Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXIX.
L’autonomie de l’Ukraine finit par
disparaître.
La politique bienveillante ou pour mieux dire réservée de Moscou vis-à-vis de l’Ukraine (qui n’arrêta d’ailleurs jamais le processus d’incorporation) cessa complètement lorsque Catherine II monta sur le trône. Les façons d’agir de Pierre le Grand étaient faites pour lui plaire : elle trouva donc nécessaire d’uniformiser le pays et de supprimer les droits particuliers dont pouvaient encore jouir certaines provinces. Spécialement en Ukraine, elle était d’avis qu’il fallait « que l’époque et le nom même de l’hetman disparût, qu’aucune nouvelle personne ne fût désignée pour ce poste ». Et quoique Rozoumovsky fût un de ses amis fidèles, elle saisit la première occasion de le destituer.
Elle lui fut fournie par une campagne entamée dans le peuple, et à laquelle l’hetman n’était sans doute pas étranger, pour faire signer une pétition demandant que l’hetmanat devînt héréditaire dans la famille de Rozoumovsky. Quoique cette supplique n’eût pas le temps de lui être présentée, la tzarine s’empara de l’incident et mit l’hetman au pied du mur, le sommant d’abdiquer, ajoutant que s’il ne le faisait, il serait destitué tout de même, sans parler des désagréments qui pourraient s’en suivre. Bien qu’à contre-cœur, il dut céder et, le 10 novembre 1764, Catherine publia un manifeste « au peuple petit-russien », dans lequel elle portait à sa connaissance l’abdication de Rozoumovsky. Pour récompenser ce dernier de sa docilité, elle lui accorda une pension considérable et lui laissa en pleine propriété les domaines immenses qui avaient été réservés pour l’entretien des hetmans.
Ce trait de générosité fit une excellente impression sur la noblesse cosaque, parce qu’elle se prit à espérer que les biens attachés à la maintenance des autres fonctions (ce que l’on appelait les « biens de rang ») lui seraient également adjugés en pleine propriété, lors de la liquidation de l’autonomie. Ceci explique, au dire d’un historien contemporain, pourquoi elle ne souleva parmi les chefs aucune protestation sérieuse contre l’abolition de l’hetmanat. Il en fut autrement de la population qui prit nettement position contre ces changements, dans les cahiers rédigés trois ans plus tard pour les députés à la « Commission pour la rédaction d’un nouveau code ».
Cette fois l’abolition de l’hetmanat devait être définitive : jamais le gouvernement ne parla plus d’élections. Il promit seulement d’améliorer l’administration de l’Ukraine et entreprit de gouverner provisoirement au moyen d’un nouveau collège, composé de quatre ukrainiens et de quatre grands-russiens, avec un président et un procurateur, tous deux également grands-russiens. A cette occasion, des instructions furent données, pour que les membres siégeassent pêle-mêle autour de la table et non pas, selon l’usage antérieur, les Russes d’un côté, les Ukrainiens de l’autre, ce qui « inspirait aux Petits-Russiens l’idée perverse de se croire un peuple tout-à-fait distinct du nôtre ».
Le président de ce collège, comte Roumiantseff, qui portait le titre de « général gouverneur de la Petite Russie », tenait en ses mains le pouvoir, les autres membres n’étant là que pour la forme. Dans ses instructions, Catherine le chargeait d’exécuter sans défaillance son programme, de s’attacher à faire disparaître toutes les particularités de l’Ukraine et de les remplacer par les lois et coutumes de l’empire.
Elle appelait particulièrement son attention sur certains défauts, très regrettables à son point de vue, de la législation ukrainienne : par exemple le servage ne s’y était pas encore complètement établi et les paysans pouvaient passer des terres d’un seigneur à celles d’un autre, ce qui n’existait plus depuis longtemps en Moscovie. Elle trouvait inadmissible que les impôts russes n’y eussent pas été introduits et que le trésor n’y puisât pas de revenus. Mais surtout elle lui enjoignait de ne pas perdre de vue « la haine intérieure » que les Ukrainiens nourrissaient contre la Russie, surtout dans la noblesse cosaque, lui recommandant de la contrecarrer en discréditant cette aristocratie aux yeux du peuple. Il suffirait de rendre clair à la population que le nouveau régime lui apportait un soulagement contre les injustices des seigneurs, pour gagner sa confiance, se l’attacher et rendre impossible aux intellectuels ukrainiens de trouver un appui dans le peuple, pour s’opposer au gouvernement russe.
C’était donc toujours la même manœuvre, d’en appeler aux instincts démagogiques, chaque fois qu’il s’agissait de porter un nouveau coup aux libertés du pays, car la noblesse tremblait d’être exposée au courroux du peuple, trop longtemps excité par les appropriations injustes de terres, les empiètements sur ses droits, l’introduction arbitraire de prestations et de corvées. Et, cependant, le régime russe, pas plus maintenant qu’autrefois, n’apportait aucun adoucissement aux souffrances de la population. Tout au contraire, plus l’Ukraine arrivait à ressembler à la Russie servile et arbitraire, plus elle perdait de ces libertés dont les paysans avaient autrefois joui.
Le programme de Catherine, loin de délivrer le menu peuple de « la multitude des petits tyrans », comme elle l’avait promis, ne faisait qu’aggraver la tyrannie. On introduisit la capitation russe et la faculté de changer de domicile fut supprimée. Le servage prenait les dures formes moscovites. En 1763, on interdit aux paysans de passer sur les terres d’un autre seigneur sans l’autorisation de leur maître actuel. Les grands propriétaires en profitèrent pour lier les paysans davantage, et ces derniers, peu enclins à se soumettre, saisirent aussi l’occasion de s’enfuir. Un ukase de 1783 défendit tout changement de domicile, pour rendre plus facile la perception des nouveaux impôts qu’il introduisait. Les paysans devinrent aussi complètement liés que les serfs moscovites. Tout cela pouvait-il gagner leurs sympathies au gouvernement de Moscou ?
Une autre partie de la population eut l’occasion de manifester ses sentiments à propos des élections mentionnées plus haut, pour envoyer à Pétersbourg un certain nombre de députés devant faire partie d’une commission chargée d’élaborer un nouveau code des lois de l’empire (1767). Non seulement la noblesse, mais les cosaques, la bourgeoisie, le clergé, tout le monde exprima le désir unanime que l’Ukraine fût gouvernée d’après les « articles » de Bohdan Chmelnytsky, réclama l’élection d’un nouvel hetman et le rétablissement de l’ancien régime.
Roumiantseff en fut fort irrité, lui, qui avait usé et abusé de son influence pour écarter des vœux aussi désagréables au gouvernement. Il ne se fit pas faute de faire passer à la censure les cahiers d’instructions des députés et même de livrer aux tribunaux ceux qui s’entêtaient dans leur opposition. La tzarine se montra plus accommodante : elle conseilla à son trop fidèle serviteur de ne pas prêter tant d’importance à « ces opinions surannées », comptant bien que « le désir des titres et surtout des appointements » en aurait raison avec le temps. Elle n’en continua pas moins de poursuivre l’extirpation des libertés ukrainiennes.
Mais ce qui causa la plus profonde impression en Ukraine, ce fut l’anéantissement, en 1775, de la Sitche Zaporogue, ce vieux foyer de démocratisme et de liberté.
Comme nous l’avons dit, la Sitche Zaporogue, malgré les témoignages de sa loyauté, était toujours regardé d’un œil soupçonneux par les autorités russes. Il y avait trop de divergences entre les points de vue et la question de territoire fournissait à tout bout de champ un brandon de discorde.
Suivant les anciennes traditions, la Sitche Zaporogue considérait comme son territoire exclusif les vastes contrées sur le Dniéper inférieur qui formèrent plus tard les provinces de Katerinoslav et de Kherson — le « territoire des libertés cosaques » comme on l’appelait. Or, le gouvernement russe avait commencé, déjà sous Pierre Ier, à y édifier « la ligne » des fortifications qui défendaient ses frontières méridionales. Avec toutes sortes de nouveaux venus, il y avait créé des colonies militaires, notamment avec des Serbes qui y avaient immigré vers la même époque, formant la « Nouvelle Serbie », dont les habitants s’étaient fondus dans la population ukrainienne. Le gouvernement de Catherine II avait fait le projet de fonder une « Nouvelle Russie » sur le littoral de la Mer Noire (nom qui fut d’ailleurs donné plus tard officiellement au pays).
La Sitche n’était pas restée indifférente à la situation économique créée par l’afflux de population agricole qui s’était produit dès que la horde de Crimée eut cessé d’être d’un voisinage dangereux : elle voulait cependant coloniser son territoire à sa guise et le garder sous son protectorat, ce qui justement contrecarrait les projets de Moscou. D’ailleurs l’esprit libéral et démocrate de cette république cosaque était trop en contradiction avec les tendances autocratiques et bureaucratiques de la Russie. Et cette contradiction ne faisait que s’accentuer à mesure que le régime grand-russien pénétrait en Ukraine.
Dans le territoire des « libertés zaporogues » s’étaient, en effet, conservés les principes démocratiques. La Sitche était gouvernée par l’assemblée de l’armée, comprenant tous les cosaques. On procédait très souvent à l’élection des chefs, qui restaient sous le contrôle permanent de l’armée. Toutes les richesses naturelles du territoire étaient administrées en commun. La propriété privée des terres n’existait pas et, en général, ce genre de possession était réduit dans la Sitche au strict minimum. Les ménages privés et même la vie en famille étaient considérés comme une altération de la pureté des principes. Les cosaques zaporogues formaient dans la Sitche des communautés ou « kourines », dans lesquelles tous mangeaient à la même marmite, versant leur écot à la caisse commune, chacun suivant ses moyens. C’était donc une confrérie militaire ukrainienne (les Zaporogues se nommaient entre eux confrères). Du reste, depuis longtemps, les historiens ont fait remarquer les analogies qui existaient avec les ordres de chevalerie de l’occident.
Au milieu du dépérissement général des idées démocratiques en Ukraine, alors que la noblesse asservissait les paysans et les simples cosaques, à mesure que les distinctions entre les classes se creusaient de plus en plus, la Sitche Zaporogue, inébranlable dans ses traditions, devait constituer un reproche vivant pour la noblesse cosaque et pour la Russie qui favorisait cette évolution aristocratique. Les milliers de jeunes gens, qui allaient passer quelques années à la Sitche, pour y respirer l’air des steppes et participer aux expéditions organisées par les Zaporogues (haïdamaks), en rapportaient cet esprit de liberté, qui ne laissait pas s’éteindre complètement les traditions des ancêtres dans l’hetmanat. C’est pourquoi la république du Dniéper restait chère aux cœurs ukrainiens et c’est aussi ce qui devait sceller sa perte dès que Catherine II eut pris la résolution d’exécuter ses plans jusqu’au bout.
A la fin de la guerre avec la Turquie, dans laquelle les Zaporogues avaient rendu d’éminents services, des détachements russes furent envoyés secrètement sur le territoire de la Sitche, afin de désarmer les cosaques, qui, ne se doutant de rien, avaient repris leurs occupations du temps de paix. Tout à coup les divers postes cosaques furent assiégés par des forces russes bien supérieures, munies d’artillerie et le 5 juin 1775, la Sitche elle-même se trouva cernée. On somma les Zaporogues de rendre les armes et de quitter la Sitche et les steppes, faute de quoi ils y seraient contraints par la voie des armes.
Les cosaques surpris ne savaient à quoi se résoudre. Pierre Kalnychevsky, leur « kochovy » (président de la république), finit par les persuader que toute résistance était impossible et qu’il fallait se rendre. La Sitche fut détruite de fond en comble, car le décret de la tzarine portait qu’elle devait être rasée au point que « le nom même de cosaques zaporogues soit anéanti ». Leur territoire fut divisé en immenses domaines, qui furent distribués aux seigneurs russes. Les chefs cosaques, en dépit de la loyauté qu’ils avaient témoignée à l’empire, furent jetés dans les horribles cachots des monastères. Kalnychevsky vécut encore trente ans, complètement isolé, dans une affreuse casemate du monastère de Solovki, près d’Archangel. Il ne mourut qu’en 1803, à l’âge de 112 ans.
On avait imposé aux cosaques de se faire inscrire comme paysans ou citadins, ou bien de s’engager dans les régiments de « piquiners » (cavaliers armés de piques, lanciers). Mais ils préférèrent s’enfuir en Turquie, où ils fondèrent la nouvelle Sitche non loin des embouchures du Dniéper et du Dniester.
Rien n’empêchait plus le gouvernement de Catherine II de mener à bout son entreprise néfaste, de supprimer les institutions cosaques. Un ukase de 1780 établit dans l’hetmanat le système de division en gouvernement, qui régnait en Russie. Déjà, en créant les gouvernements de Nouvelle Russie et plus tard celui d’Azof, on y avait englobé le régiment de Poltava et une partie de celui de Myrhorod. Les autres régiments eurent maintenant le même sort.
Le collège petit-russien et le tribunal général étaient supprimés un an après, avec l’administration des régiments ; leurs bureaux devaient exister encore quelque temps pour mener à bonne fin les affaires en cours.
En 1783, on abolit les unités militaires cosaques qui furent transformées en régiments de carabiniers, tout comme les unités cosaques de l’Ukraine Slobidska avaient été transformées en régiments de hussards. Les cosaques formèrent une classe de paysans libres, obligés au service militaire dans ces régiments. La noblesse cosaque obtint les mêmes privilèges et organisation que la noblesse russe. La bourgeoisie des villes et la population agricole furent soumises à la même législation que les classes moscovites similaires. Ce qui restait de l’indépendance du clergé ukrainien disparut en 1786, lorsque l’on s’empara au profit du trésor des biens des évêchés et des monastères. On fit pour ces derniers un règlement qui fixait le nombre des moines que chacun d’eux pouvait abriter et les appointements qu’ils devaient toucher de l’état. Les évêques et le clergé régulier furent dès ce moment complètement dépendants du gouvernement de l’empire.