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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XVI.
Antagonisme des nationalités.

Comme on a pu le voir — et nous tenons encore à le souligner — il n’y avait pas, à proprement parler, d’oppression exercée de la part des Polonais sur les Ukrainiens en tant que nationalité. La noblesse polonaise se considérait en toute sincérité comme la plus libérale du monde. Mais la première cause des restrictions et des persécutions était le conflit des religions. La Pologne avait emprunté à l’Europe du moyen-âge un ordre politique et social, qui avait pour base le catholicisme. Seul le catholique pouvait être citoyen, jouissant de tous ses droits dans l’état et dans la commune, de même que seul il pouvait remplir les charges publiques, indissolublement liées aux formes religieuses (serment, participation aux cérémonies de l’église). Un Ukrainien, en sa qualité d’adhérent au « schisme grec », n’était pas considéré comme véritablement chrétien. De là ces restrictions, ces incapacités légales de remplir les fonctions publiques, de faire partie des organisations politiques et même économiques, que la population ukrainienne ressentait si vivement.

Le gouvernement polonais employait beaucoup de zèle à convertir ses sujets et ne reculait même pas devant la contrainte, selon la maxime : compelle intrare. Il défendait, par exemple, de bâtir de nouvelles églises orthodoxes et de réparer les anciennes sans une autorisation préalable ; il ordonnait de rebaptiser les enfants issus de mariages mixtes et déjà baptisés d’après le rite orthodoxe ; il laissait les évêchés orthodoxes vacants et les faisait administrer par des catholiques. Mais tout cela n’aboutissait qu’à des résultats contraires à ceux qu’on se proposait, puisque les Ukrainiens n’en tenaient que davantage à leur église, qui constituait le seul lien qui les unissait et leur permettait de résister aux attaques, le drapeau autour duquel on se serre, le palladium de leur nationalité. Tout ce qui portait atteinte à la religion orthodoxe les frappait comme une défaite infligée à la nationalité ukrainienne, ou, comme l’on disait alors, à la nationalité russe[8]. Si le gouvernement polonais n’avait même pas eu l’intention d’opprimer le peuple ukrainien, ce dernier se serait considéré en fait comme tel, puisque la Pologne ne lui permettait pas de se développer suivant les formes traditionnelles de sa vie nationale.

[8] En opposition avec les Polonais, les Ukrainiens et Blancs-Russes se nommaient Russines, ou dans la forme latine Ruthènes. Cette appellation a persisté jusqu’à nos jours en Galicie, où les populations n’ont jamais eu l’occasion d’être mises en opposition avec les autres Slaves orientaux. Les Ukrainiens orientaux appellent les Blancs-Russes, les Lithuaniens et les Grands-Russes, catsapes, moscals ou moscovites. Le terme de « Petite Russie », introduit, comme nous l’avons vu, par les Grecs au XIVe siècle pour distinguer l’Ukraine occidentale de la Moscovie, n’a été employé que très rarement dans les relations entre les métropolites ukrainiens et ceux de Moscou ; il ne fut remis en usage que plus tard, comme on le verra plus loin, en 1654.

Une autre source de conflit gisait dans la structure sociale. A mesure que les classes supérieures ukrainiennes se ruinaient, tombaient en déchéance ou s’assimilaient aux Polonais, la vie nationale ukrainienne se retirait dans les classes inférieures. Il ne lui restait qu’une noblesse pauvre et rabaissée à qui toutes les carrières étaient fermées, le bas clergé orthodoxe, qui végétait péniblement, une bourgeoisie privée dans une grande mesure des droits municipaux, enfin, et surtout, la masse des paysans, pour qui la domination polonaise avait changé la vie en un enfer, comme le note l’écrivain français Beauplan, dans la première moitié du XVIIe siècle. Quant à ceux qui jouissaient de privilèges, ceux pour qui la Pologne était un paradis, suivant l’expression du même auteur, c’étaient seulement des Polonais, ou s’il y avait des « Russǐ », il y en avait si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler. Ces derniers étaient d’ailleurs considérés par le peuple comme des « lakhes », des polonais ou comme « un os russe recouvert de chair polonaise ». Ainsi les Ukrainiens se voyaient opprimés non pas justement à cause de leur nationalité, mais cependant pour des causes résultant de cette nationalité.

Cela va sans dire, cette situation n’avait pu s’établir tant qu’il y eut une force de résistance dans ce qui se considérait comme la « Russie ».

Les princes, les boïards, le haut clergé, qui dirigeaient le pays avant l’invasion polonaise, furent les premiers attaqués, ripostèrent et succombèrent aussi les premiers. Dans l’Ukraine occidentale, en Galicie et dans les pays limitrophes, l’aristocratie était déjà abattue au XIVe siècle. Dans l’Ukraine centrale ainsi que dans la Russie Blanche, elle fit tous ses efforts pour soutenir, au XVe siècle, Svidrigaïl, qui, en défendant l’indépendance du grand-duché, lui promettait le retour à l’ancien état de choses et l’égalité politique avec les catholiques. Elle tomba avec Svidrigaïl, en 1435, et nous la voyons, dans la seconde moitié du XVe siècle, comploter un revirement avec l’aide des Moscovites ou des Moldaves.

Un de ces complots nous est connu, parce qu’il fut découvert par le gouvernement lithuanien en 1481. Comme principal personnage y figure le prince Michel Olelkovitch. Ce prince, offensé de ce que la principauté de Kiev, qui devait lui revenir à la mort de son frère, eût été transformée en une simple province ou palatinat et donnée en gérance à un gouverneur lithuanien catholique (1470), essaya de profiter du mécontentement soulevé par cet acte arbitraire pour faire un coup d’état avec l’appui de ses beaux-frères : le prince de Moscovie et le voïvode de Moldavie. Mais la trame fut découverte et le prince ainsi que ses partisans payèrent de leur tête.

Vers la fin du même siècle un nouveau mouvement se dessina parmi les princes des pays orientaux voisins de la Moscovie. Usant du droit, qui leur avait été reconnu par les anciens traités, de pouvoir changer d’allégeance, ils commencèrent à se placer sous la suzeraineté du prince de Moscou, prétextant les changements de politique du gouvernement lithuanien et, en particulier, son oppression de la religion orthodoxe. Le gouvernement moscovite déclara que, vu la gravité des motifs, il ne pouvait considérer comme obligatoires pour lui les restrictions imposées par la Lithuanie à ces changements de suzeraineté, et il aida de ses armes les prétentions des princes. Favorisé par le sort des armes, il s’annexa tous les pays de Tchernyhiv, et le prince de Moscovie profita de ce mouvement pour énoncer ses prétentions sur tous les « pays russes » en général, même ceux qui se trouvaient sous la domination de la Lithuanie, comme faisant partie de son patrimoine[9].

[9] Au XIVe siècle, Olguerd avait émis l’opinion que « toute la Russie devait appartenir à la Lithuanie ». Son dessein était de réunir sous sa dynastie tous les pays de l’ancien royaume de Kiev. Et comme cette dynastie se montra jalouse de conserver les traditions de Kiev, cela attira les pays slaves sous son égide. Mais au XVe siècle, au contraire, l’état protégeait la religion catholique, persécutait les orthodoxes pour les amener à adopter l’union des églises, les principautés étaient abolies et transformées en simples provinces, on écartait les princes et les boïards orthodoxes des fonctions publiques, conformément à l’union de 1385 et ses interprétations postérieures. Tout cela fit naître un mouvement contraire à la Lithuanie et qui favorisait sa rivale, la Moscovie. Les évènements, qui survinrent au tournant du XVe et XVIe siècle, firent germer dans les sphères moscovites l’idée d’un droit dynastique des princes de Moscou sur les pays du système de Kiev. Cela poussa les écrivains grands-russes à échafauder le système d’une Moscovie héritière des traditions politiques de Kiev, de sa civilisation et de la pensée nationale. La translation du métropolite de Kiev à Moscou, sembla donner une première base à ces prétentions, car, au fond, cette opinion que la Grande-Russie serait la vraie continuatrice de la vie de Kiev et non pas Halitch, Lviv et Kiev lui-même, ne repose que sur l’apparente succession de la hiérarchie religieuse et de la dynastie politique. En fait, comme nous l’avons vu, l’ancienne vie de Kiev a continué d’exister sans interruption à Vladimir de Volhynie, à Halitch, à Lviv, à Kiev et n’a jamais quitté le territoire de l’Ukraine.

Les résultats fâcheux de sa politique religieuse obligèrent le gouvernement lithuano-polonais à agir avec plus de circonspection. Il renonça à ses manœuvres, lorsque la transformation de la religion orthodoxe en église uniate eut causé l’intervention de la Moscovie. Mais cela n’apporta pas d’amélioration sensible au sort des populations ukrainiennes et blanc-russiennes. Quelques années plus tard de nouveaux mouvements insurrectionnels se produisirent. D’abord, en Kiévie, le prince Michel Hlinsky, comptant sur l’appui de Moscou et de la Crimée, souleva la population en 1507. La Moscovie en profita bien pour engager une nouvelle guerre contre la Lithuanie et lui arracher Smolensk, mais elle ne soutint pas l’insurrection en Ukraine, qui se termina sans résultats.

En Galicie, une grande insurrection éclata en 1490, avec l’aide de la Moldavie, où régnait alors Stéphane le Grand, le plus puissant des princes moldaves. Elle eut pour chef un certain Moukha de Valachie. Il avait avec lui 9000 paysans armés, au dire d’une source polonaise, qui souligne que les paysans de la Galicie méridionale (Pocoutié) y prirent part. Elle eut aussi le concours de la noblesse ukrainienne, comme nous le révèlent les documents. Un autre document nous informe que la noblesse locale prit également part, en 1509, aux expéditions des voïvodes moldaves en Galicie. La Moldavie restait encore sous l’influence intellectuelle de la Bulgarie, dont la civilisation était très proche de celle des Ukrainiens. Cela explique les liens étroits, qui existaient entre les deux pays, la participation fréquente d’ukrainiens dans les affaires moldaves et les espoirs que l’Ukraine occidentale oppressée fondait sur la Moldavie.

Mais ces mouvements du commencement du XVIe siècle, n’ayant réussi, ni à soulever les larges masses du peuple, ni même à unir entre elles les classes supérieures, n’eurent pour résultat que de démontrer l’impuissance de l’aristocratie. Elle était incapable d’une grande action et manquait de ressources pour cela. En conséquence, le rôle principal dans le mouvement national passe à la bourgeoisie de l’Ukraine occidentale. Et comme les moyens de cette bourgeoisie, malgré ses confréries et les forces intellectuelles et religieuses qui s’y rattachent, ne suffiront pas à faire triompher la cause nationale, alors ses défenseurs auront recours aux organisations cosaques de l’Ukraine orientale, qui tirent leurs forces des masses paysannes.

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