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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXV.
L’époque de Mazeppa.

Pendant que l’Ukraine de la rive droite avait à subir de si terribles catastrophes, la vie nationale venait se concentrer sur la rive gauche du Dniéper, dans l’Hetmanat, comme on l’avait surnommé, qui menait une existence beaucoup plus tranquille. Depuis l’insurrection contre la Moscovie en 1668, jusqu’à la catastrophe de 1708, dont nous parlerons plus loin, il n’y eut ici, dans cette période de 40 ans, aucune perturbation grave. On fit bien quelques petits coups d’état, à l’occasion du changement d’hetman, quelques menues insurrections, mais rien qui causât de grands changements dans la vie publique.

La Moscovie poursuivait toujours sa politique centralisatrice et profitait de toutes les occasions pour restreindre l’autonomie ukrainienne. A chaque élection de l’hetman on renouvelait les pactes fixant les rapports de l’Ukraine à la Moscovie — à cette époque-là cela se faisait sous la forme d’un traité international — et les représentants du tzar y introduisaient chaque fois de nouvelles restrictions.

Lorsque le métropolite de Kiev mourut, en 1684, le gouvernement moscovite réussit à obtenir de l’hetman, qu’on élirait à sa place un homme qui reconnaîtrait l’autorité du patriarche de Moscou, et puis, par l’intermédiaire de la Porte, on obligea le patriarche de Constantinople à sanctionner cet état de choses.

Toutes ces immixtions dans la vie ukrainienne n’étaient pas sans exciter du dépit. Les Moscovites, en effet, étaient considérés comme des barbares : leurs mœurs plus rudes, les formes sévères de leur vie publique, l’atrocité de leurs châtiments corporels, l’affreux bannissement en Sibérie, tout cela provoquait l’horreur et la répugnance.

Néanmoins, la population n’avait plus de force de résistance et les gens au pouvoir, les hetmans eux-mêmes, Samoïlovitch et puis Mazeppa, prenaient soin de rester en bons termes avec le gouvernement moscovite et de s’assurer son appui, afin de bien tenir en mains la population ukrainienne. De leur côté, les agents du tzar, instruits par l’insurrection de 1668, se gardaient bien d’exciter les susceptibilités par des immixtions trop brusques et faisaient exécuter leurs desseins politiques par des mains ukrainiennes.

C’est ainsi que se passa cette période de 40 ans, qui marqua l’affaiblissement graduel des libertés du pays, tout en laissant à la vie nationale des possibilités de développement. Le résultat s’en manifeste au tournant du siècle, à l’époque de Mazeppa (1687–1709), quoique tout se préparât déjà dans les vingt années précédentes, au temps de Mnohohrichny et de Samoïlovitch.

Les chefs des cosaques commençaient à former une aristocratie, quoique sans prérogatives légalement définies. Convaincus de leur impuissance contre la politique moscovite, ils cherchent à conserver l’autonomie du pays par des voies pacifiques. Au lieu de heurter de front leurs protecteurs, ils se servent de leur aide pour consolider leur propre position sociale et leurs droits sur les terres qu’ils avaient occupées, ainsi que sur les populations qui venaient s’y installer.

C’est, en effet, sur ces territoires que s’arrêtait le flot des fuyards venant, comme nous l’avons vu, de la rive droite du Dniéper. L’aristocratie cosaque essaya de prendre le rôle, sous une forme quelque peu mitigée, de la noblesse polonaise. La vie se reconstruisait ici sur les principes du droit polonais, principalement sur les prescriptions du deuxième statut lithuanien et sur le code de droit municipal (droit de Magdebourg), qui restaient en usage dans les tribunaux locaux, à défaut d’une codification du droit national.

Ces prétentions sociales des officiers cosaques excitaient la méfiance de la population et cette méfiance paralysait toutes les tentatives qu’on aurait pu faire contre la politique du gouvernement de Moscou. Celui-ci tirait avantage de ces discordes : il ne se faisait pas faute de menacer ouvertement ce nouveau patriciat de soulever contre lui les populations, au cas où il s’engagerait dans la voie de l’opposition. Mais en même temps, il encourageait les tendances nobiliaires des chefs cosaques, car elles se trouvaient en accord avec la structure sociale de l’état moscovite, pour qui une classe de paysans libres était une perpétuelle menace et parce que l’asservissement des populations entretiendrait en Ukraine des luttes intestines, qui feraient oublier les aspirations nationales.

Les hetmans choisis par les chefs cosaques, Samoïlovitch et Mazeppa, étaient en quelque sorte les champions de leur programme social. La Sitche, où s’assemblait toujours tout ce qu’il y avait de plus radical et de plus intransigeant dans la nation, formait opposition, mais elle n’était plus en état de mener une lutte active contre « le nouvel asservissement ». La tentative de Petryk Ivanenko, figure intéressante, qui, à la fin du XVIIe siècle, voulut « renouveler l’œuvre de Chmelnytsky », ne put y trouver un appui efficace.

Cette dangereuse évolution intérieure sapait à la base l’épanouissement intellectuel et national qui marqua cette époque. L’hetmanat de Mazeppa est remarquable à cet égard.

C’était un personnage assez étranger au monde ukrainien. Il était arrivé par des voies obscures et tortueuses ; il avait en fin de compte acheté l’hetmanat du prince Galitzine, le favori du moment de la régente moscovite. Mazeppa n’était pas populaire dans le peuple, qui le considérait comme une créature du tzar et des seigneurs, un véritable « liakh » polonais. Il ne le savait que trop et c’est peut-être à dessein qu’il se prit à jouer si ostensiblement au mécène des arts, au patron de l’église. Aucun hetman, avant ou après lui, ne s’est montré aussi libéral. Il faisait des cadeaux aux cathédrales et aux monastères célèbres, bâtissait des églises, leur donnait de saintes icônes, des ornements somptueux, des vases précieux, pour montrer à tous les regards et implanter dans la mémoire du peuple son dévouement à l’église et aux idées nationales.

C’est pourquoi, même après que l’église, qu’il avait si généreusement comblée, eut été obligée, par ordre du tzar, de prononcer solennellement contre lui l’anathème et d’en faire disparaître tout souvenir, l’Ukraine n’en était pas moins pleine de Mazeppa, des témoignages de sa munificence envers l’église ; il restait intimement lié avec tout ce qui constituait alors le trésor intellectuel national.

Deux des monastères les plus populaires de Kiev, celui des cavernes et celui de Saint-Nicolas, lui doivent des bâtiments qui en sont restés l’ornement. Pour la vieille confrérie de cette ville, il bâtit une église et édifia la maison de l’Académie. Cette école supérieure ukrainienne reçut alors sa dénomination officielle « d’Académie » du gouvernement moscovite, qui depuis longtemps, il est vrai, songeait à l’abolir, mais qui, sur instances de Mazeppa, lui octroya quelques privilèges. La corporation de ce collège fit souvent appel à la générosité de l’hetman, qu’elle qualifiait de patron et de protecteur.

Les manifestations de l’activité intellectuelle ukrainienne à cette époque présentent des traits intéressants ; il faut la louer surtout d’avoir puisé à pleines mains dans le fond populaire, en même temps qu’elle se répandait dans les masses. Les influences de l’Europe Occidentale — l’Italie, l’Allemagne, la Flandre — s’unifient alors une fois de plus aux anciennes traditions byzantines pieusement conservées par l’église et la littérature, qui se trouvent rafraîchies et régénérées par le courant de la Renaissance. On se plut à évoquer la mémoire des fondateurs et des protecteurs des trésors sacrés de la nation, on vanta les cosaques comme les héritiers directs et les continuateurs de la gloire et des œuvres des princes kiéviens.

Dans une grande mesure se faisaient également sentir les apports de l’Orient, qui arrivaient par la Moldavie, la Turquie, la Crimée, par les colonies arméniennes et les vives relations avec les monastères des Balkans. Ils se manifestent surtout dans l’art décoratif, tandis que dans l’architecture dominent les influences occidentales. (Il est, par exemple, intéressant de noter cette variante ukrainienne du baroque italien, qui a laissé des traces même dans les constructions religieuses en bois du peuple de l’Ukraine.) Il faudrait encore mentionner l’art graphique, la gravure et la typographie.

La littérature se nourrit largement des luttes héroïques pour la libération nationale, des exploits de cosaques et avant tout de Bohdan Chmelnytsky. Ce sont des récits d’histoire, des mémoires et des œuvres poétiques. A cette époque se crée un nouveau style épique, ce que l’on a appelé les « douma », espèces de récitatifs pathétiques et rythmés. On verse dans ce moule d’anciens motifs poétiques sur les cosaques, et, en particulier, se forme le cycle des guerres de Chmelnytsky. Ces « douma » ont une haute valeur poétique, mais, n’ayant pas été fixées à l’époque par l’imprimerie, les folkloristes durent les recueillir plus tard de la bouche des bardes populaires ou « kobzar ».

C’est alors que la poésie lyrique populaire acquiert les caractères qui lui sont restés jusqu’à nos jours et que la musique ukrainienne s’enrichit des dons de l’occident, qu’elle s’appropriera originalement et à qui elle donnera une diversité extraordinaire.

La civilisation moscovite était encore bien peu avancée et ne pouvait influencer l’Ukraine. Elle n’y prétendait pas d’ailleurs, quoique la censure ecclésiastique se fût mise à fonctionner dès que le métropolite de Kiev se fut soumis au patriarche de Moscou. Au contraire, dès le milieu du XVIIe siècle, ce sont des membres du clergé ukrainien, qui jouent en Moscovie le rôle d’éducateurs et de flambeaux intellectuels.

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