Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XV.
Modifications sociales apportées par
le régime polonais.
Résumons brièvement les transformations apportées par la législation et la pratique polonaise dans l’organisation sociale de nos pays.
La haute aristocratie ukrainienne, qui tenait auparavant le gouvernement, perd la plus grande partie de ses privilèges et tombe au rang de petite noblesse. Malgré toutes les promesses, elle perd chaque jour de son importance sociale et elle finira par disparaître complètement. A cet affaissement de la haute aristocratie correspond un renforcement de la petite noblesse polonaise ou polonisée. Elle est exemptée d’impôts, du service militaire et de presque toutes autres obligations. Déjà elle avait obtenu les droits les plus larges : elle nomme aux emplois, tranche les affaires locales à ses petites diètes et décrète à la diète générale des lois qui favorisent avant tout ses intérêts. Le pouvoir royal et en général tout pouvoir public était réduit au minimum ; la noblesse était jalouse de n’être contrainte par aucune restriction : se faire rendre justice contre un noble était chose impossible surtout pour un roturier. Quant aux sujets, ils ne pouvaient porter plainte contre leur seigneur.
Les villes, qui avaient été autrefois des centres de la vie politique, cessèrent de jouer un rôle. Le droit allemand les isolait de l’administration générale du pays, en faisait, en principe, de petites républiques autonomes, mais nullement rattachées entre elles, pas plus qu’aux organes centraux. En pratique cela les livrait sans défense à l’arbitraire de l’administration ou des seigneurs fonciers. Comme elles n’avaient aucune part à la confection des lois, qui se trouvait entre les mains de ces derniers, il en résulta pour elles une exploitation systématique, qui les conduisit à la ruine. Bientôt tout le commerce et l’industrie fut en la possession des israélites, qui avaient su le mieux s’accommoder à ces conditions défavorables. Quant à l’élément ukrainien, il passa au second rang dans les villes ; il formait la population des faubourgs, dépourvue du droit urbain. Le plus souvent, en effet, l’Ukrainien, en tant qu’orthodoxe, était privé du droit d’entrer en apprentissage et de faire partie des corporations de métiers. Pour cette même raison, il était à peu près exclu des emplois municipaux administratifs.
Ainsi l’élément ukrainien se trouvait relégué dans la classe paysanne, qui avait le plus à souffrir du régime polonais. Le droit polonais avait dans la forme aboli l’esclavage, mais la grande masse des paysans était pratiquement réduite à un état voisin du servage. Ils avaient perdu le droit de propriété sur le sol. La terre était considérée comme appartenant au seigneur foncier ou au roi et, dans ce dernier cas, elle se trouvait en la possession viagère soit d’un fonctionnaire, soit d’un noble, à qui elle avait été allouée en raison de ses services. Le paysan était attaché au domaine seigneurial sur lequel il était né et ni lui, ni ses enfants ne pouvaient le quitter sans autorisation. Le seigneur avait droit de vie et de mort sur ses sujets, il pouvait leur enlever leurs biens, les rouer de coups, sans qu’ils pussent se plaindre. Le roi lui-même ne pouvait pas s’immiscer dans les affaires des seigneurs avec leurs sujets. Seuls les paysans des domaines de la couronne dont l’usufruit avait été concédé aux familles nobles, pouvaient porter plainte devant le tribunal du roi. Encore était-ce une procédure si difficile que, dans les pays ukrainiens, c’était seulement les paysans de Galicie qui essayaient de s’en servir, et bientôt en usèrent-ils de moins en moins, car, même si le tribunal rendait un jugement en leur faveur, le seigneur n’en tenait généralement aucun compte.
Ainsi le paysan était dépourvu non seulement de tous droits politiques, mais aussi de tous droits civils et même naturels. On en était déjà arrivé là dans la première moitié du XVIe siècle. Il vint s’y ajouter, dans la seconde moitié du siècle, une extrême oppression économique et une exploitation éhontée de l’énergie productive des travailleurs des champs. Ce fut la conséquence de profonds changements économiques.
Jusqu’alors on n’avait exporté de l’Ukraine que du bétail, du poisson et des produits provenant des animaux, comme les fourrures, le cuir, la cire, le miel. Plus tard on avait transporté à l’étranger du bois et des produits dérivés, comme le goudron et la potasse, par les rivières flottables de la région baltique. Surtout la potasse, article très convoité et aisément transportable, avait attiré les agents des seigneurs de toutes les parties de l’Ukraine. Vers le milieu du XVIe siècle, on commença à envoyer du blé des pays ukrainiens en Angleterre, aux Pays-Bas, en France et en Espagne, par les ports de la Baltique. Le nombre des demandes pour cette denrée sur le marché européen causa un changement radical dans l’exploitation agricole des grands propriétaires fonciers.
Avant cet afflux de demandes, il n’y avait pas de raison pour se livrer à une culture très intensive, aussi n’exigeait-on pas des paysans de lourdes corvées : ils payaient leurs redevances soit en argent, soit en nature. On avait fixé comme base de cet impôt, souvent établi par le titre de fondation du village, le « lan » ou « voloka », qui équivalait environ à 20 hectares, de sorte que son taux était à peu près invariable. Si la terre du paysan se divisait, la redevance était aussi divisée, et les seigneurs, n’ayant aucun intérêt à les morceler, les lots concédés conservaient une certaine étendue et maintenaient des familles nombreuses dans un bien-être relatif.
Les demandes de blé pour l’extérieur poussèrent à l’augmentation de la production sur les grandes propriétés. On étend les surfaces ensemencées, on reprend des terres aux paysans, on leur assigne des lots plus petits, dont on favorise encore le morcellement pour grossir la classe de ceux qui, n’ayant pas de terres ou n’en ayant que très peu, ne peuvent payer de redevance et sont obligés de travailler chez les propriétaires. Dès que la corvée devint due par les détenteurs de terres sans qu’on tînt compte de l’étendue des lots, il y eut là un moyen de multiplier les têtes corvéables. Du reste les seigneurs ne se font pas faute d’aggraver les obligations des gens de la glèbe. Si, au XVe siècle, une tenure d’un « lan » est forcée de fournir à la corvée un homme pour quelques jours par an, ou tout au plus un jour sur huit, au XVIe siècle, dans l’Ukraine occidentale, qui était la plus grande productrice de blé, le paysan est forcé de fournir son travail souvent pendant six jours de la semaine.
La législation en vigueur ne laissait aucun remède à cette situation insupportable ; il ne restait plus que de s’insurger ou de prendre la fuite. Les temps n’étaient point propices au premier moyen : les insurrections n’éclatent qu’assez rarement. En revanche les évasions se multiplient de plus en plus. Certes le fugitif risque sa peau, puisqu’on le traquera comme une bête fauve, mais il peut atteindre la Podolie, où déjà la condition des paysans est moins précaire, ou même plus loin à l’est, « l’Ukraine », où les grands domaines commencent à peine de s’établir ; là la terre appartient « seulement à Dieu ». C’était le refuge espéré contre tous les abus de la noblesse.