Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXX.
L’Ukraine occidentale et l’Ukraine
de la rive droite du Dniéper.
L’histoire de l’Ukraine orientale, dans la seconde moitié du XVIIe siècle et dans le courant du XVIIIe, a pour un moment occupé notre attention, et nous y étions obligés parce qu’en effet c’était là que, dès le temps de Sahaïdatchny, s’était fixé le centre de gravité de la vie non seulement politique mais aussi intellectuelle de la nation.
A Léopol, que nous avons vu, à la fin du XVIe siècle, rassembler autour de sa confrérie les éléments nationaux de l’Ukraine occidentale, ces éléments se sont peu à peu polonisés ou ont disparu. Sans parler des classes supérieures, cette forte bourgeoisie, qui avait été le noyau de l’organisation ukrainienne, a dépéri. Dans le cours du XVIIe siècle, par suite de la politique à vue courte de la noblesse polonaise, l’importance économique de la ville alla en s’affaiblissant. La population eut beaucoup à en souffrir, surtout l’ukrainienne qui s’évertua toujours en vain d’obtenir des droits égaux à ceux de la bourgeoisie polonaise et ne parvint jamais à pénétrer dans l’administration municipale, pas plus que l’aristocratie ukrainienne n’était admise à gouverner le pays. Aussi les plus énergiques se mirent-ils à émigrer, comme c’était le cas pour tous les pays ukrainiens de l’occident, et allaient se plonger à l’est dans le tourbillon des luttes politiques et nationales, où ils pouvaient prêter à la cause le concours de leurs forces, et aussi acquérir de l’influence, du pouvoir ou simplement de la fortune.
A Kiev, nous l’avons vu, le mouvement national et progressif se trouvait, au temps de Sahaïdatchny, entre des mains galiciennes, qui avaient fortement contribué à le créer. Plus tard, jusque dans le XVIIIe siècle, nous rencontrons dans toute l’Ukraine orientale une foule de noms venus de Galicie ou de l’Ukraine occidentale, soit parmi les cosaques, le clergé, la bourgeoisie ou les paysans ; la colonisation ukrainienne s’enrichit de l’affaiblissement de l’occident.
La confrérie de Léopol nous offre un exemple de ce dépérissement. Elle fonctionne encore, mais dans un cadre toujours plus restreint. L’école, qui avait été son principal ornement, cesse tout à fait vers le milieu du siècle. Sa contribution à l’éducation publique se borne à imprimer quelques livres, pour la plupart des livres religieux, qu’elle débite dans tout le pays. C’est pour elle une source de revenus, aussi tient-elle à en conserver le monopole. Mais dès lors Kiev était redevenu le foyer de la vie ukrainienne, et l’occident ressentait profondément tout ce qui le séparait de cette ville.
Ce fut le cas lorsque le territoire ukrainien se trouva scindé par suite de la paix conclue entre la Pologne et la Moscovie. Cette dernière trahissait ses coréligionnaires, elle les livrait malgré leurs protestations et leur colère, pieds et poing liés, à la Pologne. Plus tard, la mise de l’archevêché sous la suffragance du patriarche de Moscou, à l’encontre des vœux de la population ukrainienne, rompit presque les rapports ecclésiastiques et intellectuels. Les Polonais en profitèrent pour introduire dans le pays l’union des églises. A partir de ce moment, l’Ukraine occidentale et l’Ukraine orientale suivent des chemins différents ; celle-ci cède de plus en plus aux influences russes, l’autre va se polonisant.
Quoique le pays n’ait pas accepté l’union de Brest-Litovsk, la Pologne continua obstinément à vouloir catholiser l’église orthodoxe en Ukraine occidentale. Les édits de tolérance de 1632 avaient, il est vrai, reconnu l’existence légale de cette église à côté de l’église uniate, mais le gouvernement n’était point satisfait. En 1676, la diète polonaise défendit sous peine de mort aux personnes appartenant au rite orthodoxe de se rendre à l’étranger ou respectivement d’entrer dans le pays, d’entretenir aucune relation avec les patriarches de leur église et de soumettre à leur jugement leurs affaires religieuses.
L’évêque de Léopol, Joseph Choumlansky, un ancien uniate, qui n’avait adopté l’orthodoxie que pour obtenir son diocèse, se chargea, avec d’autres candidats à l’épiscopat (J. Vynnytsky, V. Cheptytsky) d’aider le gouvernement à soumettre la population orthodoxe à l’union et de l’isoler de toutes influences étrangères. On s’empressa de l’investir de la fonction de métropolite pour tout le territoire polonais et on ne distribua plus de postes ecclésiastiques que sur la recommandation de Choumlansky et de son entourage à des adhérents de l’union. On imposa encore d’autres restrictions aux orthodoxes, par exemple on leur interdit, de par la loi, d’occuper des fonctions municipales.
Par ses agissements cauteleux Choumlansky parvint à affaiblir à un tel point l’élément orthodoxe qu’il ne craignit plus de jeter le masque et de se déclarer ouvertement avec ses collaborateurs pour les uniates. L’édit d’union fut proclamé dans le diocèse de Peremychl et quelques années plus tard (1700) dans celui de Léopol. Choumlansky dut s’emparer de force de l’église de la confrérie. Les confrères eurent beau protester, il les força de capituler ayant établi provisoirement pour leur faire concurrence une imprimerie dans le but de les évincer du commerce des livres religieux (1708).
Quelques années après ce fut le tour du diocèse de Loutsk de tomber dans les mains des uniates, qui imposèrent leur église à la population. Dans le cours de la première moitié du XVIIIe siècle, toute l’Ukraine occidentale qui se trouvait sous la domination polonaise fut, presque sans exception, soumise à l’union.
Déjà dans le même temps on l’introduisit au delà des Carpathes, puisque ces pays dépendaient du diocèse de Peremychl. Ils avaient vécu, au XVIe et XVIIe siècles, dans une liaison spirituelle étroite avec la Galicie, vivant de sa civilisation et de sa littérature, comme le prouvent les documents de l’époque. L’échange de population entre les deux pays était resté assez actif.
Cette Ukraine d’au delà des Carpathes, coupée de profondes et nombreuses vallées, dont les rivières coulent vers le sud, avait une population que la configuration du sol reliait aux centres méridionaux magyares, roumains ou slovaques, au lieu de l’unir et de favoriser la formation de centres intellectuels qui lui fussent propres. Deux monastères célèbres concentraient la vie religieuse : Saint Nicolas de Mounkatch et Saint Michel de Hrouchev dans le district de Marmaros. On donnait comme fondateur au premier le prince Théodore Koriatovitch. Ce neveu d’Olguerd, expulsé de la Podolie par Vitovte (1394), avait obtenu l’administration du district de Mounkatch et puis était devenu gouverneur de Bereg. Dans les cervelles de ces montagnards ukrainiens, habitants d’une contrée pauvre en évènements et en personnalités historiques, il se forma plus tard une légende qui attribuait toutes sortes de choses à ce personnage d’importance. La colonisation ukrainienne même, quoique bien antérieure à son époque, aurait été établie par lui au delà des Carpathes. C’est lui qui aurait fondé une partie des institutions nationales, entre autres le monastère de Mounkatch.
Dans ce monastère on trouve des évêques indépendants dès le XVe siècle, mais le diocèse ne fut organisé que beaucoup plus tard. Les paroisses faisaient partie du ressort de l’évêché de Peremychl. La population, du reste, dépourvue de tous moyens d’instruction, avait continué de croupir dans l’ignorance et était fort peu au courant des subtilités religieuses. Il semblait donc qu’il serait facile de la gagner à l’union. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, sur le désir d’un des seigneurs locaux (un magyar bien entendu, car ici les Ukraines n’avaient point d’aristocratie), l’évêque de Peremychl fit proclamer l’union par le clergé qui dépendait de lui. Mais les populations tenaient extrêmement au rite orthodoxe : n’était-ce pas par là que se manifestait leur âme commune ? N’était-ce pas la marque de leur nationalité ? Une véritable insurrection éclata ; les paysans, armés de fourches et de bâtons, chassèrent les uniates et ainsi ce premier assaut contre leurs croyances fut repoussé.
Mais le premier pas était fait. Les seigneurs et le clergé catholique, loin de se tenir pour battus, employèrent toute leur habileté à gagner les évêques et les prêtres locaux à l’union, en leur promettant des droits égaux à ceux des prêtres catholiques et l’affranchissement du servage, auquel les membres du clergé orthodoxe étaient soumis, comme en Hongrie et assez souvent même en Galicie. Dès 1649, ce genre de propagande avait fait de nombreux prosélytes et cette même année l’union pouvait être proclamée formellement à Oujhorod. La résistance des populations était cependant loin d’être vaincue ; ce ne fut que vers 1680, lorsque l’administration autrichienne eut pris solidement pied dans la Hongrie orientale, que l’union put se propager assez rapidement dans les comitats de Bereg, d’Uzhorod (Oujhorod) et de Zemplin. A dire vrai, ce ne fut pas tant par la persuasion qu’elle fit des progrès que par la pression exercée par les fonctionnaires autrichiens, les peines édictées contre les relaps, sans mentionner l’usage fréquent de la force armée.
Néanmoins, au XVIIIe siècle, la partie occidentale de l’Ukraine des Carpathes pouvait être considérée comme complètement soumise à l’union. Seule la partie orientale (les comitats d’Ougotcha et de Marmaros) résistait encore, parce qu’elle subissait les influences venues de la voisine Moldavie, pays orthodoxe et dont la partie septentrionale, connue plus tard sous le nom de Bukovine, était peuplée d’Ukrainiens. Jusqu’en 1735, il y eut dans ces comitats un épiscopat et plus tard encore des prêtres orthodoxes, ordonnés par les évêques moldaves ou serbes. En 1760, il se déchaîna là dans la population ukrainienne et roumaine un mouvement contre l’union, assez sérieux pour inquiéter le gouvernement autrichien de Marie-Thérèse.
Mais la lutte religieuse et nationale acquit sa plus grande intensité sur la rive droite du Dniéper, par suite de la façon dont ces pays avaient été repeuplés.
En exécution du traité avec la Pologne, le gouvernement russe, vers 1714, ramena au delà du fleuve l’armée restituée des cosaques, aussi bien que la population civile, de sorte que la rive droite du Dniéper et le bassin du Bog redevinrent le champ de l’expansion religieuse et nationale de la Pologne. Les descendants des familles polonaises qui avaient dû quitter ce pays à l’époque de Chmelnytsky, y revinrent maintenant, ou bien y envoyèrent leurs agents, pour organiser les villes et les villages, où ils attiraient les colons des contrées plus densément peuplées. Comme 150 ans auparavant, commencèrent à y affluer des multitudes de fugitifs de la Polissie, de la Volhynie et de la Galicie, se flattant d’y trouver la liberté, et dans moins de vingt ans ces espaces dévastés se couvrirent de fermes et de villages, au milieu desquels se bâtirent les villes, les résidences des seigneurs, les églises et les monastères catholiques.
Lorsque la colonisation fut devenue assez dense, la noblesse recommença à exploiter la population, en lui imposant de lourdes redevances et de pénibles corvées, et aussi, comme 150 ans auparavant, l’exaspération éclata contre l’oppression, contre les privilèges et la domination polonaise. Le souvenir de l’organisation cosaque, des insurrections populaires et de la liberté, n’était pas encore éteint et l’on brûlait de les faire revivre. Cependant le gouvernement polonais, instruit par de si cruelles expériences, s’était bien gardé de rétablir les anciennes organisations cosaques, de sorte qu’il n’y avait pas de cadre qui pût coordonner et régulariser le mouvement populaire. Mais à chaque fois que des cosaques ou des soldats russes paraissaient dans le pays, ils étaient sûrs d’y trouver l’aide et la sympathie de la population et l’insurrection était déclenchée.
Ces mouvements, qui se réduisaient souvent aux exploits de bandes, composées moitié de pillards, moitié de rebelles, comme celles qui ne cessèrent sous la domination polonaise de parcourir l’Ukraine occidentale pendant près d’un siècle, trouvaient ici un terrain plus favorable, prenaient des proportions plus considérables et s’enflaient jusqu’à donner lieu à ces sortes de guerres populaires, qui ont rendu célèbre le nom des haïdamaks[22].
[22] Mot turc qui désignait ceux qui participaient à ces expéditions.
La Sitche Zaporogue, dès l’instant qu’elle se fut réinstallée sur son ancien territoire, devint le foyer principal de la rébellion.
En 1735, lorsque, par suite de l’interrègne en Pologne, les troupes russes entrèrent dans ce pays, on s’imagina dans le peuple que l’Ukraine de la rive droite allait être réunie avec l’Ukraine de la rive gauche et que les seigneurs seraient chassés. Il n’en fallut pas davantage pour faire éclater une insurrection, qui fut d’ailleurs réprimée par ces mêmes troupes russes, saluées en libératrices, mais qui, après avoir replacé Auguste III sur le trône, s’empressèrent, à la demande de ce dernier, de tourner leurs armes contre les Ukrainiens.
Cela se répéta encore, mais sur une plus grande échelle, en 1768, lorsque, sur la demande du gouvernement polonais, les Russes franchirent de nouveau le Dniéper pour mettre à la raison les seigneurs révoltés. De nouveau les Ukrainiens se figurèrent que l’armée russe était envoyée pour les délivrer du joug des Polonais et il courait de bouche en bouche que la tzarine avait, par « un manifeste d’or », fait appel à la population, afin qu’elle exterminât les polonais et les juifs, à cause des torts qu’ils avaient causés à la religion orthodoxe.
A la tête du mouvement des « kolyi » était un cosaque zaporogue du nom de Maxime Zalizniak. Le point culminant de l’entreprise fut la prise d’Oumane, place des mieux fortifiées, dans les remparts de laquelle s’étaient réfugiés une multitude de polonais et d’israélites. Un centurion de la garde du magnat polonais, Ivan Honta, passa aux insurgés, devint un de leurs chefs et ce fut grâce à lui que Oumane fut prise. Quelques autres villes et forteresses, toutes pleines de fuyards, furent également détruites. Ces succès furent de courte durée : les troupes russes, revenant de châtier les seigneurs polonais, ne tardèrent pas à défaire les rebelles. Leurs chefs furent faits prisonniers et jetés en prison, tandis que les simples partisans furent livrés à des cours martiales, qui employèrent sans pitié les tortures et la mort, pour enlever à la population l’envie de recommencer. Cependant ce ne fut pas la terreur, mais l’anéantissement, quelques années après, de la Sitche zaporogue qui mit fin à ces insurrections en masse.
Nous ne devons pas manquer de remarquer que le trait saillant de ces soulèvements fut qu’ils eurent, entre autres caractères, celui de luttes religieuses, pour la défense du rite orthodoxe contre l’introduction forcée de l’union, que les seigneurs et les autorités polonaises s’efforçaient de faire passer dans la pratique sur la rive droite du Dniéper. C’est pourquoi les moines des monastères orthodoxes peuvent être regardés en partie comme les instigateurs et parfois les organisateurs des haïdamaks, qui, quelques autres motifs qu’ils pussent avoir, contribuaient surtout à augmenter la force de résistance des populations ukrainiennes contre l’oppression et les violences des catholiques. Melchisédech Znatchko-Iavorsky, supérieur du monastère de Sainte Matrone, est considéré comme le principal instigateur de l’insurrection de 1768. Le grand poète ukrainien, Chevtchenko, né lui-même dans le pays où s’étaient passés ces évènements, nous l’a dépeint dans ce rôle, en se servant de la tradition orale populaire, recueillie sur place, dans son poème célèbre « Haïdamaky » (1841). Un des principaux épisodes relate la mort d’un marguillier de Mliev : il fut brûlé vif par les Polonais, pour avoir exécuté l’arrêt de la commune, qui se refusait d’accepter pour pasteur un prêtre uniate (1766). Les orthodoxes de son temps lui décernèrent la gloire et la couronne du martyre.