Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXIII.
Divergences avec la Moscovie. Essais
de séparation.
Les pourparlers engagés avec la Moscovie, au mois de mars 1654, pour fixer dans les détails les obligations contenues dans la brève formule adoptée à Péréïaslav, révélèrent une complète divergence de vues dans l’esprit des deux contractants.
Les envoyés ukrainiens formulèrent leur façon d’envisager la chose : indépendance complète de l’Ukraine sous le protectorat du tzar ; convention militaire entre les deux parties. Le gouvernement du pays devait rester entre les mains des autorités élues en Ukraine : chefs de cosaques, fonctionnaires municipaux, hiérarchie ecclésiastique. Telle était l’organisation politique qui convenait à un peuple libéré.
D’ailleurs l’hetman de « l’armée Zaporogue » avait pris, de fait, la place d’un chef d’état. Les colonels cosaques étaient les véritables gouverneurs des « régiments » ou territoires qui se divisaient l’Ukraine et dans lesquels ils commandaient non seulement les cosaques, mais aussi la population paysanne, dont c’était le devoir de maintenir le régiment. Les municipalités, les communautés religieuses et la noblesse privilégiée étaient elles aussi sous le protectorat et le contrôle du colonel. Les régiments se subdivisaient en sotnia avec un centurion à la tête. Enfin dans les communes les chefs cosaques de concert avec les maires, choisis par la population civile, administraient les affaires.
C’est cette organisation en cercles, à la fois militaires et politiques, qu’on désirait compléter, mettre au point et étendre sur toute l’Ukraine, voire même au territoire blanc-russien, qui semblait bien faire partie de la « Petite Russie » — à tout le ressort du métropolite de Kiev.
Mais les desseins du gouvernement russe étaient tout autres. L’union devait être, selon lui, le commencement d’une incorporation réelle à la Moscovie, à titre de simples provinces, de toutes les contrées de l’ancien royaume de Kiev, qui restaient encore sous la suzeraineté de l’état lithuano-polonais.
En Ukraine même, il consentait à reconnaître l’autonomie de l’armée cosaque, mais les autres couches de la population devaient dépendre immédiatement du tzar, l’église ukrainienne se soumettre au patriarche de Moscou, les impôts être établis et perçus par les agents du fisc moscovite, etc. On était prêt à faire quelques concessions d’un caractère provisoire eu égard à la personne de l’hetman Chmelnytsky, mais on ne voulait point entendre parler de sanctionner constitutionnellement l’état de choses créé en Ukraine par les guerres de l’indépendance.
L’opposition entre les tendances centralistes et autocratiques de la Moscovie et les visées autonomes et républicaines des Ukrainiens se fit déjà sentir dans la réponse du tzar aux « articles » présentés par les envoyés. Il faisait sur certains points des concessions considérables (ainsi l’hetman conservait le droit d’entretenir des relations avec les puissances étrangères) mais, en général, l’autonomie de l’Ukraine était réduite le plus possible. L’hetman en fut si peu satisfait qu’il tint ce document secret, comme il l’avait fait auparavant pour le traité de Zborov.
Ces divergences se manifestaient encore davantage dans la pratique. Les voïvodes moscovites, qui avaient amené en Ukraine les troupes de renfort depuis longtemps désirées, refusèrent de se placer sous le commandement de l’hetman et conservèrent leur liberté de mouvement. Sans demander son autorisation, ils édifièrent à Kiev leur propre forteresse, ne se souciant d’aucune autorité ou de droits acquis et y tinrent garnison sans vouloir reconnaître aucun pouvoir supérieur. De pareils voïvodes allaient paraître dans d’autres villes.
Les troupes, envoyées au secours de l’hetman pour délivrer les pays ukrainiens occidentaux du joug de la Pologne, s’appliquèrent à soumettre ces contrées à la suzeraineté immédiate du tzar, de sorte que Chmelnytsky jugea nécessaire d’en finir le plus tôt possible avec cette expédition. En Russie Blanche, où les voïvodes opéraient de concert avec les cosaques, ils ne permirent pas à ces derniers d’y établir leurs organisations habituelles, mais insistèrent pour que les pays occupés passassent immédiatement sous l’administration des autorités moscovites.
Le mécontentement qui en résulta, poussa les chefs politiques ukrainiens à chercher ailleurs un autre appui, puisque le tzar se montrait beaucoup trop exigeant pour un allié et protecteur. La Suède et la ligue protestante dont elle faisait partie : Transylvanie-Brandebourg-Suède, semblaient être des alliés tout désignés. Les cosaques avaient déjà eu anciennement des relations avec la Suède, qui avait essayé de les gagner pour entreprendre des opérations communes pendant les nombreuses contestations dynastiques et territoriales que ce pays avait eues avec la Pologne. Aussi Chmelnytsky décida-t-il de s’aboucher avec le gouvernement suédois, mais il n’y réussit guère tant que régna la reine Christine, peu encline à s’immiscer dans les affaires de la Pologne. Au contraire, son successeur Charles X, dès son accession au trône (1654), décida de profiter des difficultés qui résultaient pour la Pologne de sa guerre avec l’Ukraine. Il fit proposer à Chmelnytsky d’agir de concert, lui conseillant de ne point avoir confiance en la Moscovie, mais plutôt de rompre avec elle, car le régime autocratique du tzar ne tolérerait jamais qu’un peuple libre vécût sous sa suzeraineté, qu’il était incapable de tenir ses promesses et qu’en conséquence les cosaques marchaient à l’assujettissement.
Au premier abord les Ukrainiens montrèrent peu de penchant à renoncer définitivement à leur alliance avec la Moscovie qui leur avait coûté tant de peines à obtenir et Chmelnytsky essaya au début de persuader Charles de ne pas rompre avec la Moscovie et de ne pas obliger l’Ukraine à le faire. Évidemment l’idée des hommes politiques ukrainiens était de faire de leur pays un état neutre sous la protection de la Moscovie, de la Suède, et peut-être aussi de la Turquie, avec qui Chmelnytsky, après avoir prêté serment à la Moscovie, avait renoué les anciennes relations. Mais était-ce possible de rester longtemps neutre entre la Moscovie et la Suède ? Il fallut choisir.
Quand les Suédois, favorisés par la chance, se furent emparés de tout le nord de la Pologne, celle-ci employa tous les moyens pour amener une guerre entre la Moscovie et la Suède. On fit briller aux yeux du tzar l’espoir d’être élu roi de Pologne et d’accroître ainsi considérablement ses états. De cette façon on parvint à signer un armistice avec la Moscovie qui, sans régler définitivement ses rapports avec la Pologne, entra en guerre contre la Suède. Toutes ces négociations s’étaient passées à l’insu du gouvernement ukrainien, qui ressentit comme une offense cette paix conclue avec son ennemie derrière son dos.
Les Polonais, assurés de ce premier succès, entamèrent avec Chmelnytsky des pourparlers pour annexer l’Ukraine, tout en promettant de laisser au pays une autonomie complète. Mais il eût été dangereux d’accepter une pareille proposition en raison des sentiments qui régnaient dans les masses ukrainiennes envers la Pologne. Une alliance étroite avec la Suède paraissait au contraire d’autant plus désirable que l’éloignement de ce pays excluait toute prétention de sa part à un pouvoir immédiat sur l’Ukraine. Il fallait donc s’attacher à cette alliance, même au prix d’une rupture avec la Moscovie. Au dire de Vyhovsky, le successeur de Chmelnytsky, ce dernier aurait considéré comme inévitable, déjà en automne 1656, cette rupture avec la Moscovie, à cause des prétentions exagérées du tzar.
On tâcha donc de s’entendre sur les bases suivantes : le roi de Suède acceptait le protectorat de l’Ukraine, assurait l’intégrité de son territoire, garantissait l’indépendance de ses habitants « comme celle d’un peuple libre et ne dépendant de personne », promettant d’obliger la Pologne à reconnaître la liberté et l’indépendance de « l’Armée Zaporogue », c’est-à-dire le pouvoir de l’hetman, et l’étendue de son autorité sur l’Ukraine occidentale, pour mieux dire sur tout le territoire ethnographique ukrainien[18].
[18] Le projet de ce traité a été publié, d’après les documents conservés dans les archives de l’état suédois, dans les « Archives de la Russie du Sud-Ouest » p. III v. VI.
L’Ukraine devait combiner avec la Suède et la Transylvanie ses opérations militaires dont le but était d’amener le partage de la Pologne. Les premiers mois de l’année 1657 virent le début de ces opérations. Elles manquèrent de coordination. De plus la Pologne, ayant décidé les Tartares à faire une descente en Transylvanie, put battre en déroute les troupes transylvaniennes. Même dans l’armée cosaque il ne manquait pas de voix contre cette campagne, qui menaçait de tout briser avec Moscou : Chmelnytsky était alors gravement malade et l’on appréhendait que sa disparition ne fît surgir de nouvelles complications.
Chmelnytsky, en effet, ne tarda pas à mourir, le 27 juillet 1657, laissant le pouvoir entre les faibles mains de son fils, Georges, jeune homme dépourvu de toute autorité, qu’il avait fait reconnaître d’avance à l’armée comme son successeur. D’ailleurs, les chefs militaires le remplacèrent bientôt par une de leurs créatures, le chancelier de l’armée, Vyhovsky, ce qui fit une fort mauvaise impression sur un grand nombre de cosaques pénétrés de sentiments démocratiques. Dans la crise politique qui régnait alors de pareilles dissensions étaient dangereuses.
Pour faire face aux prétentions formulées par la Moscovie : soumission de l’église ukrainienne, installation de garnisons moscovites dans les villes de l’Ukraine, paiement des impôts aux agents du tzar — les Ukrainiens au pouvoir continuaient leurs pourparlers avec la Suède. Mais juste à ce moment ce pays, attaqué par le Danemark, interrompait sa campagne dans l’est, et, après la mort de Charles X, concluait formellement des traités de paix avec la Pologne et la Moscovie.
Le gouvernement de Vyhovsky se trouva en si mauvaise posture, qu’il ne voyait plus le moyen d’arriver avec Moscou à un arrangement nécessaire pour subjuguer ses adversaires. Le parti qui lui était opposé voulut obtenir lui-même l’aide du gouvernement moscovite, et celui-ci, point du tout fâché d’une division qui favorisait sa propre politique, resta neutre.
Pour mettre fin à cette situation, Vyhovsky, de son propre mouvement et sans s’inquiéter des intentions de Moscou, appela à son aide les Tartares, battit ses adversaires politiques et mit à la raison leurs partisans. Mais, jugeant impossibles ses relations avec la Moscovie, il pensa ne trouver son salut qu’en acceptant les propositions faites depuis longtemps par la Pologne au gouvernement ukrainien.
Au cours de son expédition contre ses ennemis politiques au delà du Dniéper, il signa à Hadiatch, le 6 (16) septembre 1658, avec la mission polonaise, le traité d’union, qui a porté depuis le nom de cette ville, par lequel l’Ukraine retournait sous la suzeraineté du roi de Pologne, mais non pas à titre de province, mais en qualité d’état demi-autonome sous le nom de « Grand-duché Russe », sur le modèle du « Grand-duché de Lithuanie ». Ce nouveau grand-duché, comprenant les palatinats de Kiev, de Braslav et de Tchernyhiv[19], devait avoir ses ministres propres, son armée, ses finances et même le droit de frapper monnaie. D’autre part, il n’aurait qu’une diète commune avec la Pologne. A sa tête serait un hetman élu par les classes supérieures de la population, ou pour mieux dire nommé par le roi sur une liste de candidats présentée par les états.
[19] Quelques mois plus tard il adressa à la diète polonaise un amendement supplémentaire, qui probablement n’avait pas été accepté par les délégués polonais par suite de l’insuffisance de leurs pouvoirs, demandant que dans le Grand-Duché Russe soient aussi compris les pays ukrainiens occidentaux. Mais cet amendement ne fut pas adopté.
Le gouvernement ukrainien adressa aux puissances de l’Europe un manifeste, dans lequel il exposait les motifs de sa rupture avec la Moscovie. Une agitation intensive fut menée dans la population par les partisans de l’autonomie ukrainienne contre la politique moscovite. On en exposait le danger, accusant entre autres la Moscovie de vouloir agir en Ukraine tout comme dans la Russie Blanche, de vouloir déporter des citoyens ukrainiens en Moscovie et en Sibérie, de vouloir enlever des membres du clergé ukrainien pour les remplacer par ses créatures, etc. Vyhovsky essaya aussi de chasser de Kiev la garnison du voïvode et ne put y parvenir.
A Moscou, on prit connaissance du traité d’union et, pour le briser, les voïvodes furent chargés de proposer des concessions importantes à Vyhovsky, mais celui-ci, considérant le changement comme irrémédiable, n’en continua pas moins sa politique d’union avec la Pologne.