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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XX.
La population afflue en Ukraine orientale, qui redevient le centre de la vie nationale. L’époque de Sahaïdatchny.

Par un concours de circonstances favorables, l’Ukraine orientale se trouva à cette époque transformée et replacée à la tête de la vie nationale.

Parmi les facteurs de cette transformation, il faut mentionner :

Le développement de l’organisation cosaque, qui mit un terme aux incursions tartares, rendant ainsi possibles les progrès de la colonisation agricole et de la vie urbaine.

L’afflux d’un grand nombre d’émigrants venant de l’occident et aussi de la zone boisée (Polissie), en grande partie paysans ukrainiens, qui venaient chercher ici un refuge contre le régime des seigneurs.

L’arrivée dans ces contrées de la noblesse polonaise, qui vient faire valoir ses prétentions sur la terre et les paysans qui s’y sont installés, soulevant de violentes protestations dans tout le peuple.

Enfin la création d’un nouveau centre ecclésiastique à Kiev, où recommencent à être rassemblées les ressources intellectuelles du mouvement ukrainien.

Tout cela changea le rôle qu’allait jouer « l’Ukraine » dans l’histoire du peuple ukrainien et ce terme même allait prendre une toute autre signification. Le nom d’Ukraine avait été donné au territoire dévasté par les Asiates ; c’était le nom de la contrée de Péréïaslav, au XIIe siècle, à l’époque des Polovetses. Ukraine signifie pays frontière, où l’état ordinaire est l’état de guerre, ces contrées que l’on appelait dans l’Europe occidentale les « Marches ». Tout le bassin du Dniéper, à l’exception de la zone boisée, était devenu vers la fin du XVe siècle un pays de « marche ». On y vivait dans un état bien éloigné des conditions ordinaires ; l’expression « comme en Ukraine » s’appliquait à toute action qui ne cadrait pas avec les lois reçues.

Mais le pays conserva ce nom même après qu’il eut été colonisé de nouveau à la fin du XVIe siècle. Au XVIIe siècle, il s’appliquait au bassin du Dniéper, bien qu’il fût entièrement peuplé, et lorsque la colonisation ukrainienne s’étendit vers l’est au delà des frontières de la Moscovie, on appela les nouveaux territoires l’Ukraine « Slobidska », c’est-à-dire récemment colonisée, pour les distinguer des anciens. Probablement la circonstance que ces pays n’entraient pas dans les cadres ordinaires de la juridiction polonaise servit à maintenir l’usage de ce terme. Tout ce qui s’étendait au delà de Sloutche, c’est-à-dire au delà des frontières du palatinat de Volhynie, c’était l’Ukraine.

La plupart des contrées ukrainiennes se trouvèrent ainsi porter ce nom, mais il n’avait pas encore tout de même un sens pan-ukrainien. Les cas où on le trouve employé dans cette acception générale sont très rares. Ainsi la Volhynie restait toujours la Volhynie et le Palatinat Russe Palatinat Russe, sans être généralement compris sous le nom d’Ukraine. Ce qui empêcha cette dénomination de prendre dès lors une portée plus large, ce fut la renaissance des anciennes traditions kiéviennes, en même temps que Kiev redevenait le foyer de la vie nationale, remettant ainsi en vogue le terme « Petite Russie ». Avec le dépérissement de l’autonomie de la « Petite Russie » à la fin du XVIIIe siècle, le nom d’Ukraine reprendra sa signification dans le sens national le plus étendu.

Revenons aux changements subis par l’Ukraine orientale à la fin du XVIe siècle et aux migrations des masses ukrainiennes vers l’est. Les seigneurs reprennent les terres, les impôts deviennent plus lourds, surtout la corvée devient de plus en plus insupportable : les paysans de la Galicie et des contrées du bassin du Boug prennent la fuite en masse. Ils émigrent en Podolie et en Volhynie, mais ils y sont poursuivis par les prétentions des seigneurs ; ils s’enfuient plus loin. Dans le dernier quart du XVIe siècle, les contrées de Bratslav (bassin du Bog) se peuplent rapidement, ainsi que la Kiévie septentrionale et occidentale ; dans la première moitié du XVIIe siècle, c’est le tour de la Kiévie méridionale et des contrées au delà du Dniéper. En l’espace de quelques années surgissent des centaines de villages et bourgades et même des villes considérables.

Mais les colons se trompaient lourdement quand ils espéraient, en se fixant dans ces contrées à peine protégées des Tartares par l’armée cosaque, échapper à l’avidité des seigneurs polonais. Ils les avaient sur leurs talons, sinon eux-mêmes du moins leurs prétentions.

Comme nous l’avons dit, l’acte de 1569 ouvrait ces pays à la convoitise des nobles polonais. Ils ne se firent pas faute de solliciter du roi la tenure de ces terres « vacantes » et ils l’obtenaient d’autant plus facilement qu’on ne se donnait point la peine de vérifier, si elles se trouvaient déjà en la possession de quelqu’un. A peine les colons avaient-ils eu le temps d’installer leur ménage, que les agents des seigneurs (eux-mêmes n’avaient garde de s’y montrer) se présentaient, munis d’un bref les autorisant d’user des droits seigneuriaux. Ou bien, c’étaient des Israélites fermiers d’impôts ou investis du monopole soit des moulins, soit de la production et vente des spiritueux. L’absence des exploitations seigneuriales « affranchissait » pour le moment le paysan de contributions et de corvées, mais on s’était hâté d’installer des péages ; citadins et paysans étaient obligés de faire moudre leur blé au moulin seigneurial, d’acheter dans les tavernes du fisc l’hydromel, la bière et l’eau-de-vie qu’il leur était défendu de fabriquer eux-mêmes.

Sans doute ces restrictions étaient bien moins gênantes que celles qu’on avait eu à subir dans l’ancienne patrie, mais il n’en est pas moins vrai que l’on ne s’expose pas au danger tartare pour rester sous la coupe seigneuriale, si légère soit-elle, d’autant plus que les allégements accordés n’étaient que provisoires. Aussi voyons-nous la population des bourgades et des campagnes s’opposer énergiquement aux prétentions des seigneurs et c’est l’organisation cosaque qui fournissait un moyen juridique d’y échapper.

Comme on l’a vu, le gouvernement polonais en prenant les cosaques à son service pour prévenir leurs coups de tête, leur avait octroyé certains privilèges, notamment de n’être soumis à aucune autre autorité ou juridiction qu’à celles de leurs chefs ; ils ne payaient aucun impôt et ne devaient d’autres prestations que le service militaire. Cela s’entendait naturellement des cosaques dûment inscrits sur les registres officiels et à la solde de l’état. Mais comme, en fait, ce dernier se servait de tous les cosaques, aussi bien non-enregistrés qu’enregistrés et qu’il ne payait pas plus les uns que les autres, il en résulta qu’il se forma la notion d’une immunité cosaque indépendante de toute régistration ou même d’un agrément préalable du gouvernement.

Tout individu qui était au service militaire pour la défense des frontières et prenait part aux expéditions à l’appel des chefs de cosaques, faisait ainsi partie de leurs organisations et se considérait en conséquence libre de toutes autres obligations vis-à-vis soit des grands propriétaires fonciers, soit des fonctionnaires de l’état.

Les colons, citadins et paysans, conçurent l’idée de profiter de cette immunité cosaque, afin d’échapper aux prétentions des seigneurs. En masse, des villages entiers, presque des villes entières se reconnaissent membres des organisations cosaques, d’autant plus qu’en Ukraine tout le monde est obligé par le simple état des choses à porter les armes et à participer à la défense du pays. Puis, en conséquence, on se refuse à toute obligation vis-à-vis du seigneur, on ne reconnaît plus ni son autorité, ni la compétence de ses tribunaux, on devient des « désobéissants » comme s’expriment les recensements de l’époque.

Comme conséquence le nombre des cosaques se monte à des dizaines de mille. Leurs colonels deviennent les gouverneurs des vastes territoires habités par les troupes, qui ne reconnaissent pas d’autre autorité. L’hetman élu à l’assemblée des cosaques est véritablement le chef de toute l’Ukraine orientale.

Ni le gouvernement, ni l’administration, ni les seigneurs polonais ne veulent admettre, bien entendu, une interprétation aussi large de l’immunité cosaque. Ils insistent pour que ceux qui ne sont pas enregistrés se soumettent aux seigneurs et aux fonctionnaires de l’état, pour que le droit cosaque ne soit reçu en règle générale que sur les terres du roi et que ceux qui veulent en jouir quittent les domaines des seigneurs. De là des conflits, des discordes et des insurrections. Néanmoins l’organisation cosaque prit des forces et ses chefs se trouvèrent être les maîtres de l’Ukraine.

Le premier quart du XVIIe siècle s’est à peine écoulé que cet état des choses est clair pour tout le monde. Quiconque fuit les persécutions religieuses ou la tyrannie des seigneurs est sûr de trouver asile auprès des chefs cosaques.

Grâce à leur aide, le monastère des cavernes à Kiev, qui avait traversé dans une triste isolation ces siècles de dévastations, retrouve ses biens dilapidés par différents seigneurs et tient tête au roi et aux uniates. Son supérieur Élysée Pletenetsky, qui sortait de la petite noblesse ukrainienne de Galicie, fait venir de son pays des hommes instruits, une imprimerie et commence à publier des livres sur une grande échelle. Il se forme aussi à Kiev, en 1615, une confrérie, où un nombre « immense » de gens se font inscrire, en tête les savants ecclésiastiques de l’entourage de Pletenetsky et l’hetman des cosaques lui-même avec toute son armée, prenant ainsi sous son égide la nouvelle institution. La confrérie ne tarda pas à établir une école, à la tête de laquelle fut placé encore un Galicien, Boretsky, ancien « didascal » de la confrérie de Léopol et plus tard métropolite. C’est dans cette dernière ville qu’il se rend avant tout pour y chercher des instituteurs et des livres. De cette façon, grâce à l’apport de la Galicie, se reforma un centre intellectuel, qui allait pour longtemps détrôner Léopol, où la confrérie traversait une crise pénible, tandis que Kiev ne manquerait plus de ressources (en premier lieu les trésors du monastère des cavernes) et surtout jouirait de la protection de l’armée cosaque.

Cette armée était alors commandée par un Galicien de la petite noblesse des environs de Sambor, Pierre Sahaïdatchny, ancien élève de l’école d’Ostrog et, par conséquent, en communauté de sentiments avec les cercles de Kiev. Très populaire dans l’armée, en même temps que bien vu du gouvernement à cause de ses mérites, il était à même d’assurer au mouvement national de Kiev la liberté et la sécurité. Ce fut du reste une des personnalités les plus distinguées que l’organisation cosaque ait jamais produite. Habile stratège, autant qu’administrateur et homme politique de talent, il arriva à la tête de l’armée cosaque, ou zaporogue, comme elle était officiellement appelée, à un moment où la Pologne, engagée dans une guerre longue et acharnée à propos de la succession au trône de Moscovie, avait plus que jamais besoin des cosaques et se montrait moins rigoureuse à leur égard pour gagner leur sympathie. Ils étaient alors les maîtres incontestés de l’Ukraine et les pays voisins étaient pleins du bruit de leurs exploits en Turquie.

C’était en effet l’époque des audacieuses expéditions maritimes sur les côtes de l’Asie Mineure, à Sinope, à Trébizonde et même à Constantinople. Le sultan lui-même, ne se sentant pas en sûreté dans son palais, menaça la Pologne d’une guerre de représailles et envoya de fait, en 1620, une grande armée, qui battit les troupes polonaises. Dans cette défaite près de Tsetsora, qu’il aurait probablement évitée s’il avait obtenu l’aide des cosaques, Jolkievski trouva la mort sur le champ de bataille.

Les Kiéviens essayèrent de profiter des embarras du gouvernement polonais pour rétablir la hiérarchie orthodoxe, qui avait été peu à peu supprimée au cours des 25 dernières années. Justement le patriarche de Jérusalem se trouvait de passage dans leurs murs et, pendant que les cosaques faisaient la sourde oreille aux appels du gouvernement, ils lui firent ordonner un métropolite et cinq évêques pour tous les diocèses ukrainiens et blanc-russiens. Il restait encore à obtenir l’investiture du roi, pour qu’ils pussent entrer en fonction.

Sahaïdatchny et les Kiéviens pensèrent l’obtenir comme prix de la participation des cosaques à la campagne que la Pologne aurait à soutenir contre les Turcs l’année suivante. En effet le sultan, enhardi par ses précédents succès, marcha en personne à la tête d’une puissante armée contre la Pologne. Le concours des cosaques devenait pour celle-ci une question de vie ou de mort. Aussi usa-t-elle de tous les moyens pour les décider et elle finit par réussir en dépit de la résistance de Sahaïdatchny. Celui-ci fut donc obligé de se contenter de belles promesses et dut se rendre à la guerre sans avoir obtenu du roi rien de certain. Les cosaques, sous sa conduite, firent dans cette campagne de Khotin (1621) des prodiges de vaillance et sauvèrent réellement la Pologne des Turcs. Mais quand il s’agit de les récompenser, les tristes pressentiments de Sahaïdatchny se réalisèrent : le roi s’en tint à des compliments et se garda de confirmer la nouvelle hiérarchie orthodoxe.

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