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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XIV.
L’expansion polonaise en Ukraine.

Pendant les deux siècles, qui s’écoulèrent depuis l’acte de Krevo, en 1385, jusqu’à ceux de Lublin en 1569, l’envahissement de l’église catholique, de la colonisation, de la législation et de la civilisation germano-polonaises[7], produisit de grands changements dans l’organisation des pays ayant appartenu auparavant au grand-duché de Lithuanie.

[7] J’emploie à dessein ce double terme, parce que la Pologne des XIVe et XVe siècles et même celle du XVIe et du commencement du XVIIe siècle, bien qu’elle fût politiquement en lutte contre l’invasion allemande, n’en fut pas moins l’intermédiaire par lequel la civilisation, la législation et la colonisation allemandes se répandirent vers l’est. Les villes et les villages polonais furent réorganisés sur les principes des lois de Saxe (droit de Magdebourg) ; la colonisation allemande s’y établit (les villes les plus importantes étaient allemandes sans en excepter Cracovie et Léopol, surtout au XIVe siècle). Les artistes et les artisans étaient des émigrés d’Allemagne, des descendants d’émigrés ou étaient fournis par la population juive germanisée. Aussi dans sa marche vers l’orient la Pologne se sert-elle de cette organisation germanique. Ce n’est qu’aux XVIe et XVIIe siècles que la bourgeoisie commence à se poloniser et que les mœurs polonaises prennent un caractère vraiment national.

Les princes de la famille d’Iagaïl et l’aristocratie catholique lithuanienne, le nouveau clergé catholique, aussi bien que les grandes colonies organisées dans les villes d’après le droit allemand, tous avaient intérêt à ce que leur pays adoptât autant que possible le régime de la Pologne, où la noblesse jouissait de grands privilèges, où les colonies allemandes florissaient et où le clergé catholique exerçait une influence sans bornes. Sans doute, à l’époque des actes de Lublin les pays ukrainiens et blanc-russiens avaient déjà senti l’ascendant de la législation et de la civilisation polonaises, alors en pleine période de développement et il est probable qu’avec le temps, ils l’auraient éprouvé davantage. Mais l’incorporation directe, en 1569, fit tomber toutes les barrières, de même qu’elle abolissait de droit toutes les restrictions qui frappaient les citoyens polonais, résidant dans le grand-duché. Et cela eut des conséquences considérables pour la vie même du pays.

Maintenant c’est au roi qu’il appartient de distribuer les terres et de nommer aux emplois dans les pays de Volhynie, de Kiévie, de Bratslav et au delà du Dniéper, sans qu’il ait à faire de distinctions entre les Polonais et les indigènes. Il usera très largement de ce droit, surtout en Ukraine orientale, car, en Volhynie et dans la zone boisée de la Kiévie, il y avait une puissante classe de nobles locaux déjà en possession, tandis que le reste de la Kiévie et les contrées plus orientales avaient été dépeuplées par les dévastations tartares à la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle. Ce n’est que dans la seconde moitié de ce siècle que la colonisation pourra reprendre ici, grâce à l’organisation militaire des cosaques, qui protégeront le pays contre les hordes. Des pays occidentaux arriveront en foule les paysans ukrainiens, cherchant des terres exemptes de servage et ils y constitueront la nouvelle population agricole. Mais, à l’époque dont nous parlons, une grande partie des terres étaient considérées comme sans maîtres, ou bien leurs possesseurs étaient trop faibles pour pouvoir les disputer aux hauts fonctionnaires ou aux magnats polonais, qui envoyaient leurs agents s’en emparer en vertu d’un privilège octroyé par le roi.

Aussi après 1569, tous ces favorisés s’empressent-ils de se faire allouer les terres dites « vacantes » et à se faire donner les emplois administratifs et les domaines qui en dépendent. A défaut de noblesse indigène les rois peuvent en investir des personnes d’origine polonaise. De cette façon, dans le courant d’un demi-siècle, cet immense pays très riche et très fertile qu’était l’Ukraine orientale, se trouva aux mains des magnats polonais. C’est un nouveau monde polonais qui se crée, où la noblesse emploie toute son énergie à exploiter toutes les richesses naturelles et à faire rendre son maximum au travail de la population. Cela joua un rôle prépondérant dans la politique de la Pologne à la fin du XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle.

De son côté, l’aristocratie ukrainienne — surtout en Volhynie, où elle se trouvait la plus nombreuse — jalouse de jouir des privilèges, qui lui avaient été accordés par l’acte de 1569, s’empressa de s’adapter à la vie polonaise. Les grandes familles, les simples nobles et même la bourgeoisie se hâtèrent de faire élever leurs enfants dans les écoles polonaises pour qu’ils puissent y acquérir les connaissances nécessaires aux carrières qui leur étaient ouvertes par la nouvelle organisation. A cette époque les jésuites établissaient leur renom d’éducateurs, aussi leurs écoles se remplissent-elles de jeunes ukrainiens. Des collèges se fondent même en Ukraine, pour accéder aux désirs des classes supérieures. Une fois leurs études achevées, les jeunes nobles sont envoyés à la cour du roi ou de quelque grand seigneur pour s’y faire aux belles manières et nouer des amitiés, qui les pousseront dans leur carrière. Pour les mêmes motifs, l’aristocratie ukrainienne cherche à s’apparenter avec les grandes familles polonaises, ou appellent à leur service, comme agents ou secrétaires, des petits nobles de Pologne. En un mot ils se modèlent en tout et pour tout sur les cours polonaises.

Dans les villes, grandes et petites, on introduisait l’organisation germano-polonaise, quelque peu modifiée par la pratique locale, qui mettait la direction municipale entre les mains des catholiques, ou tout au moins leur assurait la prépondérance. On sait que ce droit avait pour base le droit saxon (de Magdebourg), refondu dans une nouvelle version par les juristes polonais au XVIe siècle et appliqué dans la langue du pays. Ainsi sous l’influence de la pratique la vie locale se polonisait.

Il faut ajouter que le gouvernement et les grands seigneurs polonais faisaient tous leurs efforts pour propager dans les pays nouvellement incorporés la religion catholique, bâtissant des églises et des monastères pour légitimer en quelque sorte devant leur conscience les violences qu’ils commettaient en son nom. Car, c’est à cette époque de violente réaction catholique, que le roi Sigismond III Vasa, élève des jésuites et entièrement dévoué à leur cause, employait tous les moyens pour convertir la population orthodoxe ou tout au moins pour réunir les deux églises.

N’oublions pas non plus que c’était alors l’âge d’or de la civilisation polonaise. Le mouvement de la réforme lui insufflait une énergie créatrice, qui se manifesta, en particulier, dans l’épanouissement d’une littérature, aux traits pleins de noblesse, ce qui ne contribua pas le moins à lui attirer les sympathies de l’aristocratie dans les pays nouvellement incorporés.

On comprendra donc facilement le changement rapide d’aspect que subit l’Ukraine centrale et orientale au cours du demi-siècle, qui suivit les actes de 1569. Elle était menacée de ce qui était arrivé à l’Ukraine occidentale deux siècles auparavant.

Les mœurs des hautes classes, l’administration, la législation, la vie intellectuelle se polonisent très vite. Les grands emplois, la propriété, l’administration des villes se trouvent entre les mains de l’élément polonais ou polonisé, qui inonde le pays de ses agents et d’israélites. Ces derniers manifestent surtout leurs qualités en tant que fermiers des impôts ou monopoles sur les boissons spiritueuses, les douanes, les moulins, etc. Les grandes familles — comme les Ostrogsky, les Vichnevtsky, les Khodkevitch, etc. — qui étaient naguère les plus fermes soutiens de la vie nationale et de l’église orthodoxe, se montrent maintenant les protecteurs du catholicisme et de la polonisation. Le rôle de religion d’état est dévolu à l’église catholique et à l’église uniate, tandis que les orthodoxes sont exposés aux persécutions qui frappent les « dissidents ». La vie nationale ukrainienne est refoulée dans les classes inférieures, que les Polonais ont placées sous un régime insupportable.

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