Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
III.
Royaume de Kiev.
Kiev, situé sur une hauteur, qui domine le Dniéper, un peu en aval de son confluent avec la Desna, avait une situation très favorable au commerce dans un temps où les rivières étaient les principales voies de communication. Son importance en tant que centre commercial, politique et militaire devait dater de très loin, puisque lorsque ses chroniqueurs se mirent à y rassembler des renseignements sur les débuts de sa vie politique et de sa dynastie, ils ne purent guère recueillir que de simples légendes. Ils racontent que Kiev tirerait son origine d’un bac établi à cet endroit sur le Dniéper et dont le passeur aurait porté le nom de Kyï ; d’autres récits prétendent que Kyï était un prince de la tribu des Polianes établis dans cette contrée, qui y aurait bâti le premier un château fort.
Les premiers princes de la dynastie de Kiev, sur lesquels des informations certaines nous soient parvenues, vivaient dans la première moitié du Xe siècle : c’étaient le prince Igor et son épouse Olga, qui avait reçu le baptême au milieu du IXe siècle. De leur mariage naquit le prince Sviatoslav, dont le fils Vladimir christianisa le pays, organisa l’église et donna l’élan à la vie intellectuelle et par conséquent à la littérature. Il y avait eu avant Igor un prince Oleg, qui a gardé dans la littérature un renom de prince sage et tant soit peu magicien (dans les « bylines » il est appelé « Volga », nom analogue à celui de la princesse Olga « princesse sage »). Mais on ne sait quels étaient ses liens avec la dynastie. Probablement nous nous trouvons là en face d’une pure conjecture émise par l’un des rédacteurs de la chronique de Kiev, qui prétend que le prince Igor était fils du Varègue Rurik, prince de Novogorod : Igor avec son oncle Oleg seraient venus à Kiev avec des Varègues-Russes et auraient conquis le pays. Des traités passés par Oleg et Igor avec Byzance, en 907, 911 et 944, qui sont tombés sous les yeux d’un des rédacteurs postérieurs de la chronique de Kiev, confirment en effet que ces princes étaient bien souverains à Kiev, qu’ils se faisaient appeler « princes russes » et que dans leur entourage on trouvait beaucoup de noms scandinaves. C’est évidemment ce qui a donné au chroniqueur l’idée d’attribuer aux Russes et à la dynastie de Kiev une origine scandinave, et comme le nom de Russe n’était connu ni en Suède, ni en Scandinavie en général, le chroniqueur s’est vu obligé d’affirmer que Rurik, en se rendant chez les Slaves, avait emmené avec lui « tous les Russes ».
Quelle que soit l’origine de cette appellation, elle désignait aux IXe et Xe siècles cette caste militaire en même temps que commerçante, qui dominait à Kiev, qui assujettissait peu à peu les pays slaves voisins, trafiquait des esclaves et des produits qu’elle percevait en qualité de tributs sur les contrées qui lui étaient soumises. C’est à Kiev et à ses environs, le pays des Polianes, que l’on donnait le nom de Russie. C’est là un fait bien établi, qu’on explique cette dénomination comme on voudra, qu’elle ait été importée par des étrangers appelés russes ou qu’elle fût une appellation locale adoptée par les troupes des Varègues. Naturellement à mesure que les princes de Kiev étendaient leurs conquêtes sur les Slaves méridionaux — que nous considérons aujourd’hui comme Ukrainiens — et sur les Slaves septentrionaux — Ruthènes blancs et Moscovites — le nom de Russie était adopté par les pays conquis, qui le considéraient comme une appellation politique et jusqu’à un certain point nationale. Mais au sens restreint elle s’appliquait exclusivement, entre le XIe et le XIIIe siècles, à la contrée de Kiev[3].
[3] Une remarque caractéristique c’est que le chroniqueur nous présente le pays de Novogorod comme la première base de l’expansion des Russes scandinaves dans le monde slave. Mais pour les gens du pays de Novogorod la « Russie » c’était Kiev et l’Ukraine, par opposition à leur propre contrée. Ceci rend l’hypothèse du chroniqueur bien chancelante.
Les Russes sont mentionnés pour la première fois dans les documents grecs du commencement du IXe siècle, à l’occasion des expéditions militaires qu’ils entreprirent, soit pour se procurer du butin, soit pour entamer des relations commerciales, vers les cités byzantines du littoral de la Mer Noire. Il est probable que c’est à cause de ces expéditions que l’empereur grec se vit forcé dans les environs de 835 d’entamer des négociations avec les princes russes. Les annales carolingiennes nous disent en passant qu’en l’année 839 l’empereur de Byzance envoya des ambassadeurs russes à Louis le Débonnaire, afin qu’ils pussent retourner chez eux en faisant ce détour, parce que la route directe leur était barrée par quelque horde hostile. Mais peu de temps après, les expéditions russes se renouvellent et, en 860, Constantinople elle-même faillit tomber entre leurs mains. Le gouvernement grec dut se mettre en frais pour établir des relations amicales avec les Russes : on leur envoya des ambassadeurs munis de riches présents et des missionnaires, conduits par un évêque, qui en baptisèrent un grand nombre.
L’expédition de 860 est le premier fait historique, touchant la Russie, que les compilateurs de Kiev du XIe siècle aient trouvé dans les sources byzantines. Ils notèrent que c’était à partir de ce moment que « les pays russes » furent connus et sans hésiter donnèrent pour chef à cette expédition les princes de Kiev, Ascold et Dir, dont les tombeaux gardaient encore vivant le souvenir. Il est curieux que le chroniqueur n’eût pas la moindre idée d’un autre centre russe. De même il faut noter qu’Ascold s’étant fait connaître par ses vertus chrétiennes, on éleva une église sur son tombeau. Ceci évoque à la mémoire le succès des missionnaires byzantins de 860, auquel on rattache la mission chez les Khozares de Constantin-Cyrille, l’apôtre des Slaves[4].
[4] Un détail curieux permet de situer avec certitude l’état « russe » du IXe siècle en Ukraine : le prince des russes en 839 s’attribue le titre de Khakan (autre forme de Kahan) qui est le titre des souverains Khozares. Hilarion, dans le panégyrique qu’il a fait de Vladimir le Grand, lui donnera plus tard cette qualification, que porteront dans les documents postérieurs les divers princes de l’Ukraine. C’est là un témoignage de l’influence des Khozares sur l’Ukraine et sur le pouvoir des princes russes qui se développait dans un pays où leur action se faisait sentir.
Les sources étrangères — grecques, latines, arabes, arméniennes, hébraïques — font surtout mention de ces Russes à propos des expéditions qu’ils entreprirent en Crimée, en Asie mineure, sur le littoral de la Caspienne, en quête de butin. Les chroniqueurs de Kiev prêtent particulièrement leur attention à l’expansion du pouvoir et de l’influence de leurs princes sur les Slaves et autres tribus voisines. Mais les débuts de ce mouvement dataient déjà de trop loin pour qu’ils pussent nous en donner des renseignements précis dans son stade primitif.
Il est hors de doute que, déjà au IXe siècle, les princes de Kiev étaient maîtres du Dniéper et de ses ramifications vers le nord, qu’ils appelaient « route de chez les Varègues jusque chez les Grecs ». Et cette dénomination était exacte, en fait, depuis la fin du Xe siècle et le fut surtout au XIe siècle, alors que les troupes Varègues prenaient habituellement ce chemin, pour se rendre à Byzance, où elles s’engageaient dans la garde impériale, dont elles formaient le plus fort contingent. D’après les chroniqueurs, c’est le prince légendaire Oleg, qui se serait rendu maître de la voie du Dniéper, ce qui prouve qu’ils n’en savaient rien de certain. De son temps les princes de Kiev commandaient les voies terrestres et fluviales, qui menaient à l’est à travers les contrées habitées par les Slaves et les Finnois jusqu’à la Volga ; là se trouvaient dans les villes du pays les gens d’Oleg. Les traités que ce dernier conclut avec Byzance font mention des « très hauts et sérénissimes princes » et des « puissants boïards » qui sont soumis à sa domination. Un traité d’Igor en énumère une vingtaine. C’était donc une organisation politique assez importante, assez lâche, peu centralisée, dont l’union était maintenue par les garnisons « russes » et par les visites périodiques des princes, mais qui, traitée avec énergie, pouvait fournir au pouvoir central des armées et des moyens matériels considérables.
Le traité byzantin sur l’administration de l’empire, qui porte le nom de Constantin Porphyrogénète, nous donne des informations sur la pratique administrative du royaume de Kiev, aux environs de 940, l’époque d’Igor. Au mois de novembre, les princes à la tête de tous les russes, sortent de Kiev et se rendent « en poludie » pour percevoir les tributs annuels, que doivent leur payer les contrées slaves de Novogorod, les Derevlianes, les Dregovitches, les Krivitches (les Ruthènes blancs d’aujourd’hui), les Siverianes et autres peuplades, qui leur sont soumises. Ils y établissent leurs quartiers d’hiver, et au mois d’avril, quand le Dniéper dégèle, ils rentrent à Kiev. De là ils expédient en bateaux par le fleuve et la Mer Noire sur le marché de Constantinople les marchandises et esclaves recueillis. Les Russes de Kiev, leur boïards et leurs princes sont en même temps des guerriers et des commerçants. Ce sont les intérêts de leur commerce qui gouvernent leur politique : les voies fluviales de l’Europe orientale, gardées par leurs garnisons, constituent la charpente de leur domination, dont les résultats se traduisent en un substantiel profit commercial.