Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXXI.
Dépérissement de la vie nationale dans
la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Par suite des évènements que nous venons brièvement de rapporter, la vie nationale du peuple ukrainien tomba, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans un extrême dépérissement. Sa force de résistance est brisée, elle disparaît complètement de la scène politique. Cet intervalle d’assoupissement, de suppression d’activité extérieure a fourni des armes à ceux qui affirment que le peuple ukrainien n’existe pas et qu’il n’a jamais existé, qu’il n’y a dans ce mouvement qu’une lutte religieuse, des aspirations sociales, mais aucune apparence de nationalité.
En réalité l’âme du peuple ukrainien n’était point morte, son activité se manifestait aux points de contact où la hiérarchie ecclésiastique et l’école plongeaient leurs racines dans le peuple. Plus tard elle commencera à vibrer dans des cercles intellectuels de plus en plus élevés, elle se raffermira et prendra conscience d’elle-même. Mais, tous les heureux usurpateurs, qui s’étaient enrichis des ruines de l’Ukraine et qui les cachaient aux yeux du monde sous les brillantes apparences de leur splendeur repue, s’efforçaient d’étouffer toute lueur de renaissance. Et quand ils sentirent circuler la vie dans le grand corps engourdi, ils nièrent effrontément qu’il y eût un peuple ukrainien, une civilisation ukrainienne. Cela « n’avait jamais existé, n’existait pas et ne pouvait exister », comme le dira plus tard (1863), en une formule lapidaire, un ministre russe.
En Ukraine occidentale et jusqu’au Dniéper, si l’on excepte une étroite zone le long du fleuve et, bien entendu, dans les territoires ukrainiens par delà les Carpathes, on polonisa à outrance. La capitulation de la population ukrainienne dans la question de l’union, c’est-à-dire, dans ce qu’elle avait de plus cher et de plus nationalement à elle, en fut le résultat le plus clair, témoignant à quel degré d’inertie elle en était venue. Cette défaite ne fut pas sans causer, pour un temps, une désorganisation et une démoralisation profonde. Le compromis était si pénible que d’abord on ne put trouver pour remplir les postes de l’église, ce qui équivalait alors à la direction de presque toute la vie intellectuelle, que des renégats, des gens tarés et sans scrupules. Il fallut qu’il s’écoulât plusieurs décades jusqu’à ce que des générations nouvelles parussent, pour lesquelles l’église uniate n’était plus un compromis, mais avait définitivement passé dans le sang de la nation, de sorte que l’on pouvait s’en servir pour réorganiser la vie nationale en Ukraine occidentale.
Les Polonais commirent d’ailleurs une lourde erreur : les promesses qu’ils avaient prodiguées pour gagner les orthodoxes à l’union, ils se gardèrent bien de les tenir. Notamment ils n’accordèrent pas des droits égaux à ceux du clergé catholique aux prêtres uniates, ne considérant cette église que comme une religion inférieure, une étape de transition, pour arriver au catholicisme. Les intérêts nationaux et économiques s’en mêlant, on ne fit rien pour améliorer leur condition sociale, beaucoup de prêtres restèrent soumis au servage et leurs fils y étaient condamnés, à moins qu’ils ne se vouassent au sacerdoce. Les catholiques firent tout leur possible, pour détourner les uniates de leur rite, qu’ils traitaient avec mépris comme quelque chose d’à demi schismatique. Cette façon d’agir ne pouvait manquer d’amener finalement une vive opposition contre le catholicisme et le régime polonais : le clergé uniate se ligua avec les masses populaires ukrainiennes et parvint à se les attacher aussi fortement que l’avait fait autrefois l’église orthodoxe.
Mais, avant que ce processus se fût définitivement accompli en Ukraine occidentale, il fallut traverser une période de marasme national, dans laquelle les anciennes traditions semblaient devoir périr. Toutes les hautes dignités dans l’église uniate furent confiées à des gens plus ou moins étrangers et même à des Polonais. Le clergé régulier — les « Basiliens » ou moines de l’ordre de Saint Basile le Grand — qui représentait la classe la plus avancée intellectuellement, céda surtout à la polonisation. L’école nationale disparut : les prêtres souvent ne savaient pas lire en slavon, de sorte que dans le monastère de Potchaïv, qui était un des plus grands centres intellectuels du pays à cette époque, on publiait pour eux les livres du culte en caractères latins avec interprétations des mots slaves en langue polonaise.
La production littéraire se tarit : on ne publiait presque rien hors les livres nécessaires au service divin. La plus importante acquisition de l’époque, c’est un recueil de cantiques et de poésies religieuses, imprimé dans ce même monastère de Potchaïv en 1790, sous le titre de « Bohohlasnik » (Voix religieuses). Cette publication avait pour objet de lutter contre les chansons profanes. Elle obtint plus de succès qu’elle ne méritait : beaucoup des pièces qu’elle contenait devinrent la propriété des plus larges masses du peuple. Ce recueil présente, d’ailleurs, un grand intérêt littéraire à cause des échantillons de la poésie du temps qu’il nous a conservés. Nous y découvrons même dans des acrostiches les noms des auteurs, qui seraient autrement demeurés inconnus. De plus, il existait beaucoup d’autres recueils manuscrits, où étaient rassemblés non seulement des poèmes religieux, mais encore de nombreux spécimens de cette poésie lyrique, satirique et érotique, et qui circulèrent encore longtemps en dépit du « Bohohlasnik ». Mais ils ne furent pas jugés dignes d’être imprimés et n’eurent par conséquent pas d’influence bien marquée sur le mouvement littéraire.
En Ukraine orientale, c’est un tableau semblable qui se présente à nous, mais avec des touches un peu moins sombres. Ici les luttes héroïques pour la liberté étaient trop récentes pour que se soit effacé dans la mémoire du peuple le souvenir des droits foulés aux pieds et anéantis par le gouvernement russe. Sans doute la vie nationale cesse de se manifester sur la scène officielle, mais l’énergie du peuple n’est pas brisée.
A la suite du décret de prohibition, ci-dessus mentionné, on ne publie plus de livres en langue ukrainienne. Dans l’administration, dans l’église et dans l’école cette vieille langue littéraire est remplacée par le russe.
Les écoles ukrainiennes sont, du reste, en décadence, après avoir pris un caractère purement théologique. La vieille académie de Kiev, ce flambeau national, a vu passer, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la dernière période brillante, où son éclat attirait plus de mille étudiants autour de ses chaires. Ses rejetons, les collèges, qu’elle avait fondés dans les autres centres importants de l’Ukraine, dégénèrent en séminaires ecclésiastiques. La population avait bien demandé que l’on transformât la vieille alma mater en université et que l’on fondât une autre de ces institutions à Batourin, l’ancienne capitale de l’Hetmanat, mais le gouvernement russe s’y était refusé. Il préférait que les jeunes ukrainiens se rendissent à Pétersbourg ou à Moscou, pour s’y russifier plus radicalement.
La noblesse cosaque se montrait, d’ailleurs, très accessible de ce côté, comme l’avait été l’aristocratie ukrainienne du XVIe siècle aux influences polonaises. Elle s’efforçait de s’accommoder aux exigences de Moscou et, puisque l’autonomie disparaissait, de s’assurer une carrière dans la hiérarchie de l’empire, tâchant même de dissimuler autant que possible les liens qui la rattachaient aux masses cosaques, d’où elle était si récemment sortie et dont elle s’était séparée de fait, mais non complètement en droit. Son ambition la plus chère était de devenir légalement une classe privilégiée, jouissant des mêmes droits que l’aristocratie russe et, pour y arriver, elle sacrifiait tout à ses desseins. Elle faisait parade de raffinement, rattachait volontiers sa généalogie à des familles étrangères et surtout polonaises, envoyait ses enfants étudier en Allemagne ou en Pologne, abandonnait les mœurs nationales et le costume, pour adopter les usages européens, elle délaissait la langue populaire, en un mot, le procédé de désertion nationale s’accomplissait comme deux siècles auparavant.
Cependant son apostasie ne fut pas si complète, ni si irrévocable qu’autrefois.
Il faut noter que la noblesse ukrainienne, tout en se pliant aux exigences du gouvernement russe, en adoptant les mœurs et la langue des Grands-Russiens, ne cessait pas de regarder ces derniers comme un peuple distinct et culturellement inférieur. On remarque ce sentiment d’une distinction et même d’éloignement dès les débuts de la symbiose politique entre les deux peuples, au milieu du XVIIe siècle. Certains facteurs communs de leurs civilisations, comme, par exemple, l’héritage auquel ils prétendaient tous deux du royaume de Kiev, ne faisaient que souligner les différences de leurs physionomies ethniques, les contrastes de leurs traditions.
Le peuple ukrainien ressentit si vivement l’âpreté, l’agressivité, l’autoritarisme des Grands-Russiens qu’il dut capituler devant eux, mais il garda la conscience, qu’il cédait à une force brutale, barbare et intellectuellement inférieure. Il y avait en Moscovie des choses qui lui était si étrangères, et qui lui semblaient aussi atroces qu’incompréhensibles. C’étaient, pour n’en nommer que quelques-unes, le despotisme du tzar, le servilisme général qui faisait ramper tout le monde devant lui, le manque de dignité personnelle, les mœurs grossières, une législation inhumaine et un système pénal d’une cruauté inconcevable.
Il est arrivé jusqu’à nous des échos de l’opinion publique, lorsque déjà à l’époque de Vyhovsky les gens s’émouvaient à la perspective de tomber sous la férule de la Moscovie : on racontait avec frayeur que l’on exilerait une partie de la population dans les pays moscovites et que ceux, qui resteraient en Ukraine, seraient forcés de s’habiller à la moscovite, qu’on leur enverrait des popes grands-russiens et toutes sortes de bruits à l’avenant. Être banni en Moscovie ou en Sibérie, comme le pratiquait souvent le gouvernement russe, c’était la pire menace qui fût suspendue sur un ukrainien. Même plus tard, lorsqu’on eut commencé à visiter les centres russes de son propre gré, soit pour faire carrière, soit pour compléter son éducation ou gagner sa vie — la politique centralisatrice russe était arrivée à ses fins — il semblait que ce fût comme un exil dans un pays inhospitalier, au milieu d’une population hostile et barbare.
Quoique l’autonomie de l’Ukraine eût été complètement abolie, il restait cependant la conscience d’une distinction, un patriotisme ukrainien sinon politique du moins géographique et intellectuel. Le général gouverneur Roumiantseff avait constaté avec dépit que, malgré leurs dehors européanisés, la langue russe et leur docilité politique, quoiqu’ils aient cultivé les sciences et séjourné à l’étranger, ses administrés ukrainiens restaient toujours des « cosaques », gardaient toujours au cœur un amour ardent pour « leur propre nation » et « la douce patrie », comme ils appelaient l’Ukraine.
« Cette poignée de gens », continue Roumiantseff dans ses lettres à la tzarine, « n’a rien d’autre à la bouche que c’est eux qui sont les meilleurs de l’univers, qu’il n’y a personne de plus fort qu’eux, de plus brave qu’eux, de plus intelligent qu’eux ; qu’il n’existe nulle part rien de bon, d’utile, de vraiment libre qui puisse leur servir d’exemple et que tout ce qui sort de chez eux est le meilleur. » Il va de soi que toutes ces louanges que s’adressaient les Ukrainiens avaient leur complément dans le profond mépris qu’ils avaient pour tout ce qui était moscovite.
Et cependant, en comparant si avantageusement l’Ukraine à la Moscovie, ils n’avaient pas tout-à-fait tort. Malgré tous les efforts du gouvernement russe, pour européaniser ses sujets, il n’en était pas arrivé si loin pour que, alors comme cent ans auparavant, la vie ukrainienne ne se distinguât pas par son éducation, son humanisme, sa civilisation plus avancée, aussi bien que par sa simplicité et son démocratisme. On pourrait trouver la clef de cette aversion qui irrite si fort Roumiantseff, dans les œuvres et la vie du philosophe moraliste Hrihory (Grégoire) Skovoroda, l’écrivain le plus populaire à cette époque en Ukraine. Et si l’on ajoute que les avantages positifs de la vie nationale, comme par exemple l’expansion de l’instruction populaire, la hiérarchie ecclésiastique basée sur le système électoral, le régime démocratique, disparaissaient sous la pression russe, on pardonnera aux patriotes ukrainiens l’amertume de leur ton et l’éclat de leurs invectives.
Ce patriotisme sincère et quelquefois ardent était le gage sûr de la renaissance politique. Chassée de la scène officielle, la civilisation ukrainienne continue de se développer dans la vie privée. La production littéraire en langue populaire ne cesse pas. Au contraire : puisque la langue officielle et littéraire, mélangée de slavon et de polonais, est étouffée par la censure, le simple parler populaire n’en acquiert que plus d’importance pour exprimer les sentiments intimes, surtout dans la forme poétique.
Dans le courant du XVIIIe siècle, la littérature lyrique et dramatique prend un nouvel essor. Les œuvres trouvent une large diffusion dans les masses, où elles se conservent dans la mémoire du peuple ou dans les répertoires des chanteurs ambulants. Un drame de Noël, appelé « Vertèpe » (la grotte, où est né le Christ, qui formait le décor de la scène), joué d’abord dans les écoles, se répandit, avec ses chants et ses vers humoristiques, dans toute l’Ukraine et s’y est conservé jusqu’à nos jours. Ses parties profanes tirent leur origine des intermèdes joyeux dont on entrelardait dans les écoles les drames religieux, et qui donnèrent aussi naissance à la comédie légère de la renaissance ukrainienne. Nous possédons encore des vers travestis dans le ton des drames de Pâques, qui servirent de modèle aux parodies postérieures. Les auteurs de ces pièces, qui sortirent presque toutes de l’académie de Kiev, comme M. Dovhalevsky, qui vivait dans la première moitié du XVIIIe siècle et plus tard G. Konisky, étaient célèbres à l’époque. Ces œuvres, n’ayant jamais eu l’honneur de la presse, ne nous sont arrivées qu’à l’état fragmentaire, quoique nous sachions qu’elles étaient fort estimées et pieusement copiées à la main par les patriotes ukrainiens. Il nous est resté une lettre d’un des représentants de l’aristocratie ukrainienne, le général Lobyssevytch, adressée dans les dernières années du siècle à l’archevêque G. Konisky, le priant de lui envoyer une copie des intermèdes de Kiev ; la valeur littéraire de ces sortes d’ouvrages y est hautement appréciée et en général on y trouve les reflets d’une sincère sympathie pour tout ce qui est ukrainien.
Et c’était là la supériorité de l’Ukraine Orientale sur l’Ukraine Occidentale, que dans ce pays, sous le vernis d’une russification extérieure, il s’était conservé une classe bourgeoise et même une aristocratie, qui, pour si profondément qu’elle se fût détachée des masses populaires, n’en conservait pas moins de l’intérêt pour leurs traditions et se montrerait prête à soutenir les premiers pas de la renaissance nationale.