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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXXIV.
La Confrérie de Cyrille et de Méthode.

Nous avons vu que Pétersbourg avait failli, vers 1840, devenir le foyer de la littérature ukrainienne, comme il le devint en effet pour quelque temps vingt ans plus tard. Cette fois cependant il n’en fut rien, car les collaborateurs pétersbourgeois et ceux des autres pays allaient trouver un autre lieu de ralliement en Ukraine même. Le gouvernement fonda une nouvelle université à Kiev, en remplacement de celle de Vilna et du lycée de Kremenets, qui avaient été fermés à la suite de l’insurrection polonaise de 1831. Là se rassemblèrent les représentants les plus qualifiés du mouvement national : l’éminent philologue et ethnographe Maxymovitch, qui avait travaillé auparavant à l’université de Moscou ; Kostomarov, un des élèves de Charkov et plus tard célèbre historien de l’Ukraine ; Koulich, poète, homme de lettres, ethnographe, qui venait de Pétersbourg ; Houlak, élève de l’école allemande de Dorpat, qui se spécialisa dans l’histoire du droit slave et, enfin, Chevtchenko, poète de génie, l’âme de la Jeune Ukraine, à qui l’on donna, en qualité de peintre, une place dans la commission d’archéologie et à l’Université et qui, en 1845, arriva à Kiev.

C’étaient, pour la plupart, des gens dans la force de l’âge, resplendissants de force et l’esprit ouvert aux idées du siècle ; ils saisissaient avec avidité les tendances européennes, le socialisme français, la philosophie allemande, la renaissance slave et cherchaient à leur trouver des points de contact avec le passé de la nation, en même temps qu’ils en tiraient des forces pour façonner son avenir. Ils faisaient des prosélytes parmi la jeunesse des écoles et dans la société, surtout sur la rive gauche du Dniéper, et cherchaient des adeptes pour les idées et les projets nouveaux qui sortaient des vives discussions de leurs assemblées.

Période extraordinaire, traversée d’un grand élan vers l’idéal, comme l’Ukraine n’en avait encore jamais vu ; tendances, idées s’entrechoquaient en une mêlée intense, d’où sortirent les principes dominants de la Jeune Ukraine. Chevtchenko les rendait tangibles en des visions poétiques, qui enivraient les masses. « Ces chants étaient, en vérité, comme les sons de la trompette de l’archange de la résurrection » — dira plus tard Koulich — « si jamais l’on a pu dire avec raison que les cœurs se soient ranimés, que les yeux se soient allumés, que du front de l’homme aient jailli des flammes — cela s’est passé à Kiev, à cette époque. »

La ville elle-même était alors un centre intéressant où se croisaient bien des courants divers : il y avait de nombreux lettrés russes et polonais, les traditions de l’hetmanat et de l’autonomie municipale étaient encore fraîches dans les mémoires et on y rencontrait des traces encore vivantes des anciennes libertés. Vers 1825, quand se répandirent dans l’Ukraine, principalement parmi les officiers, les organisations secrètes qui avaient pour objet d’arracher au tzar une constitution pour la Russie, il y avait à Kiev ce que l’on appelait la « Société des Slaves Unifiés », aspirant à créer une fédération slave. Kostomarov et Houlak, qui se livraient à l’étude des antiquités slaves, suivant le mouvement général de renaissance qui se faisait sentir alors, surtout en Bohême, adoptèrent les idées fédéralistes locales, en firent leur programme d’action politique, après avoir fait reconnaître l’Ukraine comme membre indépendant de la future fédération des républiques slaves.

Comme les autres slavophiles occidentaux contemporains, ils avaient été amenés, au cours de leurs études, à considérer la monarchie et l’aristocratie, comme une importation romano-germaine, complètement étrangère à la vie slave, qui se développait le mieux sous un régime autonome et démocratique. L’organisation cosaque, par exemple, était non seulement conforme aux aspirations du peuple ukrainien, mais elle constituait la vraie expression de l’esprit slave, tandis que la monarchie moscovite et le régime aristocratique polonais n’en étaient que des aberrations causées par des influences étrangères. C’étaient les idées qu’exposait Kostomarov dans un pamphlet intitulé « La genèse du peuple ukrainien », ouvrage de talent et de style expressif, qui fut, d’ailleurs, saisi par les autorités russes avant qu’il ait pu atteindre une grande popularité.

Chevtchenko qui, déjà dans ses premières productions, à Pétersbourg, s’était montré ardent panégyriste des cosaques et des haïdamaks, ces anciens champions des libertés ukrainiennes, était profondément pénétré de leur démocratisme et de l’idée de la fraternité slave. Mais lui qui avait vécu dans le servage et n’en avait été affranchi que récemment, ce qui l’intéressait à un plus haut degré que les autres membres du cercle, c’étaient les injustices sociales dont souffrait le peuple ukrainien. Il avait quitté l’Ukraine encore tout jeune, et lorsqu’il y revint devenu homme et en pleine maturité intellectuelle, il entreprit, entre 1843 et 1846, quelques voyages à travers le pays. L’asservissement des masses qu’il y rencontra et de sa propre famille en particulier, violation inouïe des droits naturels de l’homme dans les descendants mêmes des héros de la liberté, blessa profondément en lui la haute idée qu’il avait de la dignité humaine. Son cœur s’enflamma de colère et il reprocha l’hypocrite mensonge de leurs déclarations à certains patriotes qui demandaient à grands cris les droits et les libertés de l’Ukraine, mais qui n’en continuaient pas moins d’user avec rigueur de leurs privilèges de propriétaires fonciers sur leurs compatriotes asservis. Il lança sa profession de foi dans son « Épître ». A ses yeux, il n’y avait qu’un seul remède à cette injustice sociale : un soulèvement général, l’anéantissement complet de la classe des propriétaires fonciers, « de façon qu’il n’en reste plus de traces en Ukraine ». Il les menaça de la vengeance du peuple, prophétisant une revanche sanglante et prochaine. (« Le vallon froid », 1845).

Un semblable programme ne pouvait manquer d’effrayer les membres modérés du cercle. Ils voulaient, eux, arriver à délivrer le peuple par la propagation des grands principes humanitaires, en créant une littérature pénétrée de ces idées et qui serait goûtée à la fois de la foule et des lettrés. Mais la jeunesse, plus ardente, prêtait une oreille attentive aux prédications radicales de Chevtchenko et lui fournissait des partisans. En 1846, se forma la Confrérie de Cyrille et de Méthode, les deux apôtres des slaves, qui en un tour de main rassembla près de cent membres.

Elle avait pour but l’abolition du servage et de toute espèce d’asservissement qui pesait sur les masses, l’établissement de l’égalité sociale complète, la suppression de toutes restrictions à la liberté de conscience et à la liberté de la parole, le remplacement du régime bureaucratique par un régime électoral, la transformation des pays slaves en une série de républiques démocratiques, ayant chacune sa langue, sa littérature et réunies en une fédération républicaine avec une « assemblée slave » commune ou avec un « Sobor », composé des représentants de toutes les républiques sœurs[27]. Des proclamations, adressées aux Ukrainiens, aux Grands Russes et aux Polonais, exposaient brièvement les points de ce programme et faisaient appel à toutes les forces pour en obtenir la réalisation.

[27] Comme siège de cette assemblée et capitale de la fédération slave, les membres de la Confrérie avaient désigné Kiev parce qu’ils avaient foi en la mission politique de cette ville dans l’avenir. Kostomarov, dans un de ses romans, met dans la bouche d’un de ses héros la prédiction que la cloche de Sainte Sophie de Kiev sonnerait un jour, annonçant la délivrance de tous les pays slaves et réunissant leurs représentants. Et ce n’est pas seulement chez des Ukrainiens que l’on rencontre à cette époque de pareilles idées : l’écrivain polonais et ukrainophile, Tchaïkovski (Sadyk Pacha), en décrivant avec enthousiasme la cérémonie religieuse du jour des Rois à Kiev, s’arrête avec complaisance sur les chants solennels qui « retentissent dans tous les pays slaves » et la bénédiction urbi et orbi du métropolite, « car Kiev est la capitale de tous les slaves ».

Ce mouvement fut arrêté dès le début même par le gouvernement : un étudiant russe, qui avait surpris les conversations des affiliés, dénonça l’organisation aux autorités et, au printemps 1847, les membres de la confrérie furent arrêtés, jetés en prison ou envoyés en exil. La littérature ukrainienne fut proscrite, quelques éditions de livres publiés auparavant furent détruites. La censure reçut l’ordre de ne plus rien laisser passer qui pût servir de pâture au patriotisme ukrainien, « de ne permettre aucune prédominance de l’amour du pays natal sur celui de la patrie ». Ce fut le signal d’une véritable orgie : on biffa même, sur des documents historiques, les passages qui auraient pu entretenir le sentiment national.

Le mouvement littéraire sur le territoire de la Russie subit un arrêt d’une dizaine d’années. Néanmoins les idées de la Confrérie de Cyrille et de Méthode restaient vivantes et se propageaient. Elles se conservaient dans des milliers de cœurs ukrainiens qui en étaient si pénétrés qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour les voir réalisées, comme écrivait à Chevtchenko exilé un jeune enthousiaste, du nom d’Holovko. De sorte que, en dépit de toutes les proscriptions, ces idées servirent de fondement à tout le mouvement ukrainien postérieur.

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