Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXXVI.
L’édit de 1876.
Pendant la dizaine d’années qui suivirent les représailles de 1863, le mouvement ukrainien avait perdu sa publicité, ses centres d’organisation avaient disparu, il subit un véritable arrêt dans son développement organique.
Des courants divergents s’affirment et se contrarient dans la vie nationale. L’élément le plus actif, principalement la jeunesse, reconnaît de plus en plus la nécessité d’une révolution, à mesure que la politique gouvernementale s’éloigne des principes libéraux, qui avaient été proclamés au début du règne d’Alexandre II. L’explosion, dans l’idée des ukrainiens révolutionnaires, devait être prochaine, aussi remettaient-ils « au lendemain de la révolution » la solution de la question nationale.
D’autres plus fidèles à l’idée nationale protestaient contre cet ajournement, contre cette mise au second plan de la question vitale. Ils dénonçaient amèrement les tendances centralisatrices des organisations révolutionnaires russes et soutenaient que les vrais amis du peuple devaient poursuivre leur activité sans séparer leurs aspirations nationales de leurs buts politiques et sociaux. C’étaient les idées que popularisait avec ardeur, aidé de son talent et d’une logique irréfutable, l’homme politique le plus actif de son époque, Michel Drahomanov, professeur à l’Université de Kiev, qui connut plus tard les amertumes de l’exil.
Les intellectuels de droite, effrayés par les persécutions sévères, tenaient pour nécessaire « de se concilier le gouvernement » ; ils auraient voulu le persuader que les aspirations ukrainiennes ne menaçaient en rien la solidité de l’état. A leur avis, on devait s’attacher à des buts plus pratiques : faire introduire dans les écoles la langue maternelle au lieu de la langue russe qui retardait l’éducation des masses, créer une littérature populaire, un théâtre, un art national et abandonner toutes visées politiques.
Quelques-uns de ces opportunistes allaient même jusqu’à dire qu’il était complètement superflu de créer une littérature scientifique en langue ukrainienne, et d’encourager autre chose que la création d’ouvrages purement populaires. C’était le point de vue que défendait à cette époque Kostomarov, ancien révolutionnaire de 1846 et savant estimé.
Mais cet opportunisme n’était-il pas condamné à échouer contre la politique gouvernementale qui s’en tenait aux anciens principes de Pierre Ier et de Catherine II ? Les autorités ne veillaient-elles pas sur l’unité de la langue ? Ne s’efforçaient-elles pas d’exterminer toute conscience d’une distinction dans l’âme des Ukrainiens ? Elles ne toléraient aucun mouvement nationaliste, qu’il soit modéré ou radical, aucune littérature particulariste, qu’elle soit destinée aux lettrés ou « à l’usage domestique ». Il n’y avait donc pas de place pour une action conciliatrice et l’échec des modérés ne faisait que fournir de nouveaux partisans au radicalisme politique et national.
Cependant l’administration locale de l’Ukraine ne pouvait employer sans mesure les méthodes inexorables préconisées en haut lieu. En contact direct avec la vie ukrainienne, elle se rendait mieux compte de la réalité des faits. Elle connaissait l’inanité des insinuations voulant représenter le mouvement national comme la création des intrigues étrangères, soit polonaises, soit autrichiennes. Elle en connaissait la croissance organique ; elle savait combien il était lié à la vie du peuple et répondait à ses besoins réels. Ce n’était pas un secret pour elle que la russification à outrance, poursuivie depuis deux siècles, souvent par les moyens les plus cyniques — ne donnait-on pas un supplément de traitement aux fonctionnaires non-ukrainiens en Ukraine ? — avait amené le peuple au bord de l’abîme économique et social. Elle voyait que l’instruction publique était restée au niveau le plus bas, que les enfants ne profitaient pas de l’école russe, car quelques années après en être sortis, ils avaient oublié de lire, n’ayant pas de livres ukrainiens et ne possédant pas assez le russe, pour pouvoir se servir des livres écrits dans cette langue. Elle n’ignorait pas que le bâillonnement de la vie publique était la cause de l’exploitation éhontée de l’Ukraine par toutes sortes d’étrangers, que, sous la protection de ce régime, la bourgeoisie polonaise consolidait ses positions et que les frontières de la colonisation allemande s’avançaient systématiquement vers la Mer Noire.
Aussi, dans la mesure de ses larges attributions, toléra-t-elle plus d’une fois que l’activité des ouvriers intellectuels de l’Ukraine prît un certain développement, jusqu’au jour où une circulaire arrivait de Pétersbourg qui rétablissait la tension de la chaîne. Ce fut le cas pour l’administration de Kiev entre 1860 et 1864 et encore une fois de 1870 à 1874. Des savants ukrainiens obtinrent l’autorisation d’organiser une société scientifique pour l’exploration de l’Ukraine ; elle portait le titre officiel de « Section du sud-ouest de la Société géographique de Russie », mais réunissait dans son sein le plus grand nombre des énergies locales. Nous lui sommes redevables, tant par ses publications que par les travaux personnels des savants qui la composaient, d’une série d’œuvres capitales sur l’ethnographie, l’économie et la nature du pays. Il faut surtout mettre en relief un énorme recueil de matières ethnographiques, publié entre 1872 et 1878, sous le titre de « Travaux de l’expédition dans les pays du sud-ouest ». C’est à cette société qu’il faut attribuer encore l’éclatant succès du Congrès archéologique, tenu à Kiev en 1874, où les savants indigènes exposèrent dans de magistrales conférences les résultats de leurs études archéologiques, historiques et philologiques, donnant ainsi une base solide à la pensée ukrainienne.
A cette période de Kiev appartiennent les premiers succès sérieux de la musique nationale (l’opéra de Lyssenko, « La nuit de Noël ») et aussi l’essor du théâtre ukrainien, grâce surtout aux efforts de Kropyvnytsky et de Starytsky, sans compter les progrès considérables dans les belles lettres (les nouvelles de Levytsky-Netchouï, celles de Konisky, les poésies de Roudansky, etc.).
Mais le succès provoque l’envie : une opposition acharnée des partisans de « l’unité du peuple russe » se déchaîne dans la presse et envahit le monde officiel. A la tête du mouvement national de Kiev, il n’y avait guère que des modérés qui saisissaient toutes les occasions pour en souligner le caractère non-politique, pour en faire ressortir la valeur civilisatrice, en démontrer les fondements scientifiques ; malgré qu’ils se montrassent adverses au mouvement révolutionnaire, le gouvernement continuait de prêter l’oreille aux ukrainophobes. A la suite d’une dénonciation, faite par un des suppôts jurés de « l’unité », M. Jousefovytch, contre la « Section du Sud-Ouest » et ses membres, dans laquelle les idées ukrainiennes étaient accusées de servir de manteau au « socialisme le plus pur » et aussi — quoique le rapprochement dût paraître bien extraordinaire — à l’intrigue autrichienne, le gouvernement central intervint. Une enquête minutieuse ne découvrit dans les publications incriminées aucune trace compromettante, néanmoins la « commission extraordinaire », instituée par les autorités de Pétersbourg, jugea qu’il fallait arrêter la productivité littéraire ukrainienne, comme « une atteinte à l’unité et à l’intégrité de la Russie ». Conformément à cet avis, dans l’été de 1876, juste au moment où la Russie retentissait de clameurs enthousiastes, présageant la délivrance des Slaves des Balkans du joug de la Turquie, fut rendu le fameux ukase (à Ems, 18 (30) mai), qui mit pour longtemps dans de lourdes chaînes le mouvement ukrainien en Russie.
Cet édit, qui resta en vigueur pendant trente ans et a acquis ainsi une triste célébrité, prescrivait que pour l’avenir aucune publication « en dialecte petit-russien », éditée à l’étranger, ne pourrait être introduite en Russie sans une autorisation spéciale. Dans l’empire même, toutes œuvres originales ou traductions en ce « dialecte » étaient sévèrement interdites, à l’exception des documents historiques, à condition de conserver l’orthographe de l’original, et des œuvres de pure littérature, à condition d’observer soigneusement les règles de « l’orthographe russe généralement en usage ». De même étaient prohibées toutes représentations scéniques, toutes conférences et même la publication des textes des œuvres musicales « en dialecte petit-russien ».
Il est clair que l’ukase ne trahissait aucune douceur pour la culture ukrainienne. Cependant la censure et les fonctionnaires reçurent encore de nombreuses instructions supplémentaires qui laissaient à l’interprétation assez de marge pour que l’on pût aggraver ces prohibitions. Par exemple, quoique l’édit n’eût pas parlé de la presse quotidienne, il était admis dans la pratique qu’elle était également interdite. Il en était de même pour les traductions, quoique l’ukase semblât bien les autoriser. On ne pouvait non plus éditer de livres pour les enfants. On recommanda aux censeurs de se servir de tous les moyens pour restreindre en général cette littérature « à visées exclusivement étatistes ». Ils biffèrent partout le mot « Ukraine », non seulement l’expression : « la langue ukrainienne », mais aussi celle-ci : « la langue petite-russienne », car ce n’était, paraît-il, qu’un dialecte.
Il se forma tout une jurisprudence chicanière autour de ces prohibitions quelquefois grotesques ; car que ne pouvait-on pas tirer, par exemple, de cette exigence irréalisable dans la pratique, que les mots ukrainiens fussent écrits selon l’orthographe russe ? Quelques censeurs étendirent cette règle bizarre non seulement à l’orthographe phonétique, mais à la morphologie. De peur qu’on n’oubliât de se prévaloir de quelque prétexte, les manuscrits ukrainiens étaient encore soumis à une double censure, d’abord examinés par les comités locaux, ils étaient en outre envoyés au bureau central. Cela causait des désagréments sans nombre aux auteurs et aux éditeurs, les courages mal aguerris s’énervaient, bien des projets littéraires ne purent voir le jour. Néanmoins ces mesures n’atteignirent qu’à moitié leur objet, qui consistait à enrayer la propagation dans les masses des lumières et de la conscience nationale.
Le mouvement littéraire ne devait plus s’arrêter. Dans le quart de siècle qui suivit le premier arrêt de 1847–56, il n’avait fait que s’accroître et prendre de l’influence. Le tranchant des représailles s’émoussa par l’usage trop souvent répété. Cette fois encore, en 1876, il y eut des expulsions, des suspensions, on supprima des organisations — en premier lieu la Section du Sud-Ouest — mais les gens à la longue avaient fini par apprendre à s’accommoder aux circonstances. On avait « des positions préparées d’avance » — en Galicie.
En effet les relations nouées par les gens de lettres et les hommes politiques de la Grande Ukraine avec les éditeurs et les groupes galiciens en 1861–62, loin de se rompre, n’avaient pas cessé de se raffermir et même de s’étendre. La menace gouvernementale étant toujours suspendue sur les têtes, on avait pris des mesures pour y parer. Grâce aux efforts communs, fut fondée, en 1873, une nouvelle institution, « La Société Chevtchenko », à l’aide de fonds ramassés dans la Grande Ukraine. On acheta pour elle une imprimerie qui devait être un instrument de culture pour l’avenir. La revue mensuelle « Pravda », fondée à Léopol en 1867, devint l’organe commun des écrivains de la Galicie et de l’Ukraine. Plus tard elle céda la place à une revue hebdomadaire, la « Zoria ». Les Ukrainiens de Russie, privés chez eux de la possibilité d’avoir un organe qui leur appartînt, prêtaient leur concours à ces publications. Ainsi donc toutes les difficultés créées par l’ukase de 1876 eurent, entre autres résultats, de faire transporter le flambeau national sur le sol galicien où, au lieu de s’éteindre, il brûlera d’un plus vif éclat que dans le passé.