Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
V.
Développement de la vie sociale et nationale
sur de nouveaux principes.
Le long règne de Vladimir (979–1015), suivi d’une courte contestation entre ses fils, qui un moment se partagèrent son royaume, puis le règne non moins long de son fils Iaroslav (1019–1054) remplissent la période, où la réorganisation de l’état de Kiev se poursuit, sur les bases jetées par Vladimir. Le chroniqueur de Kiev caractérise cette époque de développement du christianisme de la manière suivante : « Vladimir avait préparé le sol en éclairant le pays par le baptême ; Iaroslav a semé la bonne parole au milieu des fidèles, et nous (la troisième génération), nous en recueillons les fruits en tirant profit des sciences. » Nous pourrions appliquer aussi bien cette caractéristique aux autres domaines de l’édification sociale. De même que les événements politiques de cette époque nous rappellent, tantôt les grands rois barbares de l’occident, tantôt l’âge de Charlemagne.
Les anciens écrivains de Kiev notent le changement brusque qui survint dans la façon d’agir de Vladimir dès qu’il eut reçu le baptême. Rude, sanguinaire, despote auparavant, il s’adoucit, devient compatissant envers le peuple et se soucie beaucoup plus de faire régner la paix dans le pays que d’agrandir ses domaines. Il s’entoure non seulement de chefs militaires, mais aussi d’évêques ; il appelle à sa cour les « anciens », les citoyens distingués à qui il « demande conseil en tout ce qui touche l’ordre et l’organisation de l’état ». Par exemple le chroniqueur cite les lois sur le meurtre, que Vladimir modifia et promulgua après en avoir délibéré en conseil. Tous les jours des tables somptueuses étaient dressées à la cour, que le prince fût présent à Kiev ou qu’il n’y fût pas, pour les antrustions, les fonctionnaires du palais et les citoyens de qualité. Les fêtes étaient l’occasion de fastueux banquets publics, qui duraient plusieurs jours. On préparait des centaines de jarres d’hydromel, on distribuait de l’argent aux pauvres et l’on portait à domicile une part du festin aux malades et aux infirmes.
Les anciens auteurs citent tous ces faits pour montrer l’influence exercée sur Vladimir par le christianisme, qui avait transformé un guerrier rude et sauvage en un prince plein de vertus et canonisé plus tard par l’église. Mais on ne peut douter que ce ne fût là un programme politique soigneusement suivi, qui atteignit complètement son but : rapprocher la classe guerrière du reste de la population, donner au pouvoir un solide fondement moral et en général unifier l’état. Nous en trouvons la preuve dans la tradition, qui a survécu à toutes les catastrophes politiques, passant dans la poésie populaire, inspirant même les chansons épiques de l’extrême nord, d’Archangel, et d’Olonets, nous parlant encore du « gracieux prince Vladimir, beau comme le soleil » et de ses festins journaliers.
Le principe d’un état patrimonial, introduit par Vladimir et qui s’affermit sous Iaroslav et ses descendants, apporta un autre appui moral à l’organisation de l’état. Avant Vladimir, les membres de la famille régnante étaient peu nombreux et l’on n’attachait pas grande importance au principe dynastique. Vladimir, que la légende nous représente comme très adonné aux femmes, eut un grand nombre de fils, entre lesquels il distribua ses domaines, déjà de son vivant, pour qu’ils les gouvernassent, remplaçant ainsi l’ancien système de la vice-royauté par le régime patrimonial. Les débuts n’en furent pas bien encourageants : à sa mort, ses fils commencèrent aussitôt à s’entretuer pour s’emparer de l’héritage, tout comme l’avaient fait les fils de Sviatoslav, y compris Vladimir lui-même. Mais le clergé, soutenu par la nouvelle littérature ecclésiastique, tenait beaucoup à ce système, qui imposait aux princes le devoir de se laisser guider dans leurs relations mutuelles par l’amour fraternel et l’esprit de famille. Le peuple aussi se rangeait à cette façon de voir, qui semblait lui donner des garanties contre les discordes des princes, dont il avait tant à souffrir. Ainsi au cours des temps, parallèlement avec l’expansion de la morale chrétienne dans les classes supérieures, l’idée finit par s’établir que le royaume de Kiev était le patrimoine de la dynastie du « vieux Vladimir », une propriété dans laquelle chaque membre de la famille princière avait droit à son domaine particulier, à charge de veiller, tous ensemble, à ce qu’aucune partie de ce territoire ne tombât entre des mains étrangères. Le trône de Kiev devait appartenir à l’aîné, qui, dans ses rapports avec ses frères puînés, avait le devoir de les traiter « véritablement en frères », tandis que ces derniers étaient obligés de le « considérer comme un père » et d’obéir à ses volontés. Cela va sans dire, cette constitution patriarcale ne fut pas toujours strictement observée en pratique, mais elle donnait en tous cas une idée directrice et nous en verrons les conséquences importantes dans la suite.
Cet ensemble de principautés était régi par les lois et décisions prises par le prince aîné de Kiev « dans la douma » ou conseil comprenant, outre les autres princes du sang et boïards, les évêques et les anciens de la population. Nous en avons déjà rencontré un exemple. Le plus ancien recueil d’arrêts et décisions est connu sous le nom de « Droit russe de Iaroslav ». C’est un compendium analogue aux leges barbarorum de l’Europe occidentale ; il s’agit surtout de lois pénales, de mesures protectrices en faveur du prince et de ses gens. La première partie porte un tel caractère d’ancienneté qu’il faut l’attribuer à l’époque de Iaroslav ou de Vladimir. C’est aussi à Iaroslav qu’appartient la fixation du taux d’une contribution, que l’agent du prince ou ses aides ont le droit de lever sur la population au cours de leurs tournées périodiques. Il fallait défendre les sujets contre les agents du fisc dont la rapacité était déjà un thème favori de la littérature de l’époque. A cette partie primitive ont été faites de nouvelles additions provenant évidemment des fils et petit-fils de Iaroslav et de la pratique judiciaire postérieure.
Ces lois et arrêtés de Kiev furent considérés comme les règles de la procédure judiciaire dans les autres parties du royaume : les historiens du droit reconnaissent aussi dans les monuments législatifs et les arrêtés judiciaires des contrées de la Russie blanche et de la Moscovie les mêmes principes, qui se trouvaient déjà dans les compilateurs anonymes de la législation de Kiev des XIIe et XIIIe siècles, qui conserve toujours le nom de « Droit russe ». Ainsi Kiev donna des lois à toute l’Europe orientale, et cela pendant une longue suite de siècles.
Mais ce fut surtout l’église qui constitua le plus ferme pilier de la domination de Kiev et dont l’action contribua le plus à cimenter les diverses parties du royaume. Iaroslav s’était appliqué à doter le mieux possible l’archevêché de Kiev : il bâtit dans sa capitale la cathédrale de Sainte Sophie (vers 1035), un monument de l’art byzantin des plus précieux, qui, avec ses mosaïques, ses fresques et ses sculptures, nous a été conservé jusqu’à aujourd’hui. Le métropolite restera pendant trois siècles le chef spirituel du royaume, c’est-à-dire de toute l’Europe orientale, ne dépendant de Constantinople qu’au point de vue strictement canonique. Indépendamment du clergé séculier, se fonde à Kiev, vers le milieu du XIe siècle, le monastère devenu célèbre plus tard sous le nom de monastère des cavernes (Petcherska Lavra), qui sera une pépinière pour le clergé régulier et où se recrutera la hiérarchie de toute l’Europe orientale. Après s’être concerté avec le métropolite, le prince nommait aux évêchés vacants dans les provinces et les « hégoumènes » (abbés) de Kiev conservaient ainsi dans la hiérarchie l’influence du clergé de la capitale, de même que l’unité de la dynastie et de l’aristocratie boïarde maintenait l’unité dans l’administration civile. Ayant importé de Byzance le principe d’une étroite union entre l’église et l’état, dans laquelle, en échange de son patronat, l’église offrait au souverain ses services, le clergé s’évertuait à relever le prestige de son patron immédiat, le prince local et celui du souverain de Kiev, travaillant ainsi à l’affermissement du système et à la consolidation de l’unité nationale.
Pendant ce temps l’élément scandinave avait cessé de jouer un rôle dans la formation de l’état. Au XIe siècle nous ne rencontrons plus que quelques émigrants du nord isolés, qui se fondent bientôt dans l’élément slave. En général il est difficile de savoir quelle a été l’influence exacte de l’élément scandinave sur la civilisation de Kiev. Les savants qui se sont occupés de cette question sont portés à croire qu’elle n’a été ni profonde, ni persistante. En tous cas, à l’époque de Vladimir et de Iaroslav, c’était bien l’élément slave qui créait la civilisation de Kiev et organisait le royaume d’après la tradition politique, venue de Byzance.
Et il s’agissait bien là avant tout de ces populations que nous appelons aujourd’hui ukrainiennes. Le peuple ukrainien moderne est sorti, sans aucun doute, par une évolution continue, des unités ethnographiques, qui peuplaient aussi le triangle formé par les trois capitales d’alors : Kiev — Pereïaslav — Tchernihiv. L’hypothèse émise par quelques savants que l’ancienne population de ce territoire aurait émigré vers le nord aux XIIIe et XIVe siècle, par suite de revers subis dans la steppe et que le bassin du Dniéper aurait été à nouveau colonisé par des émigrés venant de l’Ukraine occidentale (Galicie actuelle), ne repose sur aucun fondement. L’élément indigène, s’appuyant sur la zone boisée, y est resté fermement implanté et la frontière septentrionale actuelle des dialectes ukrainiens nous démontre clairement cette stabilité et cette perpétuité de la colonisation ukrainienne. L’organisation de l’état de Kiev et sa civilisation furent donc avant tout l’œuvre des tribus ukrainiennes. Mais elles s’étendaient bien au delà du territoire de ces tribus.
En fait, sous Vladimir, le royaume de Kiev était très étendu. Un document de la chancellerie pontificale en trace les frontières ainsi qu’il suit : au nord-ouest elles sont voisines de la Prusse, au sud-ouest elles passent « près de Cracovie ». Au nord Novogorod, Rostov et Mourome sont les capitales des apanages des fils de Vladimir ; au sud-est elles embrassent Tmoutorokhan ou Tamatarque, l’ancienne Phanagorie. Les tribus des slaves orientaux ne s’étant pas encore beaucoup différenciées entre elles, toutes s’accommodent aisément aux usages de Kiev et participent à l’expansion de sa civilisation. Elles se considèrent comme faisant partie de la Russie au sens large, elles en adoptent non seulement les lois mais la langue et la littérature. Cela leur fait une conscience commune, tout ainsi bien aux Ukrainiens, qu’aux Ruthènes blancs et qu’aux Grands Russes. Mais les gens de Kiev exercent une influence souveraine sur tout le système, ce sont eux les promoteurs de la civilisation et ils seraient bien étonnés, s’ils pouvaient prévoir qu’un jour les colons slaves de Novogorod et de Rostov contesteraient à leurs descendants le droit de se considérer comme les héritiers de la tradition kiévienne.