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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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VI.
La vie intellectuelle.

Ces trois facteurs principaux : la dynastie de Kiev, la classe militaire dirigeante russe, et la hiérarchie ecclésiastique et administrative de la nouvelle métropole de la « Russie »[5], avaient puissamment contribué à étouffer l’ancien particularisme ethnique et local des peuplades slaves et des tribus affiliées, d’où sont sorties les trois grandes branches des slaves orientaux : les Ukrainiens, les Ruthènes blancs et les Grands Russes.

[5] La forme slave de ce mot est Russǐ (nom collectif ; Russin désigne l’individu ; l’adjectif est russǐski ou rusǐki). La forme grecque était Rhos pour le peuple, Rhosia pour le pays. La capitale du royaume de Kiev était désignée dans les documents grecs sous le nom de métropole de la Russie (Rhosias). Plus tard cette forme a été également adoptée par la terminologie slave.

Les princes puînés, tout autant que les boïards Kiéviens, qui allaient assumer des fonctions dans les provinces, avaient tout intérêt à ne point être regardés comme des étrangers, mais à se trouver partout comme chez eux. Il en était de même du clergé métropolitain qui recueillait les prébendes provinciales, avec l’espoir d’être rappelé à Kiev pour y remplir de plus hautes fonctions.

Aussi la nouvelle littérature, qui naît dans les monastères de la métropole, se met-elle au service de ces tendances. Elle s’attache à des thèmes d’un intérêt général, elle met en avant la notion du « bien des pays russes », entendant par là les intérêts et les aspirations du royaume entier, écartant toute manifestation du particularisme.

La littérature laïque, cultivée à la cour du prince et chez les plus puissants boïards, soutenait évidemment les mêmes principes. Nous en trouvons la preuve un siècle et demi plus tard dans la chanson d’Igor, œuvre anonyme, composée par un poète de la cour aux environs de 1186. C’est l’intérêt des « pays russes », qui l’inspire, elle fait entendre des admonitions aux princes, qui négligent la vieille tradition de Kiev. Sans doute l’auteur ne fait que suivre les traces des anciens poètes de la cour, dont il fait mention à plusieurs reprises.

Après l’établissement du métropolite à Kiev, les premiers groupes de personnes versées dans les lettres se réunirent sous son influence et un des premiers essais littéraires fut le commencement de la chronique de Kiev.

Jusqu’à la fin de cette période, toute la production littéraire du royaume vient de Kiev. C’est là que se forme une langue littéraire commune (κοινή). D’abord ce travail d’unification se trouvait facilité par la présence à Kiev, aussi bien dans les monastères que dans les rangs du clergé séculier, de personnes lettrées attirées à dessein de toutes les parties du royaume et qui, dans ce nouveau milieu, apportaient pour les polir et les fondre ensemble, leurs particularités dialectiques provinciales. En outre, on s’appliquait sciemment à cette uniformisation en s’attachant à imiter le plus fidèlement possible les modèles fournis par la Bulgarie. C’est pourquoi les monuments écrits de Kiev se distinguent nettement de ceux de Novogorod par exemple, en ce qu’ils n’offrent guère de particularités dialectiques[6] et qu’ils manifestent une tendance à demeurer toujours sur le terrain commun des intérêts généraux de la « terre russe ». Ceci leur assura une large pénétration dans les provinces. Ce qui nous en reste aujourd’hui a été préservé presque exclusivement dans les pays du nord, qui ont été moins éprouvés par les catastrophes postérieures qui désolèrent l’Ukraine.

[6] C’est justement ce qui a fait naître l’hypothèse mentionnée plus haut, d’après laquelle la population de Kiev aux XIe et XIIe siècles, aurait eu un tout autre caractère ethnographique, bien plus ressemblant à celui des Grands-Russiens d’aujourd’hui, et qu’elle aurait été remplacée plus tard par une émigration ukrainienne venant de l’ouest. Nous l’avons dit, cette hypothèse ne résiste pas à une critique sérieuse.

La chronique de Kiev, qui malgré les nombreux remaniements postérieurs a toujours conservé le même titre : Povesti vremenych let, se propose de « raconter chronologiquement d’où est sortie la terre Russe ; qui fut le premier prince à Kiev et comment s’est formée la terre Russe ». Dans sa première rédaction, qui date probablement de l’époque de Iaroslav entre 1030 et 1040, le terme « terre Russe » est pris dans le sens étroit, comme s’appliquant strictement aux pays de Kiev et il ne s’agit que de l’histoire de cette contrée. Mais déjà à une époque très ancienne, l’un des rédacteurs élargit la matière de sa chronique, en incorporant aux récits de Kiev ceux de Novogorod, lui donnant ainsi l’ampleur d’un ouvrage « russe » dans le sens le plus large du mot. A partir de ce moment le travail littéraire ne s’interrompra plus à Kiev. On y crée une histoire nationale de tous les pays russes, où le particularisme n’apparaît plus et où sont enregistrées, sans distinction de provenance, principalement les traditions locales du christianisme, qui surtout paraissaient dignes d’être transmises à la postérité. Le premier groupe des rédactions s’arrête vers le commencement du XIIe siècle ; elles sont suivies d’une vaste compilation de matériaux historiques et littéraires variés, embrassant tout le siècle. Grâce à la chronique de Kiev une foule de renseignements précieux et d’anciens fragments littéraires ont pu être conservés jusqu’à nos jours.

Du reste, il n’existait pas à cette époque de centre intellectuel qui eût pu rivaliser avec Kiev. Au point de vue politique et commercial seulement, on lui opposa au début Novogorod, la grande ville du Nord en antagonisme avec celle du Midi. Les traditions historiques des premiers siècles sont pleines des rivalités politiques entre ces deux grands centres, l’un s’appuyant sur la Mer Noire et restant en contact avec Byzance, l’autre sur la Baltique, entretenant des relations avec les « Varègues ». Tantôt les princes de Kiev s’assujettissent Novogorod, tantôt les boïards de Novogorod soutiennent leurs princes issus de la dynastie régnante dans leurs prétentions au trône, et obtiennent en échange des privilèges ou des droits de souveraineté plus étendus sur leurs domaines provinciaux. Mais depuis Vladimir et Iaroslav la prépondérance intellectuelle de Kiev est assurée.

Autant ses chroniques dès le début du XIe siècle sont abondantes, riches d’idées, estimables pour leur style, autant les annales de Novogorod sont pauvres et maigres. Déjà sous Iaroslav nous rencontrons un brillant rhéteur comme le métropolite Hilarion. Le monastère des cavernes nous fournit les sermons de Théodose, les hagiographies de Nestor et de bien d’autres anonymes, qui malgré leur simplicité de style, révèlent des talents de narrateurs qui nous attirent et nous fascinent. C’est encore à Kiev que sont écrits de nombreux ouvrages historiques, dont malheureusement seule une faible part nous est parvenue, comme l’histoire de la guerre de Volhynie, écrite par un certain Basile. Puis ce sont des sermons, point du tout dépourvus de talent, que divers recueils nous ont conservés. De son côté, la chanson d’Igor, par ses allusions, ses citations, son allure, évoque devant nos yeux toute une poésie profane, s’épanouissant à la cour.

Quel est le centre provincial qui pourrait nous offrir rien de semblable ? Où trouverions nous, soit dans les pays des Ruthènes blancs (chez les Krivitches, les Drehovitches et les Radimitches), soit dans les contrées des Grands Russiens, un foyer d’élite comme celui-ci ?

Il ne manque pas de témoignages qui prouvent que, dans les pays que nous venons de nommer, on regardait Kiev et la Russie du midi comme une contrée bien distincte des autres territoires. Aller en « Russie » signifiait à Novogorod se rendre en Ukraine. Dans le pays de Rostov-Souzdal, nous voyons la population s’insurger contre les fonctionnaires « russes », venus des villes du midi, c’est-à-dire de l’Ukraine. Mais l’hégémonie de Kiev se fait tellement sentir dans la politique et surtout dans la vie intellectuelle qu’elle dérobe à nos yeux les différences qui existaient entre les trois principales branches des Slaves orientaux.

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