Il ne se mêlait que très peu aux affaires et laissait à la noblesse cosaque le gouvernement du pays. Les relations qu’il avait dans les plus hautes sphères et l’influence de son frère à la cour, firent que les autorités russes, tant civiles que militaires, ne se risquaient plus à se conduire en Ukraine comme elles l’avaient fait auparavant et que, par conséquent, l’autonomie du pays, dans les limites qui lui avaient été reconnues, fut suffisamment respectée.
La seule cause de discordes était la Sitche Zaporogue, retournée de l’exil en 1734, comme nous l’avons vu, qui avait été aussi placée sous l’autorité de Razoumovsky. Toute loyale qu’elle fût, ses mœurs indépendantes, ses prétentions territoriales, ses tendances démocratiques ne cadraient guère avec les idées moscovites, de sorte que les motifs de querelle ne manquaient pas.
A part cela, la vie ukrainienne s’écoula assez tranquillement pendant une vingtaine d’années (1744 à 1764). La noblesse cosaque trouva la possibilité d’arranger les choses selon ses désirs : ce travail, commencé sous Razoumovsky, se continua après lui et a duré, en somme, jusqu’à nos jours. Là gît l’importance historique du dernier hetman (1750–1764), malgré la parfaite insignifiance de sa personne.
La société démocratique de la République Ukrainienne n’avait pas tardé à se hiérarchiser sous le protectorat moscovite, déjà du temps de Samoïlovitch et de Mazeppa. Cette évolution vers l’oligarchie nobiliaire marcha maintenant à grand pas. On voyait se réaliser la prophétie du roi de Suède que jamais la Moscovie ne souffrirait sous son protectorat un régime de libertés politiques. Bientôt du self-government de la démocratie ukrainienne, il ne resta presque plus rien ; il ne se conservait que dans les plus basses couches du peuple, dans les communes cosaques. L’assemblée générale fut réduite à une fonction décorative, inévitable dans certains cas, comme pour l’élection de l’hetman, qui, en fait, comme nous l’avons vu, était nommé par le gouvernement russe. Ce que ce dernier laissait à l’initiative des Ukrainiens était réglé par l’hetman, soit de sa propre autorité, soit avec le concours des grands chefs, de sorte que ce maigre restant de l’autonomie cosaque était passé dans les mains de l’aristocratie.
Celle-ci, sous le nom de compagnons du « bountchouk[21] » et de l’étendard, ou sous l’appellation de « compagnons illustres de l’armée », formait une classe privilégiée, une noblesse héréditaire, le « chelakhetstvo » comme elle se nommait officiellement, à l’instar de l’aristocratie polonaise. Sous l’hetmanat de Razoumovsky, elle s’appliqua à augmenter, à consolider ses droits de classe et à raffermir sa mainmise sur l’administration du pays, tâchant de s’approprier les privilèges de la noblesse lithuanienne et polonaise, tels qu’ils étaient exposés dans les recueils juridiques en usage dans la pratique judiciaire de l’Ukraine (Statut lithuanien et Droit de Magdebourg).
[21] Insigne militaire, orné de queues de chevaux, emprunté aux Tartares.
Nous avons déjà remarqué plus haut que, pour suppléer au manque d’un droit ukrainien codifié, ces recueils, introduits sous la domination polonaise, étaient encore restés dans la pratique journalière. Quand, sous l’hetmanat de Daniel Apostol, des juristes ukrainiens furent commis à l’effet de rassembler les monuments du droit national pour les soumettre à la sanction du gouvernement russe, ils se contentèrent de faire une compilation des codes ci-dessus mentionnés. Cette œuvre, rédigée en 1743 sous le titre de « Lois selon lesquelles s’exerce la juridiction chez le peuple petit-russien », ne fut pas, il est vrai, sanctionnée par le gouvernement, mais elle contribua beaucoup à consolider encore l’autorité des principes qu’elle reproduisait. La noblesse ukrainienne s’habitua à considérer sincèrement ses prescriptions comme la juste expression du droit national, de sorte que, sous l’hetmanat de Razoumovsky, elle les prit pour base lorsqu’elle s’efforça de réorganiser l’administration.
Ces principes se reflétèrent aussi dans la structure sociale. La noblesse cosaque s’identifia à cette classe privilégiée dont parle tant le statut lithuanien, ce code de la noblesse au XVIe siècle, elle se crut intitulée aux mêmes droits en Ukraine, elle introduisit les mêmes droits seigneuriaux sur les terres et sur les personnes ; les paysans se virent dépouillés selon la lettre de la loi.
Ce régime de l’Ukraine de l’hetmanat pesa longtemps sur le pays et plusieurs articles de ses prescriptions se sont conservés jusqu’à nos jours dans le droit local des provinces de Tchernyhiv et de Poltava.
A côté de l’Ukraine soumise à l’hetman, il y avait l’Ukraine Slobidska, qui n’en était qu’une copie affaiblie. C’était l’ancien territoire de colonisation ukrainienne, à l’intérieur des frontières moscovites, ce qui constitue aujourd’hui le gouvernement de Charkov et quelques contrées contiguës, appartenant à Koursk et à Voronège. Nous avons vu comment s’y étaient établis, principalement dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les émigrants de la rive droite du Dniéper fuyant le joug polonais. Ils s’étaient organisés en « régiments » comme dans l’hetmanat, les chefs élus les gouvernaient aussi, mais ils étaient soumis à l’autorité des voïvodes russes, jugés d’après les lois russes et, en général, se trouvaient dans une dépendance plus étroite de Moscou, puisqu’on ne leur avait reconnu aucune autonomie. Cependant l’élément ukrainien y était très fort, de sorte que ce pays devait jouer par la suite un rôle considérable dans le mouvement national.