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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XVIII.
L’union des églises ; les luttes religieuses et nationales qu’elle provoqua. Première renaissance ukrainienne.

La réforme du calendrier, introduite par le pape Grégoire XIII et que le gouvernement polonais voulut imposer aussi bien à ses sujets orthodoxes que catholiques, fournit le prétexte à la première escarmouche politique et littéraire, d’un caractère très vif, qui servit d’introduction aux luttes plus sérieuses, qui s’engagèrent vers 1590. Le décret royal ordonnant de célébrer les fêtes religieuses suivant le nouveau calendrier, fut ressenti par les orthodoxes comme une immixtion inadmissible dans les affaires de leur église, qui ne pouvaient être réglées que par les décrets des conciles, pris au su et avec la participation du patriarche de Constantinople. Le principe étant inattaquable, leur cause triompha. Mais bientôt après surgit une question plus grave, dans laquelle le gouvernement se montra moins prompt à céder : il s’agissait de l’union des églises.

Depuis le jour où Casimir le Grand avait essayé de ramener les orthodoxes de l’Ukraine occidentale dans le sein de l’église catholique, en tentant de nommer des catholiques aux fonctions épiscopales de la hiérarchie schismatique, mais avait dû renoncer à son projet et revenir aux coutumes anciennes et légales, le gouvernement lithuano-polonais n’avait pas cessé un moment de vouloir forcer les dissidents à se soumettre au pape. Le plus souvent les archevêques et les évêques restaient sourds à toute persuasion, alléguant qu’ils ne pouvaient rien décider sans en référer au patriarche de Constantinople ; d’autres fois, ne pouvant éluder des ordres plus précis, ils se répandaient en compliments sans conséquences à l’adresse du pontife de Rome, faisaient des démarches pour arriver à un rapprochement et quelques-uns allèrent même assister aux conciles œcuméniques, qui se réunirent au XVe siècle. Mais tout cela n’aboutissait jamais à une véritable union, car le clergé et les populations orthodoxes s’y montraient opposés.

Les derniers essais de ce genre avaient été tentés au début du XVIe siècle, mais on avait dû y renoncer pour longtemps en face de l’attitude prise par la Moscovie et des coups qu’elle avait portés à ce propos à la Lithuanie. Mais lorsque la Moscovie déclina vers la fin du siècle, le moment sembla venu pour faire de nouvelles tentatives.

Les jésuites, fiers de leurs succès, entreprirent alors de convertir la Russie, dont l’état religieux était, à les en croire, désespéré : l’église orthodoxe ne pouvait, paraît-il, se relever, puisque la langue slave ne serait jamais propre ni à la littérature, ni à l’instruction des masses. Les circonstances semblaient, en effet, favorables à leurs projets : la discipline ecclésiastique s’était relâchée ; ni l’instruction, ni le degré de civilisation n’étaient au niveau des besoins du temps ; l’aristocratie se polonisait en masse. De plus un grand mécontentement se faisait sentir dans le haut clergé orthodoxe, causé par une immixtion jusque-là inconnue dans les affaires intérieures de l’église ukrainienne et blanc-russienne d’abord du patriarche d’Antioche, puis de celui de Constantinople, qui, vers 1588, reparut en Russie, ce que l’on n’avait pas vu depuis que le pays avait reçu le baptême. Ces suprêmes pasteurs séjournèrent à Léopol et à Vilna ; ils voulurent y remettre les choses en ordre par des moyens, qui ne furent pas toujours heureusement choisis et finirent par s’aliéner les évêques.

En particulier, l’évêque de Léopol, Balaban se sentit atteint par les droits que les patriarches, à l’encontre des usages canoniques, avaient accordés aux confrères, qui n’étaient, selon son expression, que « de simples paysans, des cordonniers, des selliers et des tanneurs ». Quand ils voulurent se mêler des affaires de son évêché, lui qui jusque-là les avait soutenus dans leurs efforts pour réformer l’éducation, les frappa d’anathème. Le patriarche ayant pris parti pour eux, Balaban en fut tellement vexé qu’il s’adressa à l’archevêque catholique de Léopol, en le priant d’affranchir l’épiscopat orthodoxe du « servage auquel le contraignaient les patriarches ». Il s’aboucha avec d’autres évêques mécontents et se mit d’accord avec eux pour reconnaître l’autorité du pape (1590). Le métropolite lui-même participa à la fin à ce mouvement et, dans les derniers mois de 1594, ils firent savoir leur intention au roi. Deux d’entre eux, Terletsky et Potiy se rendirent à Rome pour présenter formellement au pontife leur soumission.

Quoique tout cela eût été tramé en secret, le bruit s’en répandit dans la population et y souleva une grande irritation contre la trahison des évêques et contre les intrigues du gouvernement. Il s’en suivit une vive agitation politique, qui fit couler beaucoup d’encre. La population orthodoxe, à la tête de laquelle figurait le prince Constantin Ostrogsky, mais qui de fait était menée par quelques hommes de plume faisant partie de l’académie d’Ostrog, ou réunis autour des confréries de Léopol et de Vilna, exigea que l’on convoquât un concile pour tirer les choses au clair.

Il se réunit, en effet, en automne 1596, à Brest-Litovsk (Beresté en ukr.), mais seulement pour entendre proclamer l’acte d’union élaboré à Rome et formellement confirmé par le pape. Aussitôt les adhérents des anciennes traditions se retirèrent et s’étant formés parallèlement en concile, ils excommunièrent les évêques apostats et demandèrent au roi de les destituer. Cette fois le gouvernement tint bon : il prit sous sa protection les évêques uniates, reconnut légalement l’acte d’union, se mit à traiter les orthodoxes comme rebelles aux autorités ecclésiastiques et donna tous les postes vacants aux uniates, espérant ainsi de venir facilement à bout du « schisme orthodoxe ». C’est en vain que les vaincus essayèrent de mettre en mouvement les membres de la noblesse qui leur restaient, les seuls qui pussent faire entendre leur voix à la diète. Ces derniers essayèrent de faire passer et firent passer parfois des décisions exigeant la restitution de la hiérarchie orthodoxe. Le roi lui-même fut forcé, en 1607, de donner une promesse formelle à cet effet, mais rien ne fut exécuté et l’on s’employa plutôt à réaliser les desseins des jésuites tendant à exterminer l’église schismatique.

Cette lutte religieuse, qui éclata à la fin du XVIe siècle, eut vraiment un caractère national. On vit dans l’union un attentat contre la nation « russe ». On sentait arriver « la perte entière du peuple », la mort de la nation. Pour la première fois dans l’histoire du peuple ukrainien un élan généreux s’empara de toutes les classes, depuis la haute aristocratie jusqu’au petit paysan, une seule aspiration les anima pour atteindre ce but unique : sauver « la religion russe »[10] en tant que patrimoine national.

[10] Il faut bien se garder que l’emploi de ce terme n’amène une confusion. L’idée que l’on se faisait alors en Ukraine de la nationalité et de la religion russes n’impliquait pas plus que Moscou en fût le représentant, qu’elle ne l’impliqua plus tard, au XIXe siècle, en Galicie, où se conserva plus longtemps la vieille terminologie. Dans cette conception, le blanc-russien était encore un russe ou plutôt un russine, mais le moscovite ne l’était plus. On recourait à l’aide de la Moscovie ou de la Moldavie, comme à des pays liés, il est vrai, par une religion et des traditions communes, mais tout de même étrangers. Le profond éloignement des Ukrainiens pour les Moscovites ou Grands-Russes sera manifeste au XVIIe siècle ; mais déjà au XVIe siècle la conscience des Slaves orientaux cherche de nouveaux termes pour les distinguer : on applique le terme de ruthenus aux pays occidentaux et d’Alba Russia aux pays du nord. Au XVIIe siècle réapparaîtra le nom de « Petite Russie ».

Le mouvement intellectuel qui en résulta influença beaucoup la littérature. C’est à cette époque que se place la première renaissance ukrainienne. Pour répondre aux affirmations des polémistes catholiques qui prétendaient que le développement intellectuel de la « Russie » ne saurait avoir lieu que sur les bases de la religion catholique et par l’intermédiaire de la langue latine, les lettrés ukrainiens et blanc-russiens s’efforcèrent de démontrer les aptitudes intellectuelles de leur peuple. Publicistes et hommes politiques insistent sur la nécessité d’organiser l’enseignement supérieur « russe », afin de satisfaire aux besoins des classes élevées et les prévenir d’envoyer leurs enfants dans les écoles catholiques. L’école et le livre : tel est le mot d’ordre. (Un traité anonyme de Léopol « Perestoroha » insiste surtout sur ce point : il montre que les anciens ont donné à tort tous leurs soins à l’église et n’ont rien fait pour les écoles.) Des mesures effectives sont prises dans ce sens.

L’Ukraine aux XVIe et XVIIe siècles (avant l’insurrection de Chmelnytsky)

— — — frontière entre la Pologne, la Hongrie et la Moldavie.

— · — · — frontière entre la Pologne et le grand-duché de Lithuanie, avant les actes de Lublin (1569).

— ·· — ·· — frontière entre le grand-duché de Lithuanie au XVIe siècle (à partir de 1569 de la Pologne) et la Moscovie.

— ·· — ·· — ligne Romen-Briansk — frontière entre la Pologne et la Moscovie au XVIIe siècle (avant l’insurrection de Chmelnytsky).

· · · · · · · · frontières des provinces :

Comitats hongrois, habités par les Ukrainiens : I. Zemplin, II. Oujhorod, III. Bereg, IV. Marmaros, V. Ugotcha.

A) palatinat Russe ; A1 pays de Kholm, partie du palatinat Russe. B) Palatinat de Belze. C) Palatinat de Podolie. D) Palatinat de Podlassie. E) Palatinat de Beresté. F) Palatinat de Volhynie. G) Palatinat de Braslav. H) Palatinat de Kiev. I) Palatinat de Tchernyhiv. J) Territoire des Zaporogues (Nyz).

Et maintenant la littérature se met à fleurir. Dans les deux camps surgirent des théologiens et des polémistes distingués : chez les orthodoxes : Hérazime Smotritsky, Basile le clerc, Jean de Vychnia, Philalète Bronsky, Stephan Koukol-Zizany, Maxime-Melety Smotritsky ; du côté des uniates : Potiy. Naturellement ces polémiques avaient surtout un caractère théologique, mais elles touchaient aussi à des sujets d’intérêt politique, social et national, puisque la question religieuse était placée au centre de la vie nationale. Dans les œuvres de Jean de Vychnia, le lettré le plus éminent de cette époque, nous trouvons des pages, où passe un souffle patriotique, comme nous n’en avions pas rencontré depuis la chanson d’Igor. Nous y découvrons aussi une immense sympathie pour les masses opprimées, de vrais traits de démocratisme. N’est-ce pas là un précurseur de Chevtchenko ?

C’est le trait caractéristique de ce mouvement littéraire, qu’il veut conquérir toutes les classes de la population, les plus basses aussi bien que les plus hautes. Théologiens et exégètes, prédicateurs et publicistes, tous s’efforcent de rapprocher la vieille langue rituelle de la langue parlée par le peuple, le prototype de l’ukrainien d’aujourd’hui. En fait quelques traités et sermons (ceux d’Hérazime Smotritsky, de Jean de Vychnia, de Potiy et d’autres) s’en rapprochent extrêmement.

A côté de cette littérature écrite, fleurit la poésie profane en langue purement vulgaire, qui malheureusement ne fut pas jugée digne d’être imprimée. Cependant le philologue tchèque contemporain, Jan Blahoslav, nous a conservé dans sa grammaire, achevée en 1571, le texte d’une chanson sur « le Voïvode Stepan » qui nous donne un spécimen de la langue vulgaire parlée à cette époque en Ukraine occidentale, d’ailleurs très voisine de celle d’aujourd’hui. La mémoire populaire a aussi sauvé de l’oubli non seulement des chansons séparées sur certains évènements mais des cycles entiers, qui se sont transmis de bouche en bouche jusqu’à nos jours et dont les particularités de forme nous révèlent l’origine ancienne. Ce sont par exemple les récits chantés des invasions turques ou tartares et les complaintes sur l’esclavage chez les infidèles, qui se rattachent évidemment aux chansons serbes et témoignent aussi qu’elles datent de l’époque où les bardes et improvisateurs serbes étaient très nombreux en Pologne et en Ukraine, c’est-à-dire au XVe et XVIe siècles[11].

[11] Le cadre de ce livre ne nous permettant pas de nous étendre davantage sur ce mouvement littéraire ni sur la poésie ukrainienne de cette époque, nous renvoyons le lecteur qui pourrait s’y intéresser à l’Anthologie et à l’Histoire de la littérature ukrainienne.

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