Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXXII.
La renaissance se prépare.
L’Ukraine Occidentale si profondément déchue, si atrocement dénationalisée doit sa résurrection aux évènements qui remplirent la fin du XVIIIe siècle. Le partage et la fin de la Pologne firent tomber les chaînes qui étreignaient sa vie nationale et mirent fin à une situation qui semblait devoir être sans issue.
Le premier partage, opéré en 1772, réunit à l’Autriche toute la Galicie Orientale et quelques terres contiguës du pays de Kholm, de la Volhynie et de la Podolie, « en vertu des droits historiques » que les rois de Hongrie avaient anciennement sur la Galicie. En 1774, l’Autriche consolida ses nouvelles possessions, en occupant la Moldavie septentrionale, qui prit plus tard le nom de principauté de Bukovine, afin de relier directement la Galicie Orientale à la Transylvanie. A la suite du deuxième partage, en 1793, la Russie s’incorpora la Kiévie, la Volhynie et la Podolie. Elle profita du troisième partage pour s’emparer des terres ukrainiennes et blanc-russiennes, qui restaient encore à la Pologne. Le congrès de Vienne de 1815, procéda à une nouvelle répartition entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, consacrant un état de choses, qui a duré jusqu’à la récente guerre mondiale.
Dans les pays incorporés à la Russie, il ne s’en suivit aucune amélioration de la vie nationale ukrainienne. Au contraire, l’asservissement des masses par la noblesse polonaise ne fit qu’augmenter, parce que les droits et prétentions des grands propriétaires fonciers trouvèrent désormais un appui efficace dans la bureaucratie policière et solidement organisée de la Russie de Catherine II et de ses successeurs. A côté du propriétaire foncier se trouve maintenant l’agent de police russe, à sa solde. Toute opposition, la moindre apparence d’une revendication sociale est punie impitoyablement. Le gouvernement russe n’entend prêter la main à aucun progrès national ou religieux, qui gênerait les maîtres polonais : le régime foncier seigneurial est regardé comme le premier fondement de l’état et, à ce point de vue, on ne peut faire de différence entre les privilégiés, qu’ils soient russes ou polonais.
Quelle sympathie pouvaient d’ailleurs attendre les ukrainiens de la part de Moscou ? Le rite orthodoxe, qui chassa de nouveau les doctrines uniates, était complètement russe, de sorte que ce dernier retranchement, où la polonisation n’avait pu définitivement prendre pied, fut également perdu pour les patriotes. Les séminaires ecclésiastiques étaient entièrement russifiés, les sermons se faisaient en russe, les textes slavons du rituel devaient être prononcés à la manière de Moscou et non plus à celle de Kiev. On en arriva même à défendre de construire des églises dans le style traditionnel ukrainien.
Au contraire le passage sous la domination autrichienne, pour les pays qui échurent aux Habsbourg, fut le signal de la renaissance. Non pas que ces derniers s’intéressassent aux aspirations nationales des Ukrainiens. Elles reçurent par la suite une teinte par trop radicalement démocratique pour n’être pas diamétralement opposées aux idées qui dominaient à Vienne. Mais déjà, dans les vingt-cinq premières années de l’incorporation, la politique habile de Marie-Thérèse et de Joseph II sut se servir des aspirations ukrainiennes, pour mettre un frein aux ambitions russes et polonaises, dès que ces dernières paraissaient dangereuses.
Avant même que la Galicie eût été incorporée à l’Autriche, on se souvient que le gouvernement de Marie-Thérèse s’était inquiété du mouvement qui s’était manifesté contre l’union des églises dans le pays de Marmaros. On en trouva l’origine dans l’ignorance des masses et du clergé uniate : les gens n’auraient pas remarqué qu’on les soumettait à l’union, puisque les cérémonies du culte étaient restées les mêmes, mais dès qu’ils en auraient eu connaissance, ils auraient exigé de retourner à la vieille foi et appelèrent des prêtres orthodoxes. Cependant les rapports révélaient des détails peu rassurants pour Vienne : à l’agitation religieuse s’étaient jointes ici comme dans les pays ukrainiens de la Pologne, des espérances en certains « souverains de l’est », qui auraient promis aux orthodoxes leur protection et l’affranchissement du servage.
Pour parer au retour de pareilles intrigues, on jugea bon d’améliorer la situation de l’église uniate, de relever le niveau intellectuel et moral de son clergé, de propager l’instruction et d’apporter quelques soulagements à la détresse de la population, afin de l’attacher au régime. Le diocèse de Mounkatch fut rendu indépendant de l’évêque catholique dont il avait jusque-là dépendu, on fonda une école secondaire dans la ville de ce nom pour les candidats au sacerdoce et les revenus du clergé uniate furent augmentés.
Lorsque la Galicie revint à l’Autriche, on y pratiqua la même politique. Il y eut à Vienne un séminaire pour les étudiants uniates et un autre fut établi à Léopol. Quand on fonda une université dans cette ville, quelques chaires en langue « ruthène » furent instituées pour les ukrainiens et un lycée fondé pour les étudiants de cette nationalité, afin qu’ils pussent se préparer aux études universitaires. Plus tard, lors de l’organisation de l’instruction publique, on arrêta que l’enseignement dans les écoles primaires serait donné dans la langue du pays, par conséquent aussi en ukrainien. On plaça la pratique du servage sous le contrôle vigilant de l’administration, de sorte que les personnes qui y étaient soumises furent dans une certaine mesure protégées contre l’arbitraire du propriétaire foncier.
Dans la pratique l’exécution de ce programme laissa beaucoup à désirer et la plupart de ses innovations furent dans la suite considérablement diminuées à chaque fois que la noblesse prenait de l’influence à la cour. Les Ukrainiens, du reste, n’avaient pas su profiter des bonnes dispositions du gouvernement. La direction intellectuelle du pays était entre les mains du clergé qui se servait d’une langue littéraire que le peuple comprenait à peine, de sorte que la production littéraire et scientifique, qui caractérise cette période des débuts, ne pouvait acquérir sur la renaissance nationale une influence comparable à celle que s’acquerra plus tard, dès son apparition, la littérature en langue populaire. Mais cette dernière ne devait venir que vers 1830–1840 s’opposer à la routine des hommes de lettres et savants galiciens et poser le problème de la langue. D’un autre côté, la réaction, grâce à l’influence de nouveau acquise de la noblesse et du clergé polonais, ne devait pas tarder à se faire sentir.
Toutefois cette protection du gouvernement, pour si limitée et mesquine qu’elle fût, opéra un grand changement dans le sentiment national. Le désespoir disparut, l’idée de ressusciter la nation acquit chaque jour des adeptes. Des séminaires nouvellement établis, des universités, sortaient des prêtres, patriotes instruits, animés du désir de travailler pour leur peuple « ruthène ».
Il n’y avait encore presque pas de laïques éclairés ; ceux-ci n’apparaîtront que dans la deuxième moitié du XIXe siècle. C’est pourquoi la renaissance en Galicie garde un caractère clérical et conservatif. Elle est bien en retard sur le mouvement qui se dessinait à la même époque en Ukraine Orientale. Mais n’était-ce pas déjà quelque chose que ce nationalisme formel, qui pouvait s’enrichir d’aspirations politiques et sociales ?
Ce qui devait lui donner de la substance était en train de s’élaborer sous des influences bien différentes en Ukraine Orientale. Ici le clergé, en tant que classe sociale et force intellectuelle, n’avait aucune importance. Le gouvernement russe l’avait pris à sa solde et les prêtres, n’étant plus que des fonctionnaires « du ressort ecclésiastique », sentaient le peuple leur glisser des mains. Mais les familles ecclésiastiques[23] et les séminaires, que fréquentaient aussi les fils de paysans, fournissaient des collaborateurs éclairés au mouvement national, car, vivant au milieu des populations campagnardes, ils se retrempaient dans le peuple, comme c’était d’ailleurs le cas pour les familles des propriétaires fonciers, surtout de ceux qui ne possédaient pas de domaines très étendus.
[23] Les prêtres et les diacres étaient généralement mariés, tant dans l’église orthodoxe que dans l’église uniate.
Cette dernière classe traverse une période où, matériellement rassasiée par les mesures du gouvernement russe lors de la liquidation de l’Hetmanat, elle prend volontiers une attitude frondeuse et le patriotisme lui fournit des raisons toutes trouvées pour cela. La noblesse cosaque avait, en effet, obtenu les mêmes droits que la noblesse russe, elle formait une classe à part se gouvernant elle-même, jouissant d’une grande influence dans l’état, qui lui assurait la possession des terres dont elle s’était emparée et les populations, courbées sous le même joug que les serfs russes, lui étaient complètement livrées. Mais la satiété engendre le mécontentement : on commence à parler, tout d’abord à voix basse, des droits politiques perdus, on se rappelle le régime de l’Hetmanat, les pactes de Bohdan Chmelnytsky et on regrette les libertés cosaques.
Généralement ces regrets et ces plaintes se font jour dans des conversations entre amis et en restent là, mais parfois l’on va plus loin. Nous avons, par exemple, appris récemment par le dépouillement des archives secrètes de Berlin que, vers 1790, des patriotes ukrainiens avaient envoyé à l’étranger deux rejetons d’une famille aristocratique du pays, les frères Kapniste, pour susciter une intervention européenne en Moscovie, afin de délivrer l’Ukraine. En 1791, l’un des deux frères eut plusieurs entretiens avec le ministre Herzberg pour tâcher de s’informer si, le cas échéant, il serait possible de compter sur l’aide de la Prusse, dont les relations avec la Russie étaient justement très tendues. A ce qu’il disait, ses compatriotes avaient été poussés aux dernières limites du désespoir par la tyrannie de Catherine II et de son favori Potemkine, les cosaques étaient fort irrités d’avoir vu leurs anciennes libertés abolies et leurs régiments transformés en troupes de réguliers, ils étaient prêts à secouer le joug de la Russie, à condition que l’on pût compter sur des secours de l’étranger. Le ministre se contenta de donner une réponse vague, ne croyant pas prudent d’engager son pays dans une lutte avec la Russie. L’autre frère Kapniste se serait adressé à la diplomatie française sans aboutir à un meilleur résultat.
Un moment il sembla que l’ancien état de choses allait être rétabli, lorsque Paul Ier, après la mort de Catherine (1795), se mit de propos délibéré à abolir les réformes de sa mère. Le régime autonome de l’Ukraine commença à se reconstruire. On en attribua l’honneur à Al. Bezborodko, ancien chef du régiment de Kiev et alors ministre tout puissant auprès du tzar. Il est possible que si ce régime eût continué longtemps, l’Ukraine aurait reconquis ses libertés. Mais le tzar Paul fut assassiné, en 1801, et son successeur Alexandre Ier reprit les traditions de Catherine II.
L’esprit frondeur se ranima. Nous avons appris accidentellement qu’il existait à Poltava une société secrète, composée de membres de l’aristocratie, ayant pour objet de travailler à libérer l’Ukraine. Une œuvre anonyme et de talent, « L’histoire des Russes ou de la Petite Russie », moitié pamphlet, moitié histoire pittoresque, en tous cas pénétrée d’un ardent amour de la patrie et de la liberté, se répandit à cette époque en d’innombrables copies et devint le livre de chevet de tous les ukrainiens instruits. Les patriotes comptaient sur les regrets poignants qui s’emparaient du peuple au souvenir des libertés cosaques, et qui se manifestaient de temps à autre par des rébellions locales. Pour la dernière fois les paysans de la Kiévie se soulevèrent dans ce but en 1855, pendant la guerre de Crimée. Le gouvernement soupçonnait toujours quelque descendant du dernier hetman de vouloir se faire proclamer à cette dignité rendue sacrée par la tradition.
En résultat, il ne resta de tout cela rien de réellement acquis, mais les énergies politiques et l’esprit patriotique en gardèrent plus de vigueur. Si ces forces nationales ne laissent pas beaucoup de traces dans l’histoire politique, elles se reflètent dans la littérature, qui devient l’arme principale du mouvement patriotique. C’est pourquoi, sans sortir de notre rôle d’historien, nous sommes obligé de jeter un coup d’œil rapide sur la littérature ukrainienne, en tant qu’elle touche à l’évolution nationale.